dimanche 31 août 2008

Tango suédois

Stefan Lindman est un jeune policier sans histoire, unique garçon venu après deux soeurs, dont la vie bascule lorsqu'il apprend qu'il est atteint d'un cancer à la langue. Son mal de vivre s'accentue: il ne sait plus que faire, comment agir, que croire, qu'espérer et s'éloigne de ses collègues, de ses rares amis et de sa compagne. Il se replie sur lui-même, pour mieux appréhender ce qui lui tombe sur la tête, pour se demander si la thérapie sera adaptée et efficace, s'il a une chance de s'en sortir, si, si, si....le monde tournera encore une fois le rideau tombé.
Comme souvent chez Mankell, l'histoire s'amorce très lentement, touche après touche, point de couleur après point de couleur, jusqu'à ce que le lecteur soit pris dans la toile du mystère et de l'intrigue.
Herbert Molin, ancien policier et collègue de Stefan, est retrouvé assassiné dans sa ferme isolée au coeur d'une forêt. C'est un véritable carnage à l'intérieur et un détail hallucinant saute aux yeux des enquêteurs: il y a des traces de pas ensanglantées formant les arabesques du tango! Qui a bien pu haïr à ce point Herbert Molin, a priori sans histoire, et l'inviter, mort, à danser? Afin d'oublier son vague à l'âme et son angoisse, Stefan, en congé maladie avant de commencer ses séances de chimio, se lance à corps perdu dans l'enquête, aux côtés des policiers emmenés par Guiseppe Larsson.
Peu à peu des pistes émergent, des indices affleurent laissant entendre que Molin a été longuement épié, longuement observé avec constance et haine. Molin a des choses à cacher: une étrange amitié avec Elsa Berggren, solitaire et secrète, un journal intime datant de la guerre 39/45, un long manteau noir en cuir comme en portaient les SS, des cours de danse, de tango, à Berlin lors de ses permissions. Qui était réellement Herbert Molin? Sa fille, Veronica, pourrait sans doute y répondre mais aussi Elsa Berggren qui cache un uniforme nazi au fond de sa penderie.
Au fil du récit, Mankell dispose des indices ténus, presque aériens, qui l'air de rien assemble les différents morceaux du puzzle: les souvenirs d'enfance de Stefan en compagnie de son père, réminiscences qui lui laissent un drôle de goût et une désagréable sensation, les bribes du journal intime de Herbert, le voyage au bout de lui-même d'un vieil homme, Fernando Hereira venu d'Argentine assouvir une vengeance, la mort de son père à Berlin pendant la guerre. Fernando, qui répondait à un autre nom, portait à cette époque l'étoile jaune mortifère.
Rapidement, l'enquête n'est plus au premier plan, mais les sombres pans de l'histoire suédoise lors de la seconde guerre mondiale, notamment certaines amitiés avec les nazis. Qu'il est difficile de faire la paix avec son passé surtout lorsqu'il n'est pas glorieux! Mankell rappelle qu'il y eut des volontaires suédois à s'engager aux côtés des nazis pour combattre le communisme et éradiquer les juifs. Son personnage Stefan découvre des indices qui lui ouvrent douloureusement les yeux sur les idées de son père...des idées extrémistes et nauséabondes. L'idéal nazi est encore vivant, partout dans le monde, en Suède comme dans le reste de l'Europe, avec des groupes occultes, aux financements troubles, qui gangrènent la toile internet: Veronica en est le parfait exemple; elle réussit à cacher son jeu jusqu'au bout, elle est l'anti Stefan, elle a grandi bercée par les thèses nationales-socialistes et elle s'y est épanouie et y a adhéré contrairement à Stefan qui a honte de son père et surtout qui ne parvient pas à le comprendre!
Henning Mankell avec "Le retour du professeur de danse" brosse un portrait sans concession de la société suédoise, lisse en apparence et chaotique en profondeur. On s'étonne toujours de constater que les pires thèses vivent encore et toujours, se nourrissant des angoisses, des interrogations et des fissures des hommes et du monde. Au rythme lent des longues distances parcourues en voiture par les enquêteurs, des nuits d'hôtel, des promenades nocturnes dans la ville endormie, d'un oeil car l'autre regarde caché par les voilages des fenêtres, des conversations et des souffrances de Stefan, Mankell construit un édifice tout en subtilité dans une Suède rurale, un peu sauvage, éloignée des grands centres économiques, au milieu des forêts et habitations isolées. Même la nuit semble terriblement longue jusqu'au dénouement final!
Un roman policier passionnant, terrifiant parfois mais toujours étonnant...la plume suédoise Mankell ne déçoit jamais, même si Wallander n'entre pas en scène.


Roman traduit du suédois par Anna Gibson
L'avis de bmr

samedi 30 août 2008

Quoi de neuf au Blogoclub de lecture? ( I )


Pour le thème "USA" l'heureux élu est Paul Auster avec "Brooklyn follies" (comme je l'ai déjà lu, je compte le remplacer par Dans le scriptorium qui m'attend dans ma PAL depuis quelques jours!). A lire pour le 1er Novembre prochain.

Le prochain thème...nos charmantes organisatrices nous proposent un polar historique: j'imagine que les suggestions vont être abondantes et que le tirage au sort sera haut en couleurs!

Le pense-bête:

1er Septembre: publication des billets sur "Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil" de H.Murakami.

Du 1er Septembre au 25 Septembre: Recensement de vos propositions sur le thème du roman policier historique

Du 1er oct au 25 oct: Vote pour le livre de votre choix

Fin Octobre: Annonce du titre élu, annonce du thème suivant

1er Novembre: Publication des billets sur Brooklyn Follies...

vendredi 29 août 2008

Le violoncelle et ses musiciens

Mai 1939, Paris est encore une ville insouciante, gaie sous le soleil printanier. Mathieu Salvan, jeune musicien promis à un brillant avenir a rendez-vous chez un expert luthier pour le violoncelle qu'il a hérité de sa grand-mère. C'est un Vuillaume, un splendide Vuillaume à la divine résonnance. En chemin, Mathieu ne résiste pas à l'envie d'essayer son violoncelle, dans l'église néo-romane de la place Saint-Augustin: après s'être installé au bon endroit, il fait virevolter ses doigts sur l'instrument et ainsi dégage de ce dernier la magie enchanteresse des notes, de la Sarabande n°5 de Bach, d'une pureté d'un autre monde. Un lien, mystique et magique, le Tara, se concrétise entre Mathieu et son violoncelle....l'émotion est à son comble chez les auditeurs inconnus. Qu'est-ce que le tara? L'instant magique où un lien spécial, aux accents du passé, lie le musicien à son instrument à la résonnance parfaite. Mathieu perçoit le souvenir fugace de son arrière-grand-père..."La Lumière du Rêve t'a baigné de se rayons, quel privilège!" lui roucoule sa splendide maîtresse japonaise Yukiyo, et Mathieu repart dans une série de visions "Il ferma les yeux et laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Le sang afflua dans son oreille interne, le maudit si majeur se mit à siffler, très loin, insistant, envahissant, des images d'une précision terrifiante défilèrent dans son esprit, la ronde des sorcières autour de la croix de pierre du calvaire là où, dans les grottes enfouies sous la terre, les pointes de silex des flèches avaient conservé des énergies néolithiques conférant aux messes de requiem pour les lépreux le pouvoir de leur octroyer la grâce païenne dans l'au-delà." (p 49 et 50)
Mathieu rencontre Azzato, le célèbre luthier qui détecte immédiatement la valeur du violoncelle "Il fit lentement tourner le violoncelle, n'accordant aucune attention à la couleur sombre due à la longue corrosion par la résine, la poussière et la fumée. Une fraction de seconde lui suffit pour déterminer avec certitude l'origine de l'instrument. La forme inégalée et la finition était celle d'une copie française unique d'un Stradivarius. Le vernis, visible par endroits, était d'un rouge orangé transparent avec une réfraction très intense en raison de l'éclat doré. Ces indices renvoyaient tout droit à l'atelier de Jean-Baptiste Vuillaume." (p 27). Lorsque Mathieu revient récupérer son violoncelle, son instrument, aussi cher qu'une maîtresse (d'ailleurs son violoncelle est au féminin), ne résonne plus! Il ne peut pas, ne veut pas croire qu'il y ait eu erreur, mais il lui faut se rendre à l'évidence, le violoncelle n'est pas le sien!
Commencent alors les sombres pérégrinations du violoncelle et leurs funestes conséquences. Mathieu ne se relève pas de cette sauvage dépossession ni du départ précipité de Yukiyo, furieuse de voir que son jeune amant se soit laissé berner, et préfère se donner la mort. Quelques semaines plus tard, la guerre éclate ce qui n'empêchera pas le violoncelle volé de trouver un autre propriétaire, un jeune diamantaire anversois. Las, ce dernier ne profitera pas longtemps de son joyau car portant l'étoile jaune, la haine des nazis l'enverra dans un camp d'extermination. Seul, le violoncelle sortira de cette horreur pour venir des années plus tard subjuguer à nouveau Yukiyo lors du Festival de Beyreuth et son étonnant voyage ne s'achèvera pas en Autriche.
Jef Geeraerts offre un sublime espace à la musique de Jean-Sébastien Bach et emmène son lecteur dans les pas mystérieux des Cathares et des puissances spirituelles de l'ancien Japon. Les racines périgourdines de Mathieu font écho aux souffrances et aux persécutions subies tant par les Cathares que par les Protestants ou les Juifs. Les puissances spirituelles occultes de ces religions soufflent d'étranges sons et une résonnance incomparable au violoncelle, héros sensuel et d'une beauté indicible du roman! Chaque description de l'instrument de musique est une invitation à l'amour et à la sensualité, chaque confrontation évoque un sortilège "Les pupilles noires changèrent de couleur, devenant d'une teinte indéterminée, entre le gris jaune et le rose terne, et se mirent à flamboyer comme celles d'un chat tétanisé par les phares de voiture dans l'obscurité. Un courant électrique de faible tension traversa la main gauche de Stangl, qui se mit à picoter comme s'il souffrait de de problèmes circulatoires.(...) Très faiblement mais avec une netteté angoissante, il perçut le même picotement dans sa main gauche qui s'insensibilisa progressivement, comme si elle était plongée dans l'eau glacée.(...) En quelques secondes, sa main gauche se transforma en griffe." (p 121 et 122)
Les musiciens qui se succèdent auprès du violoncelle font corps avec l'instrument, ils sont tellement en osmose avec lui qu'on ne sait plus distinguer l'homme de l'instrument: la magie de la musique de Bach, entre Sarabande et Suites, mouvements, subtils crescendos et morendo, entraîne le lecteur au coeur d'un concert unique. Il entend les oeuvres de Bach en lisant les mots qui les décrivent, qui les dessinent avec la justesse de la véritable émotion. Lorsqu'on a assisté au moins une fois à un concert où le violoncelle est à l'honneur, les phrases de Jef Geeraerts prennent encore plus d'ampleur et de sens: c'est tout cela que l'auditeur voit quand un violoncelliste joue. L'extase n'est jamais loin, l'extase est prête à surgir et à étreindre au moment où on s'y attend le moins, le musicien comme le lecteur.
L'auteur entraîne son lecteur dans le dédale musical d'un monde étrange où son imagination immense joue avec les mystères de l'Occident et de l'Orient sans que cela ne produise de faute de goût, bien au contraire!!! Le lecteur frôle les désirs, les interdits avec ravissement et délectation, porté par une langue imagée de belle facture.
On sort de ce roman comme lorsqu'on revient d'un étonnant voyage au coeur d'une contrée de l'imaginaire: les yeux encore remplis des merveilles que l'on a touchées du bout des doigts, le coeur battant encore des émotions ressenties, l'esprit serein et l'envie d'écouter du Bach!



Roman traduit du néerlandais par Marie Hooghe


L'avis de Laurence

mercredi 27 août 2008

Swap de rentrée


Yspaddaden organise un swap: London Swap. Si vous êtes intéressé par les romans dont l'action se déroule à Londres, par la littérature britannique et par tout ce qui est soooo british....

Pour s'inscrire c'est ICI



Je boycotterai les JO londoniens de 2012 mais pas ce swap !

mardi 26 août 2008

Mon Prix Landerneau


J'ai terminé la lecture des 8 romans sélectionnés pour le Prix Landerneau 2008. Ce fut un plaisir de découvrir des auteurs (sauf Véronique Ovaldé) nouveaux et intéressants, souvent pétris de talent.

J'avoue avoir eu du mal à départager deux romans. Aussi oserai-je, afin de ne pas avoir à choisir, un ex aequo pour la palme d'or du Prix Landerneau de Chatperlipopette!

1 ex aequo Nous vieillirons ensemble de Camille de Peretti et Fume et tue d'Antoine Laurain

Le premier parce que les tranches de vie des personnages sont tellement la vie tout court. Le deuxième parce qu'il fallait oser mettre en scène la cigarette proscrite du paysage social et en faire le moteur de crimes parfaits, le tout avec un humour décapant.

2 Et mon coeur transparent de Véronique Ovaldé

Parce que j'aime l'écriture d'Ovaldé et sa manière d'insérer le Merveilleux dans ses romans.

3 La main de Dieu de Yasmina Char

Parce que cette jeune fille à la robe verte est un étendard pour la liberté d'être et de penser.

Le lauréat désigné par le jury du Prix Landerneau est La Main de Dieu de Yasmina Char.

A la recherche de l'harmonie

Antoni est défiguré depuis son accident de voiture, après avoir fêté sa maîtrise de maths, qui a coûté la vie à sa petite amie Sandra. Un cerf a traversé la route, la 4L s'est encastrée dans un arbre, une vie en lambeaux, un corps déchiqueté. Depuis, il vit cloîtré dans son appartement, donnant des cours de maths par internet, faisant de petits boulots de comptabilité parci parlà. Antoni, se cache, ne se regarde plus dans une glace et vit sa solitude malgré lui, malgré les autres.
Un jour, il rencontre Almodovar qui est fasciné par son visage de guinguois, rafistolé et couturé: l'attirance du cinéaste pour les monstres, c'est à dire pour ce qui sort de la norme, est transcrite par l'envie de faire un film sur la vie d'Antoni. Ce dernier, par la même occasion, rencontre Lisa, transsexuel et prostituée, un univers almodovaresque à elle toute seule. Une attirance mutuelle se noue entre Antoni et Lisa, le défiguré et la prostituée au pénis, deux "monstres" aux yeux des autres. Peu à peu Lisa va réapprendre à Antoni la tendresse, l'amour et le regard sur soi-même, sans recul, sans douleur, sans répulsion. Elle lui réapprend la liberté d'être tout simplement.
"Le théorème d'Almodovar" est un roman très bien construit, très bien écrit, qui sait mêler l'onirisme au surréalisme dans des scènes extravagantes, dignes d'Almodovar, où un cerf, vingt ans plus tard, entre dans la vie d'Antoni. Rêve, fiction ou superbe symbole d'une nature diverse et peu regardante sur ce qui l'a fabrique. Le cerf est un vieux sage qui regarde Antoni et Lisa s'aimer avec la majesté d'un roi de la forêt. Le cerf, l'alpha et oméga du visage déstructuré d'Antoni, visage qui n'aura plus besoin de masque pour aller dans la rue parmi les autres.
Cependant, malgré la beauté de la quête amoureuse, de l'initiation, de l'acceptation de soi et de la différence, l'histoire ne m'a pas vraiment touchée. Il faut dire que certaines scènes sont belles mais crues et du coup dérangeantes. En soi, il est intéressant et salvateur d'être bousculé par des images ou des mots mais parfois la "branchitude" prend trop de place au lieu de suggérer.


Un passage que j'ai beaucoup aimé:

"Dans cet autoportrait, j'essaie autre chose. Je tente de regarder le monde jusqu'à ce qu'il révèle sa beauté même si l'opération est étrangement utopique. J'établis le théorème d'Almodovar: il suffit de regarder assez longtemps pour transformer l'horreur en beauté.
La caméra doit tourner depuis deux heures au moins dans le silence resplendissant de mon visage. Il n'y a même pas de place pour une chanson mélancolique, pour le rire de Lisa. Nous sommes au niveau initial de la blancheur de la toile du peintre, de la toile du cinéma, ce qui prouve bien que les cinéastes sont des peintres qui ne s'ignorent pas.
Que reste-t-il de nos amours? Ces traces de visages décomposées en moments extatiques ou douloureux. Des fragments, des collages. Alors peut-on aimer un être dont le visage est déjà un collage? Peut-on le regarder assez longtemps pour que l'amour gicle comme un fleuve qui sort d'un rocher? Non, c'est la conséquence tragique du théorème d'Almodovar: nous avons besoin de géométrie et d'harmonie car il n'y a aucun plaisir à détruire ce qui a déjà subi l'outrage de l'abstraction."
(p 77 et 78)

Livre lu dans le cadre du Prix Landerneau








L'avis de Télérama

dimanche 24 août 2008

Des ténèbres naît la lumière

Marlow, vieux marin anglais, et ses amis, passent la nuit sur un bateau, sur la Tamise. La nuit tombe, les amis discutent de choses et d'autres jusqu'à ce que Marlow relate une aventure survenue au Congo...il y a longtemps. Marlow, narrateur et acteur à la fois, fait glisser son auditoire des rives sombres de la Tamise aux lourds mystères du fleuve Congo, avec une dextérité de peintre flamand: les clairs-obscurs révélés, magnifiés par la petite lumière de la cabine sur la Tamise; le lecteur imagine les visages sortant à peine de la pénombre, les clapotis du fleuve anglais contre la coque, les bruits nocturnes emplissant l'espace et le temps. La magie de la narration opère très rapidement: on part à l'aventure, au temps épique des explorateurs conquérants de nouvelles terres, à la recherche d'un homme mystérieux et inquiétant, Kurtz.
Marlow débarque en Afrique noire, à l'embouchure du Fleuve Congo où siègent des comptoirs français. Première mauvaise surprise (mais en est-ce une pour Marlow/Conrad lorsqu'il s'agit des Français?), les colons français et leurs attitudes grossières, leur étroitesse d'esprit, leur vanité, leur bêtise brutale envers la population indigène et leur manque de savoir-vivre. Deuxième mauvaise surprise, le bateau dont il doit prendre le commandement est sous les eaux, coulé et doit être renfloué. Comme nous sommes loin de tout, les matériaux nécessaires aux réparations arrivent lentement, très lentement. Enfin, la mission peut commencer: Marlow, son équipage hétéroclite dont font partie quelques cannibales (l'épisode de la viande d'hippopotame faisandée jetée par-dessus bord est savoureux) ce qui ne laisse pas d'inquiéter certains passagers, cadres du comptoir français. Le navire vogue et remonte le fleuve Congo, chaque jour s'enfonçant plus profondément dans les terres quasiment inconnues.
Tout devient mystérieux, opaque voire sombre. L'inconnu se déroule au fil de l'eau, les appétits d'ivoire s'aiguisent et les conversations traînent sur le personnage, haut en couleurs et étrange, de Kurtz. Le comptoir a décidé de récupérer ce dernier, qui aux dernières nouvelles semblerait au plus mal. Kurtz, l'homme dont on parle beaucoup et que l'on ne voit jamais, l'homme presque légendaire au tableau de chasse d'ivoire incroyablement garni, l'homme qui ose s'aventurer au coeur de la jungle et loin dans la savane, l'homme qui côtoie les "sauvages" sans peur et sans haine. Bref, un être étrange, loin des conventions, auréolé de mystère, suscitant admiration et immense respect. Marlow espère pouvoir échanger avec cet homme si insaisissable, si particulier et épie les profondeurs des rives du Congo, oppressé par la touffeur poisseuse de la sueur de la jungle. La lente progression du bateau est comme un ballet immobile où l'atmosphère pesante d'humidité et de sombre mystère étouffe le moindre bruit, la moindre respiration. Le lecteur avance, aux aguets, les sens en alerte et les yeux écarquillés à force de vouloir percer les enchevêtrements d'arbres et d'herbes annonçant la jungle, à la beauté sauvage et inquiétante.
Conrad, avec grand art, fait glisser, subtilement, l'étrangeté d'une nuit sur la Tamise vers la force sublime de l'inconnu d'une Afrique sensuelle, captivante, fascinante et inquiétante. Marlow est subjugué par les émotions et les sentiments qu'elle peut susciter chez les conquérants et comprend peu à peu pourquoi Kurtz est devenu un élément de cette alchimie de couleurs, d'odeurs et d'émotions. Kurtz est allé jusqu'au point de non retour, Kurtz ne peut se détacher de cette Afrique qui offre d'inestimables trésors en échange de l'âme et du coeur.
"Une longueur de fleuve s'ouvrait devant nous et se refermait derrière, comme si la forêt avait tranquillement traversé l'eau pour nous barrer le passage au retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au coeur des ténèbres. Quelle quiétude il y régnait! La nuit parfois le roulement des tam-tams derrière le rideau d'arbres remontait le fleuve et restait vaguement soutenu, planant en l'air bien au-dessus de nos têtes, jusqu'à l'aube. S'il signifiait guerre, paix ou prière, nous n'aurions su dire. Les aurores étaient annoncées par la tombée d'une froide immobilité; les coupeurs de bois dormaient, leurs feux brûlaient bas; le craquement d'un rameau faisait sursauter. Nous étions des errants sur la terre préhistorique, sur une terre qui avait l'aspect d'une planète inconnue. Nous aurions pu nous prendre pour les premiers hommes prenant possession d'un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. Mais, soudain, comme nous suivions péniblement une courbe, survenait une vision de murs de roseaux, de toits d'herbe pointus, une explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une masse de mains battantes, de pieds martelant, de corps ondulant, d'yeux qui roulaient....sous les retombées du feuillage lourd et immobile. Le vapeur peinait lentement à longer le bord d'une noire et incompréhensible frénésie. L'homme préhistorique nous maudissait, nous implorait, nous accueillait - qui pourrait le dire? Nous étions coupés de la compréhension de notre entourage; nous le dépassions en glissant comme des fantômes, étonnés et secrètement horrifiés, comme des hommes sains d'esprit feraient devant le déchaînement enthousiaste d'une maison de fous. Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir." (p 135 et 136)
Ce qui est fascinant dans "Au coeur des ténèbres" c'est la symétrie parfaite, la mise en abyme extraordinaire, du récit: d'une part, la narration commence et s'achève sur la Tamise, d'autre part l'évocation de la Tamise comme voie maritime d'invasion par les Romains est le reflet de la remontée du fleuve Congo par le vapeur de Marlow. Deux mondes qui jusqu'au moment de la rencontre s'ignoraient, deux civilisations qui s'observent, s'évaluent et provoquent terreur, due à la différence, de part et d'autre. L'humanité semble toujours être celle de la civilisation qui nous a vu naître alors que la nouveauté inconnue et terriblement différente que nous affrontons ne peut qu'avoir un lointain rapport avec nous et notre monde. L'autre est forcément le sauvage, le barbare (puisque nous ne le comprenons pas!), celui qui de par sa nudité possède la force de la liberté, la force de "la vérité dépouillée de sa draperie de temps" (p 136). Les vêtements ne sont que des acquis, "jolis oripeaux, - oripeaux qui s'envoleraient à la première bonne secousse." (p 136).
Conrad brandit un miroir à son lecteur et l'image, les images qui lui sont renvoyées l'amènent à regarder d'un oeil nouveau la différence de l'Autre qui est aussi humain que lui! "Au coeur des ténèbres" apporte une lumière inestimable: celle de l'aventure intérieure qui éclaire plus justement une vision du monde souvent pervertie par les a priori et la peur de l'Autre, cet inquiétant et fascinant inconnu.


Roman traduit de l'anglais (GB) par Jean-Jacques Mayoux



Les avis de Sentinelle calepin les rats de bibliothèque

jeudi 21 août 2008

Le Oolong, un monde à découvrir

Le Oolong est un thé semi-fermenté à la bien jolie légende car Oolong signifie "Dragon noir":
"La légende raconte qu’un jour un planteur se promenait dans son jardin à la recherche de quelques nouvelles saveurs. Il était plongé dans ses pensées lorsqu’il vu un immense serpent noir sortir d’un théier. Persuadé que c’était là un signe du destin il arracha quelques feuilles de cet arbuste pour les goûter. Ce fut le premier thé Oolong."

Ce thé voit sa fermentation "arrêtée par un chauffage dans une bassine de fer. Il proviendrait du Fujian ("Heureux pays") et serait apparu il y a plus de 300 ans. Il est donc une spécialité du Fujian mais également de Formose (Taiwan)."

Présentation: feuilles entières. Il est faible en théine et convient pour tout les moments de la journée.

Cet après-midi, j'ai dégusté un Grand Oolong de chez Mariage Frères. Je l'ai mis à infuser dans une théière transparente (même le filtre) afin d'apprécier le spectacle des feuilles se déroulant au fil de l'infusion....c'était splendide.

Mes impressions:

Le Oolong s'apprécie dès le départ: on remarque tout de suite les longues feuilles roulées, les brindilles qui apporteront la touche boisée lors de la dégustation.





Si on possède une théière transparente surtout ne pas se priver du plaisir des yeux: au contact de l'eau chaude, les feuilles lentement se déroulent, planent dans la théière et colorent le liquide d'un ambré chaleureux.





Le parfum est agréablement boisé et délicatement fumé. Le goût est celui des fruits d'automne (chataîgne, noisette surtout) et la théière garde le souvenir de ces senteurs pendant quelque temps. Un moment délicieux, que j'ai savouré au calme, dans le salon, sans rien faire...une petite cérémonie du thé en quelque sorte.


L'infusion a eu lieu, les feuilles offrent un joli tableau.

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mercredi 20 août 2008

Comme dans un film de David Lynch

Nathan Wilbe est un peintre connu et reconnu de New York, il a tout pour être heureux, joli appartement, aisance matérielle, amis. Seulement, la façade se craquèle depuis bien longtemps: Nathan est hanté par des rêves d'une autre vie, d'une vie où il côtoya Jésus et son enseignement. Oui, Nathan a un problème sérieux avec lui-même, il n'est pas interné mais suit une thérapie auprès de Parish son psychiatre. A mesure que son état sombre vers la folie, Nathan se cloître chez lui, au milieu de ses toiles, nombreuses sont celles qui sont inachevées, et de ses manies. Peu à peu ses hallucinations prennent de l'ampleur, à tel point qu'il ne sait plus démêler ses rêves de son histoire personnelle.
La scène d'ouverture laisse entrevoir les pans d'une histoire sans fin: la mère de Nathan est en train d'accoucher et un candidat à la réincarnation, pas vraiment enchanté, attend qu'un ange lui touche l'épaule pour que tout son passé s'efface avant que son âme aille rejoindre le corps du nourrisson en train de naître.
Un minuscule instant semble être oublié avant la grande descente....Nathan naît, grandit dans l'absence du père, au coeur d'une famille recomposée et aux côtés d'une mère aussi fantasque qu'étrange.
Des bribes de sa première existence remontent des limbes de la mémoire, téléscopant une réalité qu'il a de plus en plus de difficulté à appréhender. Nathan nage en pleine confusion, s'empêtre dans mille et une directions plus improbables les unes que les autres, une d'elles l'entraînent dans un bar étrange, l'Angel's bar, où il a rendez-vous avec une potentielle acheteuse d'une de ses toiles. Les heures passent, les consommateurs sont de plus en plus étranges, des petits pains apparaissent sans qu'on y touche, le rendez-vous se fait attendre, Nathan griffonne des mots, des phrases sur son carnet, ébauche du roman de sa vie. Soudain, il lui semble apercevoir Aerin, son ex petite amie, mère de sa fille, dans la rue: Nathan sort en trombe, oubliant le carnet dans le bar. Lorsqu'il revient le lendemain, le bar ne semble être qu'un entrepôt à l'abandon...à l'intérieur des tables et sur celles-ci des petits pains et un carnet, son carnet qu'il feuillette: ce qu'il y a écrit a entièrement disparu "Les mots qu'il avait eu tant de mal à apprivoiser s'étaient échappés" (p 183).
"Nevropolis" est un premier roman dans lequel le lecteur se promène au gré des reminiscences de Nathan, héros désarçonnant, et de ses égarements psychiques. Le dédale des entrées est multiple et complexe comme un film de David Lynch: parfois on ne sait pas où le héros veut en venir, où l'auteur veut emmener son lecteur. Le jeu de piste peut être éreintant comme motivant, les références culturelles et historiques sont d'une grande richesse et sont autant de petits cailloux pouvant aider à retrouver son chemin. Comme dans les films de Lynch, l'ambiance est d'un grand onirisme, le lecteur oscille entre rêves et hallucinations, entre ombres et lumières, entre compréhension et étonnement total. Comme devant les images de Lynch, on a l'impression de ne pas tout saisir et de passer à côté de quelque chose, mais comme pour les films de Lynch doit-on vraiment essayer de tout comprendre?
Le personnage est agaçant mais aussi émouvant car à la recherche du pourquoi de son passage sur terre, quelle est son utilité voire sa mission? Son errance à travers les siècles trouvera-t-elle un jour un havre de paix? L'existence est-elle toujours une souffrance? Nathan a tenté d'enchanter son monde à travers sa peinture, ses couleurs (au fait, David Lynch peint aussi!) et d'y apporter une réponse, réponse que l'on ne saisit pas dans sa totalité...comme une peinture, une musique ou un film, un roman doit-il apporter une réponse entière?
Jean Hartleyb a une écriture fluide, agréablement musicale, à l'humour inattendu (certaines situations sont vraiment cocasses, comme celle dans l'Angel's bar où le surréalisme est joyeux), aux belles phrases, longs plans séquences au cours desquels la magie de l'onirisme emporte le lecteur vers un ailleurs incertain mais fascinant....comme les films de Lynch. Oui, j'insiste car tout au long de ma lecture, j'ai eu la sensation, agréablement dérangeante, d'être dans un de ses films. Comme je suis une admiratrice du cinéaste et que j'aime ses films, je n'ai pas peiné dans le roman de Jean Hartleyb, même si parfois les références au monde de la psychiatrie me faisaient lâcher prise.
Au final, une lecture surprenante, intéressante parfois dérangeante, où l'ombre du 11 septembre 2001 plane sur les toiles de Nathan. Je ne suis pas critique littéraire, seulement une lectrice, mais peut-être que le cheminement de Nathan aurait gagné en netteté en partant moins dans tous les sens et en étant moins opaque. En me plaçant dans l'optique de la référence des films de Lynch, ma lecture a accepté certains errements du récit...après tout une part de mystère insondable n'est pas nécessairement inutile.

Je remercie Jean Hartleyb d'oser lancer son roman dans la blogosphère.

lundi 18 août 2008

La cavale


C'est l'histoire d'un vieil homme que ses enfants ont établi, pour la durée des vacances d'été, dans une maison de retraite, Les Cannabis (si, si!!). Seulement, cela fait maintenant quatre ans que ses enfants l'ont "oublié" aux Cannabis! Quatre ans que Sébastien, dit Bastien, dit "Albert Einstein", croupit dans ce qu'il considère être une prison pour les vieux....d'autant plus que ses enfants ont eu la bonne idée de le placer sous tutelle: il ne peut plus sortir sans autorisation, quant à jouir de son argent c'est devenu de la science fiction. Aghhh, l'ingratitude de la progéniture est une désolation et un isolement que subit amèrement Sébastien.
Un jour, ou plutôt un soir, après avoir mûrement réfléchi et une fois de plus compris qu'on ne viendrait plus le chercher pour le sortir de la résidence, Sébastien décide de prendre la tangente. Il se souvient de Paula, la Résistance, Léa son amour de jeunesse, la soeur de son meilleur ami. Il part dans la nuit, rencontre Laurent, un chauffeur de taxi qui l'accompagne dans son ultime randonnée, une randonnée pour retrouver le passé, pour relater ses souvenirs, pour respirer l'air de la liberté. Sébastien Lesquettes est un rebelle depuis toujours et encore plus à l'automne de sa vie et veut absolument retrouver Paula, une lumière dans sa nuit, elle qui lui a écrit une lettre, il y a deux ans, qu'il n'a même pas lue!
Joseph Bialot ("La station St-Martin est fermée au public") dresse un portrait de vieillard qui ne se résigne pas à attendre la fin en déambulant sans but en maison de retraite. Son héros est l'anti-thèse des personnages de "Nous vieillirons ensemble": Sébastien représente la part sombre de cet âge de la vie; Les Cannabis sont loin d'être Les Bégonias de Camille de Peretti, le lecteur se retrouve au coeur d'une ambiance morose où les heures passent silencieusement, lentement, murant dans le silence des vieillesses solitaires et abandonnées les petits vieux qui attendent la fin du calvaire.
Bialot offre un road movie (la balade en taxi dure tout le roman) des souvenirs de la guerre 39/45 et de la recherche de Paula, voyage dans le temps et dans l'espace qui les mèneront jusque sur la côte nordiste.
Les bassesses d'aujourd'hui rencontrent celles de l'Occupation: les mensonges de ses enfants, le passage mortel de la ligne de démarcation pour Léa et l'enfant qu'elle met au monde dans un fossé au moment où la patrouille allemande passe....Léa qui n'avait pas ôté son étoile jaune et qui disparaît sans laisser de traces. Les abandons des enfants et les combats pour venger la disparition de Léa et de l'enfant, les combats de la Résistance, les héros qui tombent puis ceux qui reviennent des camps à jamais brisés. Paula et leurs étreintes, jeunesses perdues au milieu des horreurs et des souffrances, havres de paix dans un monde qui sombre dans la folie. Paula qui lentement se matérialise au fil des recherches, au bout des morceaux d'adresse glanés ça et là.
La rébellion est au commencement de la fuite vers la liberté et une histoire d'amour qui ne peut s'oublier, elle est le fil conducteur du récit d'un homme qui refuse d'être considéré comme un senior (c'est vrai...quelle horrible nomenclature afin d'éviter de dire "petits vieux" ou "personnes âgées", l'édulcoration d'un état par un concept souvent insipide), comme un vieux assisté! La rébellion est au coeur du roman et parfois elle devient un peu agaçante: Sébastien en fait trop et est fatigant à suivre, même s'il a de bonnes raisons pour être ainsi. C'est ce qui m'a un peu gênée dans ce roman aux accents bien grinçants et dérangeants: mon erreur a été de le lire immédiatement après le roman de Camille de Peretti. Cependant, cela n'ôte rien à la qualité du récit, à la justesse des personnages, à l'atmosphère de résistance face au temps (ce n'est pas parce que l'on est vieux que l'on ne peut plus aimer ni regarder les jolies filles!) et face au regard porté par la société sur la vieillesse. Comme cette dernière fait peur et comme on aimerait pourvoir l'oublier et l'éviter!
Sébastien et Paula se rebellent contre les convenances sociales, contre les directives médicales, contre l'ordre et aspirent à être eux-mêmes, ceux qu'ils étaient dans les années 40 lorsqu'ils se battaient pour la liberté, une liberté que l'on voudrait leur interdire au nom de bien des choses futiles et creuses. Qu'ont-ils à craindre ou à perdre à leur âge? Dans un ultime pied-de-nez, les vieux amants ont leur barroud d'honneur....émouvant, poignant et glaçant.
Un autre roman sur la vieillesse qui laisse un petit goût d'amertume: c'est que la lecture a sacrément remué les sentiments!

Livre lu dans le cadre du Prix Landerneau






samedi 16 août 2008

Détournement de slogan

En ces temps olympiques, il s'avère nécessaire de mettre en avant des textes pas vraiment consensuels, histoire de souligner que tout n'est pas lisse comme souhaiterait le faire suggérer Pékin. C'est pourquoi "Servir le peuple" de Yan Lianke, roman interdit dès sa parution, me semblait tout indiqué.
Wu Dawang s'est engagé dans l'armée populaire afin de se montrer digne de la confiance de son beau-père qui lui a permis d'épouser Beauté après la signature d'un pacte....celui de gravir les échelons le plus vite possible pour obtenir la carte de membre du Parti et un hukou de citadin pour sa femme, promesse d'une vie meilleure loin des champs.
Wu Dawang devenu l'ordonnance du colonel de son régiment, est bien noté et a été promu sergent. Il s'occupe du ménage et du jardin du colonel ce qui lui permet d'échapper aux diverses corvées des soldats. En servant le colonel, Wu Dawang, maîtrisant parfaitement la dialectique du Parti et sachant réciter par coeur les 286 phrases de la pensée de Mao, sait qu'il sert le peuple...Servir le Peuple, slogan célèbre de la Révolution Culturelle (titre d'un discours de Mao en 1944, futur bréviaire des membres du Comité Central), un large univers qui s'avère être un vaste domaine pour Wu lorsque le colonel doit partir à un séminaire, pendant deux mois, et laisser sa jeune femme Liu Lian à la caserne. D'autant plus que dans la cuisine, Wu Dawang a trouvé une vieille pancarte sur laquelle est inscrit le fameux slogan Servir le Peuple. La pancarte se retrouve devenir un agent de communication entre Wu et Liu Lian pendant l'absence du colonel: dès que Liu Lian a besoin de ses services à l'étage (où se trouve la chambre conjugale), elle descend la pancarte de la table de la cuisine "...Et rappelle-toi: si la pancarte n'est plus sur la table, cela signifie que j'ai besoin de toi au premier étage." (p 27)
Une liaison amoureuse commence entre Wu Dawang et Liu Liang où l'envie de complaire à l'épouse de son supérieur, détentrice d'un pouvoir sur sa carrière voire sur sa vie tout court (un simple appel téléphonique, la moindre plainte relative au service de Wu et ce dernier se retrouve au plus bas de l'échelle), se mêle à un intérêt prosaïque...celui de décrocher ainsi de l'avancement et un hukou citadin pour sa femme et son fils. Très vite, Wu se rend compte qu'il enfreint les grands principes du Parti en trompant son épouse, en couchant avec l'épouse du colonel tel un minable capitaliste occidental! Il a honte de lui, se déteste et hait l'épouse de son colonel et tente de résister au rouleau compresseur des appétits sensuels de Liu Lian. Puis c'est la débauche et la décadence pure et simple (aux yeux du Parti) en glissant, avec volupté, dans les feux de la passion. Les deux amants découvrent la plénitude des désirs assouvis, des étreintes torrides et du pétillant de l'interdit dépassé. Aussi, Wu ne fait-il que son devoir: celui de servir le peuple conformément au slogan puisque servir un officier supérieur (et par conséquent l'épouse de ce supérieur) c'est servir le peuple! Une lumière de sentiments, de bonheur de vivre dans les ténèbres de la Chine totalitaire qui règlemente la vie intime de chaque citoyen. Le comble de l'iconoclaste est atteint lorsque, suite à une séance sensuelle débridée, la statue du Président Mao est brisée....comme le symbole de tous les tabous renversés par l'amour passionnel entre Wu et Liu, qui se comblent et re-comblent chaque nuit et chaque jour. C'est aussi l'annonce du glas de leur liaison même s'ils ne le formulent pas encore. D'ailleurs, une fois la statue brisée, c'est le déchaînement (à prendre dans tous les sens du terme!) dans le bureau où valsent les posters, les écrits de Mao pour terminer leur ronde dans un chaos indescriptible: "Je suis un élément contre-révolutionnaire "tout spécialement grand" qui mérite d'être fusillé deux fois!
Regardant autour d'elle, elle avisa sur le bureau le livre à couverture rouge, les Oeuvres choisies du président Mao Zedong. Elle fit un pas, saisit le trésor sacré, arracha la couverture, la jeta par terre et entreprit d'en déchirer les pages, une par une, avant de les froisser en boules dans sa main. Quand il ne resta que la page de garde portant la photo du président Mao, elle l'arracha à son tour, en fit une boule, la jeta par terre et la piétina en regardant Wu Dawang dans les yeux et en criant:
-Alors, finalement, de nous deux, lequel est le plus réactionnaire?"
(p 122 et 123)
Ce chapitre 9 est une telle longue suite d'actes plus contre-révolutionnaires, réactionnaires et iconoclastes les uns que les autres que ça en devient délicieusement pervers! Certains sont allés en camp de rééducation pour moins que cela....Lianke touche au plus profond de l'horreur pour un admirateur sans réserve du Comité Central: c'est de la haute rébellion et de la grande trahison! Le clou du chapitre est lorsque que Wu Dawang, à bout d'arguments contre-révolutionnaires et réactionnaires, prend "une cuvette sur laquelle était inscrit en caractères rouges le slogan Combattons l'égoïsme, critiquons le révisionnisme et, à l'aide d'un pinceau, peignit en noir sur les caractères rouges la formule Chacun pour soi." (p 124)
Le pouvoir érotique de la transgression des tabous est un élixir de jouvence vieux comme le monde: nos amants redoublent de sensualité dans leurs ébats ultimes après le chaos.
Comment ce huis-clos s'achève-t-il? Disons qu'il y a quelques petits arrangements entre amis afin d'étouffer le scandale et que l'ordre nouveau prôné par le Grand Timonier est loin d'être radicalement différent de l'ancien système politique impérial: le soldat d'origine paysanne reste modeste jusqu'au bout et lorsqu'il sert le peuple c'est au final la petite-bourgeoisie qu'il sert. Les ambitions et les manigances sont les mêmes, sous d'autres couleurs et d'autres noms. La fin du roman est étonnante et mystérieuse: on reste étrangement dans l'attente d'un quelque chose qui ne viendra pas, une réponse précise que tout imaginaire se garde bien d'offrir.
Un roman grinçant où la satire est derrière chaque mot, chaque phrase: un véritable florilège de détournement de sens des slogans en vogue lors de la Révolution Culturelle. Un auteur à découvrir, à lire et à suivre, donnant une autre image que celle véhiculée par les JO 2008!

NB: Lianke a écrit un autre roman qu'il n'a même pas tenté de publier en Chine "Le rêve du village Ding".

Roman traduit du chinois par Claude Payen


Un papier de Libération ICI

jeudi 14 août 2008

Aaaahhh, vieillir....


"Dimanche 1er Octobre. Une journée comme les autres aux Bégonias, maison de retraite de la banlieue parisienne. Il est 9h15", nous nous trouvons dans l'entrée et commençons à rencontrer les différents pensionnaires, autant de personnages que de galerie de portraits plus amusants et émouvants les uns que les autres.
C'est d'abord un couple qui a rendez-vous avec le directeur pour une place dans la résidence, pour la mère du mari, elle perd un peu la tête; l'épouse est parvenue à faire entendre ses arguments, une longue bataille dont elle voit enfin le bout...elle n'aura plus à supporter une belle-mère qui n'a jamais pu l'encadrer, elle la secrétaire qui s'est faite épouser par son polytechnicien de fils. La maison de retraite a l'air correcte, ce qui rendra les choses moins difficile pour lui. La vengeance serait-elle un plat qui se mange froid? A la décharge de cette épouse, ce n'est que juste retour des choses.
Puis, un trio féminin: Louise Alma, Marthe Buissonnette et Jocelyne Barbier, deux d'entre elles se détestent cordialement, l'autre regarde le monde d'un air amusé et un peu fatigué au crépuscule de la vie. Louise est une dame qui a de la classe, Marthe paraît sèche, pincée et un peu désagréable (voire méchante) tandis que Jocelyne porte son âge, sa faconde, parfois grossière, et ses rondeurs avec jovialité, trop de rires pour que tout soit réel? Les blessures de l'âme, profondes et sombres, se cachent souvent derrière le sourire ou le rictus, Marthe et Jocelyne, deux souffrances secrètes que les nuits solitaires n'apaisent toujours pas.
Il y a Nini, une vieille dame qui crie, éructe des insanités à longueur de temps, qui fume comme un pompier et réclame du coca light à tout bout de champ alors qu'elle préfèrerait un bon verre de vin! Nini qui attend sa petite Camille chaque dimanche, Camille qui éclaire son horizon, Camille qui commence à se lasser des lubies usantes de sa vieille marraine. La vie de Nini n'a pas toujours été triste, elle a bien vécu d'ailleurs, elle a eu une vie bien remplie, elle a été Madame le Juge autrefois, il y a un siècle, dans une autre vie. Elle n'a pas toujours été acariâtre ni pénible jusqu'à ce que son grain de folie ne devienne ingérable au quotidien. Nini les conspuent tous autant qu'ils sont, ces pauvres vieux, ces directeur et infirmières. Seule Josy trouve grâce à ses yeux, Josy l'auxiliaire de vie qui apporte avec elle l'amour de son prochain, l'amour qu'elle donne aux déshérités et à la vieillesse solitaire. Las, Nini à force de hurler et de sonner pour un oui ou pour un non n'est plus écoutée la nuit....Nini solitaire nocturne à qui tout peut arriver.
Le Capitaine Dreyfus est un vieux monsieur qui n'a jamais pris la mer et toujours rêvé de commander un navire. Est-il vraiment aussi à l'ouest qu'il ne le fait croire? Il fait des réserves de pain, tournicote autour d'un bosquet près du grillage, s'agite et délire....pour mieux tromper l'ennemi sans doute. Et si le capitaine rêvait d'une évasion en bonne et due forme?
Madame Destroismaisons, dite "la baronne", perd lentement mais sûrement la mémoire aussi son époux, éternel amoureux de sa femme, prévenant et dévoué, ne peut plus s'en occuper à la maison...à deux pâtés de maisons des Bégonias. La baronne, toujours coquette grâce aux attentions de son époux, s'égare dans ses souvenirs et ses peurs d'autrefois lorsqu'elle recevait son amant du moment. Alphonse boit le calice jusqu'à la lie...l'amour a ses raisons que la raison ignore même au soir d'une vie.
La résidence Les bégonias n'est pas que vide et attente du dimanche, jour des visites, ou du départ vers un au-delà parfois attendu. L'amour peut frapper les coeurs en plein hiver de l'existence, faisant renaître de doux sentiments et de tendres étreintes et donnant une seconde vie aux coeurs solitaires. L'amour à l'âge de la vieillesse illumine les yeux de Thérèse et Robert et bercent leurs nuits. La rébellion peut s'exprimer dans la fusion des coeurs et des corps: rien n'est jamais terminé, tout peut commencer malgré les rides et les blanches chevelures, vieillir ensemble pour renaître à la vie. On suit les regards, les mots doux de ces tourtereaux avec tendresse et émotion: le tourbillon des jours réserve d'intenses surprises!
Que serait une résidence pour personnes âgées sans l'infirmière, la garde de nuit et le directeur? Tout ce petit monde est sous la houlette d'un berger passionné de timbre, un tantinet désarçonné par le décès tenu secret d'une résidente et son attirance envers Christiane,l'infirmière. La pauvre a l'art de tomber sur d'impossibles goujats qui lui foulent aux pieds son pauvre coeur éperdu d'amour. D'ailleurs, le dernier en date, n'est autre que le fils du Capitaine Dreyfus. Les odieux personnages ont souvent les paroles de trop qui sauvent les Christiane des pires situations...et si le directeur était l'homme idéal, vous savez celui que l'on croise tous les matins et qui passe inaperçu jusqu'au jour où l'on ouvre enfin les yeux!
"Nous vieillirons ensemble" est une journée dans une maison de retraite avec ses angoisses, ses rires, ses folies, ses rivalités, ses souffrances, ses souvenirs douloureux, ses révoltes et ses bonheurs inattendus. Des tranches de vie tellement humaines, tellement vraies que l'émotion se rencontre au détour de petites phrases, de petits mots. On rit beaucoup, on a la gorge serrée souvent, on pleure parfois: le ridicule côtoie le cynique, le comique et la tendresse, les grandeurs et bassesses de tout un chacun scandent les heures du jour au fil des différents lieux de la résidence....une résidence mode d'emploi qui fait écho à "une vie mode d'emploi" de Pérec (d'ailleurs, l'auteure met à disposition un plan détaillé des Bégonias et y place les scènes).
La vieillesse ne laisse jamais indifférent: elle est le miroir, souvent redouté de notre proche futur, image que l'on aimerait ne pas avoir à regarder et encore moins à lire. Pourtant, la vie continue avec les mêmes mesquineries et petites méchancetés entre amies, parfois on atteint une relative sérénité, parfois on rencontre un être qui illumine le temps qui reste à partager, parfois on passe à côté de choses simples parce qu'on refuse le reflet du miroir. L'humanité est présente partout dans le récit d'une journée ordinaire d'un groupe de petits vieux attendrissants, drôles et agaçants qui vieillissent ensemble du mieux qu'ils peuvent.
Un livre où le regard tendre et dénué de pathos de l'auteur enveloppe précautionneusement chaque personnage et charme jusqu'au bout le lecteur qui en sort le sourire aux lèvres et les yeux humides.
Pour l'instant, un de mes livres chouchous du Prix Landerneau!

Livre lu dans le cadre du Prix Landerneau







Les avis de anne caro[line] fashion pascal cathulu lily lou michel

mercredi 13 août 2008

La saison des mûres


Des surprises agréables dans la haie du jardin...les mûres murmurent dans la verdure et me rappellent un côté plume ICI. Nous les avons goûtées, elles sont extras mais pas en nombre suffisant pour se lancer dans la gelée de mûres. Pour cela, rien ne vaut les balades dans les chemins creux!

lundi 11 août 2008

Les racines d'une histoire

Kihyon, détective médiocre malgré un esprit futé, presque "has been", revient chez lui, après quelques années d'errance, parce qu'il a reçu, d'un mystérieux commanditaire, la mission de surveiller sa mère. Il retrouve un foyer peu commun: ses parents vivent l'un à côté de l'autre dans une étrange vie de couple (elle vaque à ses occupations, il passe son temps enfermé dans sa chambre à s'occuper de ses plantes) tandis que son frère, Uhyon, se terre dans sa chambre, entre dépression profonde et désirs irrationnels depuis que son avenir prometteur est parti en fumée en même temps que la perte de ses jambes lors de son service militaire. Un choc immense ouvrira les yeux de Kihyon sur ses relations avec son frère aîné, adoré et détesté en même temps: un soir, il suit, comme il en a reçu l'ordre contre espèces sonnantes et trébuchantes, sa mère. Elle est accompagnée par Uhyon et se rend au coeur du quartier de plaisir de la ville afin que son fils, infirme, puisse assouvir ses pulsions, ses désirs et voit diminuer d'autant ses moments de violence envers lui-même. Kihyon sait qu'il ne pourra plus jamais laisser son frère et la pelote de ses souvenirs se libère et roule au fil du récit.
Kihyon se souvient de son admiration pour son frère, de sa passion pour la photographie et surtout de sa petite amie, Sunmi, délicieusement belle et désirable. Il ne compte plus les fois où il rêvait d'être à la place de son aîné, où c'était pour lui et non pour son frère que Sunmi chantait ses chansons, où il les espionnait, misérable envieux prêt à toutes les bassesses pour obtenir un regard de Sunmi. Il se rappelle les incursions dans la chambre de Uhyon, le vol de la seule photo de Sunmi et de sa cassette de chansons, il se remémore l'affrontement avec son frère lorsque ce dernier découvrit que l'auteur des disparitions d'objets c'était lui, le regard rempli de mépris le brûle encore; et il se souvient de son geste vengeur: le vol de l'appareil photo et sa vente clandestine. Ce mouvement d'humeur d'adolescent vexé et honteux aura de graves conséquences sur l'avenir de son frère chéri et abhorré et c'est devant le spectacle terrible de son frère porté par sa mère dans un bordel que Kihyon décide de faire retrouver le goût de la vie à son frère et de tenter d'effacer les marques douloureuses du passé. Pour cela, il ne lésinera pas sur les moyens à employer même si sur le chemin de la rédemption il devra se coltiner avec de lourds secrets de famille.
La scène d'ouverture (on se croirait dans un film) peut désappointer tout comme le chapitre suivant au cours duquel le lecteur est confronté à la situation humiliante de Uhyon mais très vite, le malaise est dépassé par le caractère absolument incroyable du roman, situé entre le roman policier déjanté au road-movie initiatique. Sans paraître y toucher, l'auteur entraîne son lecteur au coeur de relations familiales tendues, mystérieuses et vieilles comme le monde: jalousie, faute, trahison, sacrifice, affrontement psychologique presque fratricide entre un Abel et un Caïn qui à la fois s'aiment et se détestent. Le tout avec les mots justes, sans pathos ni grandiloquence: les émotions sont présentes à chaque phrase comme la pesanteur des non-dits, les images sous les mots simples, ordinaires décrivant des sensations du quotidien, donnent une impression d'univers familier et connu. Lee Seung-u sait aussi conduire son lecteur sur un chemin de poésie en l'espace d'une petite phrase "...j'aimerais me fondre dans cette forêt, je rêve d'aller toucher ce grand frêne qui soutient le ciel, oui, mais aussi le temps." (p 49)
"La vie rêvée des plantes" met en évidence la complexité des sentiments, des aspirations des êtres humains, leur besoin de reconnaissance et d'amour où l'érotisme est sublimé par la présence des arbres (le frêne, l'aliboufier enlacé au pin, le palmier) et des plantes qui frémissent au contact des mains qui leur parlent en les caressant. Parfois, on se croirait en pleine mythologie grecque où les amants malheureux sont transformés en bosquet, arbres solitaires ou étroitement enlacés....autant de formes absolues qu'il y a d'amour. Les histoires et les désarrois humains ont des racines aussi profondes que celles des arbres, ces arbres qui sont sans cesse en filigrane du récit, paysages essentiels de la quête rédemptrice de Kihyon, ce héros un peu balourd qui grandira au fil de ses découvertes et assumera son amour impossible. On sort de cette lecture habité par les images, les sensations, les parfums et les bruissements qui ont pris corps dans l'écriture subtile de Seung-u, on reste longtemps sous le charme de ce palmier qui pousse dans un endroit improbable, symbole d'un amour immense et éternel.


