J'ai laissé passer quelques années
avant de rouvrir un roman de Jasper Fforde. J'avais été
enthousiasmée par la lecture de « L'affaire Jane Eyre »,
aussi avais-je un peu peur de ne pas être conquise par
« Délivrez-moi ! ».
La crainte a disparu dès les premières
lignes du roman et j'ai retrouvé, avec un réel plaisir, notre
Thursday Next citoyenne, non plus britannique, mais galloise puisque
le Royaume Uni ne l'est plus.
L'affreux et odieux Achéron Hadès est
toujours enfermé dans sa prison littéraire, le monde de Thursday
est toujours aussi décalé et empreint par la littérature.
Thursday est jeune mariée, heureuse en
ménage avec Landen et toujours affublée de son dodo de compagnie.
Cette fois, le dodo a une marotte : il couve un œuf. Ce n'est
certes pas le nœud de l'intrigue, cependant le détail est récurrent
et questionne le fait établi suivant : les espèces disparues
recréées par la magie de la science ne peuvent se reproduire. Ainsi
en est-il pour les Néanderthaliens. Cela vaudra-t-il pour les
dodos ?
Thursday est appelée pour authentifier
une pièce de Shakespeare exhumée d'une bibliothèque privée :
« Cardenio » réapparaît. Or il est nécessaire de
s'assurer de l'authenticité de la pièce disparue. Le service
d'enquête de Thursday a pour mission de traquer les plagiats et les
faux, de démasquer les faussaires de tout poil et de verbaliser les
comédiens prenant un peu trop de liberté avec les textes de
Shakespeare. Il est loin d'être aisé de ne pas se perdre dans le
dédale des sectes issues des querelles au sujet de l'identité
exacte de l'auteur Shakespeare : quand les « baconiens «
ou les « marlowiens » s'invitent sur la scène politique,
ce peut être un vrai boulevard pour une personne mal intentionnée
en quête de pouvoir absolu.
L'enquête, qui aurait pu, qui aurait
du se dérouler selon une routine bien établie, dérape en une
course-poursuite contre le Temps afin de sauver le monde d'une
catastrophe imminente. Il s'agit, rien de moins, que d'éviter la fin
du monde.
Notre détective de choc a à peine
quinze jours pour trouver le moment M du petit fait F à l'origine de
l'horreur à venir.
Il s'en passera des événements
jusqu'au dénouement final ! Le Portail de la prose ?
Disparu avec le départ en retraite, et plus exactement la fuite dans
le Temps pour se réfugier à l'époque victorienne, de l'oncle
Mycroft – j'ai toujours envie d'ajouter le -s car c'est tellement
tentant!- Mais doit-on se laisser assujettir par des machines ou des
programmes ? Que nenni, l'être humain est capable de prouesses
libératoires s'il accepte de suivre un apprentissage pas comme les
autres : apprendre à lire à voix haute.
Thursday rencontre, à point nommé par
une coïncidence tellement extraordinaire qu'il doit y avoir anguille
sous roche, une certaine Miss Havisham des « Grandes
espérances », experte dans le voyage au cœur des livres.
C'est l'occasion de suivre
l'enseignement de Miss Havisham, seule issue pour sauver le monde et
retrouver son époux disparu, « éradiqué ».
Les lecteurs ont intérêt à
s'accrocher car Miss Havisham les conduit tout droit dans une
bibliothèque unique en son genre : non seulement elle abrite
tous les livres écrits depuis la nuit des temps, mais aussi tous les
livres en gestation, non terminés ou non édités. Son bibliothécaire
n'est autre que le Chat du Chesterhire, enfin non puisque le Royaume
Uni n'est plus uni mais il a un nom tellement ridicule qu'on ne veut
pas s'en souvenir.
Jasper Fforde emporte le lecteur dans
un tourbillon d'intrigues secondaires dont il se délecte avec
bonheur, d'une chasse à l'Etre Suprême Maléfique à une fin du
monde qui, heureusement, n'aura pas lieu grâce à une enchaînement
de circonstances exubérant et jubilatoire.
Ce roman est aussi jubilatoire et
protéiforme que « L'affaire Jane Eyre », jubilatoire
n'est pas exagéré, loin s'en faut : on sourit, on rit, on
déguste et on savoure de la première à la dernière page en
suivant les démêlées de Thusday Next avec la Chronogarde, sa
hiérarchie, son propriétaire ou encore avec la firme « Goliath »,
un géant de l'industrie qui se targue de contrôler l'être humain
de sa naissance à sa mort au point que le mari de Thursday dit avec
justesse au représentant de la firme « Croître pour croître
est la philosophie du cancer » (p 88) sous entendant ainsi que
le désir d'expansion sans fin de Goliath peut s'apparenter à la
colonisation du cancer dans un organisme vivant.
« Délivrez-moi ! »
est une uchronie loufoque à l'humour bienvenu en cette période de
drôle de confinement qui nous interdit d'entrer dans une librairie
pour humer les odeurs des livres, pour feuilleter leurs pages, pour
déambuler le long des rayonnages avant de déposer, triomphalement,
notre choix de lecture.
« Délivrez-moi » nous
délivre des affres du quotidien et de la morosité ambiante. Il est
à recommander et à lire sans modération.
Quelques extraits :
« Je m'approchais et posais les
doigts sur les volumes immaculés. Ils étaient tièdes au toucher ;
me penchant, je collai l'oreille contre leurs dos. J'entendis un
bourdonnement lointain, le vrombissement de machines, des gens qui
parlaient, un bruit de circulation, des mouettes, des rires, des
vagues sur des rochers, le vent d'hiver dans les branchages, un
tonnerre distant, une pluie battante, des enfants qui jouaient, le
marteau d'un forgeron – un million de sons simultanés. Soudain,
j'eus une révélation : les nuages se dissipèrent dans mon
esprit et, en un éclair de lucidité, je compris la véritable
nature des livres. Ce n'était pas simplement des mots assemblés sur
une page pour créer une impression de réalité – chacun de ces
volumes était la réalité. Ces livres-là ressemblaient à ceux ce
que j'avais lus chez moi comme une photographie ressemble à son
sujet. Ces livres étaient vivants ! » (p 157)
« Je repérai la première
mention de Miss Havisham, trouvai le bon endroit pour commencer et me
mis à lire tout haut, m'efforçant de faire vivre les mots. Car ils
étaient bel et bien vivants. » (p 165)
Quelques avis :
Babelio Sens Critique Les pipelettes en parlent A livre ouvert L'herbefol George Sand et moi Lilly et ses livres
Lu dans le cadre: