lundi 26 octobre 2015

Sous les étals, il n'y a pas toujours la plage

« Faire la saison » c'est s'expatrier pour découvrir un ailleurs où le travail ajoute un autre parfum, subtil, à la sueur. On « fait la saison » en ramassant les cocos paimpolais, les haricots, les pommes-de-terre, les pêches, les abricots, en « faisant les vendanges » ou encore en louant un emplacement de camelot dans un marché en bord de mer.

C'est ce que font Bruno et Jeanne, marchands ambulants dans les monts du Lyonnais, au cours d'un printemps et d'un été, dans une station balnéaire du Bordelais, Carri. Ils arrivent un beau matin d'avril pour prendre possession de leur concession.
Parce qu'ils vendent des bijoux, que fabrique Bruno en hiver, ils sont rapidement surnommés « Les Bijoux » par l'ensemble des camelots campant depuis des lustres sur le marché de Carri.
Jeanne, l'épouse de Bruno, attise immédiatement les convoitises des hommes, notamment celle de Forgeaud, le caïd de Carri, l'autorité implacable régnant sur la communauté des ambulants. Avec Francis, le placier municipal, il fait la pluie et le beau temps à Carri, en est à la fois le régulateur et le « parrain ». C'est qu'il a des airs mafieux le Forgeaud... des airs et la musique puisque tous subissent la « Taxe Forgeaud » pour avoir la paix et une place intéressante garantie.

Bruno, Jeanne, Virgile et Alexis apparaissent comme LES étrangers, l'inconnu qui dérange et c'est bien connu, les gens ordinaires n'aiment pas être dérangés par les étrangers... surtout quand ces derniers montrent peu à peu que le système instauré par Forgeaud est loin de les satisfaire.

La tension entre Bruno et Forgeaud est palpable dès leur rencontre : le premier subit une humiliation publique, devant son épouse, par le second. Ce dernier pense asseoir, ainsi, son autorité, sa loi, montrer qu'il peut prendre un droit de cuissage sur Jeanne.

Par petites touches, savamment déposées, Eric Holder fait entrer son lecteur dans l'univers particulier des camelots, des marchands ambulants. Il peint ses personnages avec art, sans fioritures parfois quand la rudesse est de mise, avec douceur et fermeté quand la situation l'exige.

Derrière l'écriture en apparence simple, Eric Holder décortique la nature humaine, sous tous ses aspects – des plus agréables au plus abjects – tout comme le microcosme sociologique des marchands ambulants. Il associe personnages principaux et secondaires avec subtilité et justesse, amenant son lecteur à vivre au rythme de ces derniers, à les considérer comme des voisins, des connaissances de quartier. Le lecteur est au cœur du marché saisonnier de Carri, il est chacun des marchants tout en possédant le recul de la lecture.

Les scènes dramatiques sont courtes et efficaces, Forgeaud apparaît, très tôt, comme un « parrain » de pacotille que la moindre étincelle embrasera. Le mac toulonnais qu'il embauche pour punir Jeanne, après avoir inquiété, peint sous un jour sombre par les mots de l'auteur, ne prend pas l'ampleur escomptée par son commanditaire. 
Le point d'orgue est la scène où tous les ingrédients de dramaturgie sont présents pour apporter la violence et le chaos : Le souteneur, répondant au doux nom d'Enzo, après les repérages autour du bungalow des « Bijoux », se prépare à corriger Jeanne
Le jour J de l'action, tout vole en éclats grâce à un deus ex machina cocasse. 
Le lecteur attendait, depuis quelques pages, le drame, qui tourne court, montrant combien Forgeaud n'est qu'un homme hâbleur et vain. En quelques mots, le matamore devient pantin ridicule, et ce accompagné par la plume jubilatoire de l'auteur.
Il fait très chaud, Virgile est parti acheter de l'insecticide dans une grande surface, Jeanne est au calme dans son bungalow, Enzo est en approche :

« Ayant laissé son 4x4 deux cents mètres plus bas afin de ne pas être identifié, Enzo s'était tapé d'aller à pied jusqu'au sommet. Revêtu pour la circonstance, de sa tenue fétiche autant que professionnelle, il n'avait pas été aidé dans sa marche par les santiags à bout ferré, le pantalon cuir sous lequel il cuisait, et le véritable fouet de gaucho qu'il avait passé en guise de ceinture, et qui n'arrêtait pas de se dénouer...
Quant au boléro, de cuir noir également, qu'il avait choisi de porter à même la peau, laissant apparaître de nombreux tatouages, il glissait maintenant sur son dos enduit de sueur comme un gilet en carton bouilli, écorchant le quatre-mâts goélette qui naviguait entre ses épaules, un souvenir de la marine française. Enfin l'abondance de chaînes, toutes plus imposantes les unes que les autres, dont il était paré, lui râpant le cou, tenait maintenant de la punition supplémentaire.
L'emplacement qu'occupaient les Bijoux avait été tracé au bulldozer, on y accédait de plain-pied par la route qui s'élevait encore avant de redescendre. Enzo n'eut pas le temps de se cacher (….) Jeanne leva la tête. Le petit mac l'observait depuis là-haut, à contre-jour. (…) On dit qu'une taie opaque envahit l'oeil des grands requins au moment où ils s'apprêtent à mordre, les rendant aveugles. Enzo donnait tous les signes de l'absence, devenu gris, subitement. Sa mâchoire, à lui, pendait.
Elle hurla. D'un bond elle était sur pied et courait vers le bungalow. Il y parvint à l'instant où elle donnait un tour de clé à la porte, qu'il enfonça d'un sel coup de talon en oblique, façon kung-fu. Elle n'eut pas le temps de crier à nouveau, déjà il était sur elle et, d'un revers de main lui giflant le visage, l'envoyait à terre.
Enzo sentit alors qu'on le tirait par un pan du gilet. On l'appelait même « Hé, Ducon ! » Peut-être bénéficia-t-il d'un millième de seconde, en se retournant, pour reconnaître Virgile au bout du bras qui tendait l'aérosol, pschitt ! » (pages 260 à 262)

On a l'impression d'être dans un Western spaghetti ou un film des années 50. Le cocasse et le ridicule sont le pendant des divers drames tissés au fil de l'histoire. 
Le comique est associé, sans fausse note, à la gravité des situations dans lesquelles sont placés les personnages : la vie est une sarabande endiablée.
On rit, on a un peu peur pour les héros, on se glisse à leurs côtés avec naturel tout en appréciant la manière ineffable qu'a Holder de parler des femmes. Il les esquisse, avec tendresse et passion, d'une plume poétique : leurs forces, leurs faiblesses et leurs secrets offrent autant d'occasion à l'auteur de les raconter avec subtilité.

« La saison des Bijoux » est un roman savoureux que l'on prend plaisir à lire, appréciant le passage des deux saisons composant la « saison », le printemps et l'été, les jours qui passent sous la plume du romancier devenu peintre le temps d'une description :

« On tient dans la région septembre pour le plus beau mois de l'année. Juin y éclate pourtant dans le jaillissement des rosiers en fontaines, les verts intenses des feuilles alanguies à force d'être grasses. Au milieu de la danse des coquelicots, un pavot déploie lentement sa robe de derviche. Il pleut des pétales d'acacia.
Les couleurs miellées de résine se rejoignent en une : l'orange, en fin d'après-midi, tandis qu'apparaissent, sous les arbres à l'orée des forêts, les pans de mur, des constructions inachevées d'ombre profonde. Avec la marée monte une odeur de sel et d'algues où se glisse l'épice des plantes maritimes. » (p 115)

«C’était à Carri l’heure où les tempéraments s’alanguissaient. Le sable de l’arène humaine désertait la grand-rue, franchissait des tamis successifs, la douche, l’apéro, les charmes de la villa ou du camping, avant de verser ses grains les plus colorés, les plus aurifères, dans la rue des restaurants. » (page 186)

Eric Holder nous tient et ne nous lâche pas, le temps d'une « saison ».


Je remercie Babelio et les Editions du Seuil pour cette lecture où la poésie côtoie le romanesque, le policier et le western.

tous les livres sur Babelio.com



dimanche 25 octobre 2015

C'est dimanche jour de la photo #8

Circuit de 7 km autour d'une partie de la retenue du Gouët, près de St-Brieuc. L'automne et sa lumière rasante magnifient ce banc laissé aux ronciers et herbes folles.
Imaginez le crissement des feuilles mortes sur le sentier, le calme des bois lors d'un dimanche ensoleillé.

Photo prise il y a 3 semaines. Aujourd'hui les fougères sont brunes.

dimanche 11 octobre 2015

C'est dimanche jour de la photo # 7

Ce matin, pour la première fois, j'ai participé à la marche "Rose Espoir" à Ploumagoar. Il y avait foule violette et rose, même seule, on se laisse porter par le rythme des autres, la solitude n'est qu'une idée fausse parmi les marcheuses de tout âge.
Deux photos pour le prix d'une: l'affiche et un trait d'humour.


Même les chiens ont leur T-shirt!

Le blog de la Rose Espoir:

samedi 10 octobre 2015

Madeleine "delermienne"

Exquis titre que celui choisi par l'auteur pour son dernier opus de nouvelles. Tout comme le sous-titre, que je trouve bienvenu également « et autres belles raisons d'habiter sur terre ».

J'aime l'écriture de Philippe Delerm, tout comme l'écrivain, rencontré il y a quelques années lors d'un Salon du Livre à Paris. Il est à l'image de ce qu'il écrit : simplicité, ouverture vers autrui, douceur et à l'écoute du monde.

« Les eaux troubles du mojito » m'a rappelé son premier recueil « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » : pour cette rentrée littéraire 2015, Delerm nous offre de nouveaux plaisirs minuscules, des fragments de vie, du quotidien, ces multiples moments qui font que la vie vaut la peine d'être vécue.
La lecture d'une ou deux nouvelles avant de partir au travail ou en rentrant de ce dernier, s'avère être un moyen efficace pour effacer les aria rencontrés dans le monde du travail ou l'écoute des nouvelles du monde plus déprimantes les unes que les autres.
L'espace d'une aquarelle ou d'une photo jaunie par le temps, le lecteur oublie la vacuité du monde contemporain pour se délecter d'une nostalgie des plus délectables. Oui, nostalgie délectable, celle qui fait du bien, celle qui remet les pendules à l'heure, celle qui nous dit « Stop, regarde un peu en arrière et prends le temps de rêver, de ne rien faire et de penser uniquement à toi. »

Le recueil est une respiration dans notre monde qui ne vit qu'à la vitesse de la connexion internet : sa lecture nous invite à prendre son temps, à se souvenir de l'unique mojito que nous avons bu, un jour d'été, en compagnie d'amis, à la campagne. Le vert de la feuille de menthe se mêlant à la teinte ténue du jus de citron, vert et jaune, liant la transparence du rhum. La rondelle de l'agrume surplombant la banquise chahutée des glaçons, est une note ensoleillée et poétique exacerbant la fraîcheur du breuvage.
C'est une gourmandise que l'on n'oublie pas, une gourmandise qui s'ancre dans la mémoire des papilles : le sucré des Antilles, l'acidité de l'agrume et la tonicité de la menthe fraîche. Vous savez, celle qui s'épanouit, en été, dans la jardinière sur la terrasse, plein sud !
Les rires et les conversations insouciantes rejaillissent avant de s'atténuer pour rejoindre la malle des souvenirs. La fin de journée s'éclaire, la soirée s'annonce de manière agréable, le monde devient plus souriant et vivable.
Le recueil en main, on se prépare un thé pour prolonger l'état de grâce.

Une autre nouvelle m'a touchée : celle de l'enfant en pleine lecture dont le doigt suit les lettres et les lèvres disent les mots... tout bas. L'enfant répète la geste millénaire des apprentis lecteurs dans une scène que l'on peut observer dans les lieux consacrés à la lecture ou chez soi. L'entrée dans l'imaginaire s'effectue au rythme du déplacement du doigt et de l'articulation silencieuse : la fluidité est proche tout en aimant le grincement de la porte des rêves qui lentement s'ouvre devant l'infini des possibles.
Je suis toujours émerveillée de voir un jeune enfant comprendre, par on ne sait quel étrange mécanisme, le système de la combinatoire (autrement dit en français dans le texte : l'association son/lettre avec d'autres sons/lettres. Je ne suis pas certaine d'être très claire, non ? Si?), processus immémorial pour comprendre ce que signifient l'assemblage de lettres composant un mot, des mots composants d'une phrase, de phrases constituant un texte, une histoire. L'appropriation de la liberté de penser est alors en marche.

Le talent de Delerm réside dans sa capacité à exprimer, avec simplicité et poésie, ce que tout un chacun a ressenti au cours de sa vie devant les petits riens de l'existence. Ces « plaisirs minuscules » qui nous font trouver la vie sur terre si belle malgré tout ce qu'elle subit, malgré tout ce que le monde subit.

« Les eaux troubles du mojito » est à savourer lentement, longuement, pour en percevoir toutes les subtilités qu'il contient. 
Quand le blues menace de nous étreindre, ouvrons les pages du recueil et il reculera pour se tapir loin de nous.


Livre lu dans le cadre du Challenge Rentrée littéraire 2015 orchestré par Sophie Hérisson



vendredi 9 octobre 2015

Une voix, cent voix, mille voix

Nous sommes à l'aube du XXè siècle, des milliers de jeunes filles japonaises quittent leur famille, leur maison, leur province pour rejoindre leur futur époux dont elles ne connaissent qu'une seule chose, leur photo : les mariages arrangés par les familles les envoient vers un destin où la désillusion puis la résignation les attendent.
« Certaines n'avaient jamais vu la mer » est l'histoire de ces femmes parties vers un avenir meilleur sur la côte ouest des Etats Unis. L'avenir sera tout sauf radieux dans un pays qu'elles ne comprennent pas, au milieu de gens qu'elles ne peuvent comprendre, au cœur d'une civilisation, qui se construit à mesure que la Conquête de l'Ouest s'achève, étrangère, grossière comparée à celle qu'elles ont emportée dans leurs maigres bagages. Le rêve américain est plus proche du cauchemar que de la vie facile promise dans la lettre accompagnant la photo de l'époux.

Elles deviennent « invisibles », voix anonymes, silencieuses, s'ajoutant les unes aux autres en un concert désarçonnant au premier abord, dévoilant au fil des morceaux choisis la maestria des notes, fausses, discordantes, harmonieuses, légères, graves ou virevoltantes. Les partitions diffèrent pour mieux composer un ensemble musical cohérent, aux variations subtiles : les destins de ces voix ne se ressemblent pas mais s'ajoutent, s'entrecroisent en se répondant sans cacophonie.

L'utilisation du « nous » est d'une force narrative évidente, offrant une dimension particulière au roman. Le lecteur lit, excentré, tout en étant impliqué par le « nous » collectif, celui qui universalise la douleur, la peine, le regret, l'espoir et le rêve. Le nous est le double de l'auteure, issue de l'immigration japonaise : ces voix sont celles qui l'ont construite, elles sont celles de la mémoire collective de la communauté japonaise d'Amérique.

Les voix se racontent, se répondent, répandent les rêves, aspirations, les rendez-vous manqués, la tristesse, les menues joies, les espoirs ou les déceptions qu'elles ne parviennent pas à taire.

Les voix sont un choeur où la mélancolie, les regrets d'un passé laissé au loin et le quotidien forment le creuset d'une tragédie se jouant dans l'harmonie chère à la culture japonaises : même dans les pires moments, la beauté de l'instant est présente.

Ces femmes ont emporté dans leurs malles leurs trésors, les petits riens essentiels pour ne pas oublier d'où l'on vient, qui l'on est : le kimono de mariage, les feuilles de papier de riz, les pinceaux et l'encre pour écrire une fois « là-bas ».

Jusqu'à l'attaque de Pearl Harbor, ces femmes invisibles triment aux champs, dans les serres, chez les bourgeois dont elles gèrent la maisonnées, vivent au cœur de la multitude, se fondant dans le décor, ne disant jamais un mot plus haut que l'autre. Du jour au lendemain, la communauté japonaise est mise à l'index, soupçonnée de trahison, et acheminée vers des camps d'internement.

C'est dans la description des départs orchestrés par l'administration américaine que l'apogée de la muette tragédie est atteinte... tout en délicatesse et subtilité : sans un mot, chaque famille accepte son sort, quitte sa maison en la laissant ordonnée et propre, l'autel des ancêtres en bonne place dans l'attente d'un retour. Tout est fait avec minutie, résignation, pudeur, la peur en filigrane, l'incompréhension étreignant l'âme.
Ils partent sous les regards empreints de culpabilité pour beaucoup, de haine pour certains, des américains. Ils partent en silence, celui qui les fera sombrer dans l'oubli des consciences et de l'Histoire.

« Certaines n'avaient jamais vu la mer » est un roman polyphonique d'une incroyable intensité : longtemps résonnent les mots des multiples narratrices, longtemps résonne ce « nous » une fois la dernière page lue.

« La grange a brûlé
A présent

Je vois la lune » Masahide (1657-1723)

jeudi 1 octobre 2015

La citation du jeudi # 7

"La région a pris son essor après la publication de ces lignes, la population s'est rapidement étoffée, et en quelques années un village était né autour d'une importante industrie de pêche. L'histoire de Nestporp, plus tard rebaptisée Nestkauptadur, le destin des gens qui y ont vécu et qui y sont morts, leurs baisers, leurs paroles enflammées, leurs larmes inconsolables et par conséquent toute l'histoire d'Ari, sont advenus suite à la parution de ces quelques lignes écrites par le naturaliste Bjarnin et publiées dans la revue "Andvari". La vie naît par les mots et la mort habite le silence. C'est pourquoi il nous faut continuer d'écrire, de conter, de marmonner des vers de poésie et des jurons, ainsi nous maintiendrons la faucheuse à distance, quelques instants."

pages 28 et 29 in "D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds" de Jon Kalman Stefansson