Roman traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet

Livre lu dans le cadre du Cercle des Parfumés




Les avis de clochette gambadou

dimanche 10 août 2008

Etre un gardeur....



J'emprunte, de temps à autre, des recueils de poésie à la médiathèque; j'aime les feuilleter, picorer des textes poétiques au fil de mes errances.

J'ai pris pour les vacances "Le gardeur de troupeaux" de Fernando Pessoa, poète portugais. Je ne saurais expliquer comment ni pourquoi mais sa poésie me touche au plus profond de mon âme, elle me parle. Lorsque j'en lis quelques uns dans la journée, je suis transportée dans un ailleurs sublime; les mots de Pessoa sont d'une beauté inouïe et simple...la vie, tout simplement.

Je souhaite partager avec vous, le poème éponyme du recueil "Le gardeur de troupeaux"


IX


Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et avec les oreilles
et avec les mains et avec les pieds
et avec le nez et avec la bouche.

Penser une fleur c'est la voir et la respirer
et manger un fruit c'est en savoir le sens.

C'est pourquoi lorsque par un jour de chaleur
je me sens triste d'en jouir à ce point,
et couche de tout mon long dans l'herbe,
et ferme mes yeux brûlants,
je sens mon corps couché dans la réalité,
je sais la vérité et je suis heureux.

Fernando Pessoa (1888-1935)

Pastorale de François Boucher (1703-1770)

samedi 9 août 2008

Connaît-on la personne avec laquelle on partage sa vie?

Lancelot est traducteur et travaille à la maison et contemple chaque jour les arbres de la cour de l'école. Il est marié à Elisabeth, institutrice de son état et peu présente. Les années passent, calmes, inodores et incolores, vides d'émotions et de sens, quelques meubles disparaissent de l'appartement de manière étrange. Un jour, Lancelot décide d'aller lui-même remettre la traduction à son employeur: il brave sa phobie des gens, et s'en va à pied à l'autre bout de la ville. Le destin lui tombe sur la tête, près d'un immeuble: c'est un escarpin rouge qui a volé d'une fenêtre. Lancelot décide de monter remettre l'objet volant identifié à sa propriétaire. Une très belle jeune femme lui ouvre, la vie de Lancelot ne sera plus jamais la même! Quelques jours plus tard, il quitte Elisabeth pour vivre avec la jeune femme aux escarpins rouges, Irina.
Irina est fantasque, entière et mystérieuse, d'une beauté à rendre un homme d'une jalousie maladive. Elle réalise des documentaires, à travers le monde, sur les animaux en voie de disparition. Elle part des semaines entières, laissant Lancelot seul dans leur maison perdue, dans le Nord, là où l'hiver est longtemps présent.
Un soir, un appel de la police lui annonce la mort de son épouse dans un accident de voiture. Le problème est que Lancelot avait déposé Irina à l'aéroport et il n'y avait aucune raison pour qu'elle soit en voiture et qu'elle soit retrouvée morte! Que s'est-il passé entre le moment de la séparation et l'accident? Qu'allait faire Irina au volant de cette voiture qui ne lui appartenait pas? Ce qui est encore plus étrange et alarmant, c'est que des objets ont disparu dans la maison, Lancelot deviendrait-il fou?
"Et mon coeur transparent" est l'histoire, étonnante et émouvante, d'un homme, rêveur et amoureux, qui part à la recherche de la personnalité cachée de son épouse. Il rencontrera un homme qui se fait passer pour son père, il apprendra qu'Irina a été empoisonnée à doses infimes, fera connaissance avec une agent immobilier qui faisait visiter des maisons à Irina et partagera le quotidien d'un ancien voisin qui se révèlera être le premier amour d'Irina. Au fil de son road movie entre le lieu de l'accident et la ville où ils se sont connus, Lancelot percera le secret de la double de vie d'Irina où les bombes artisanales et les coups de force contre les laboratoires pharmaceutiques et les grandes enseignes sont le lot de l'existence de son groupe de desperados écologistes et anti-capitalistes. Lancelot est loin d'être au bout de ses surprises et de ses révoltes: l'ultime dénouement lui ouvrira un nouvel horizon totalement inattendu.
Véronique Ovaldé, sans en avoir l'air, fait de "Et mon coeur transparent" un roman noir où le comique côtoie le tragique et l'absurde. En effet, son héros, Lancelot, amoureux transi d'une Irina qui s'avère insaisissable, s'engage dans une quête de la vérité qui bousculera ses obscessions, son hypocondrie et sa tendance à la panique. Il ressasse des choses parfois à la limite de l'irrationnel tout en glanant des faits plus hallucinants les uns que les autres. Les découvertes de Lancelot alternent avec ses souvenirs et le lecteur est pris dans l'engrenage de la recherche du pourquoi et du comment de la disparition d'Irina. Les incohérences de Lancelot le rendent attachant et émouvant, petits accrocs qui apportent leur grain de sel au tissage de l'histoire d'Irina et sont autant de digressions permettant au récit de prendre son temps sans atténuer son intérêt. La ponctuation très fantaisiste de l'auteur est à l'aune des errances de Lancelot mais peut gêner voire irriter le lecteur. J'ai apprécié, une fois encore, le toucher délicat de son écriture pour mettre au jour ce qui fait mal, les détails douloureux qui façonnent un être humain dans son histoire intime. Véronique Ovaldé a le chic pour utiliser des expressions et des mots désuets ainsi que des lieux qui n'existent pas, et dignes du monde des fantasmagories, pour révéler, d'une plume aérienne, un monde souvent très violent et aussi dire la douleur du deuil et l'apprentissage d'une solitude difficile à apprivoiser. Je ne me lasse pas de son style où l'onirisme et la sensibilité imprègnent les mots, les phrases et les images que l'on se construit au fil de la lecture...il y a chez elle un parfum subtil de merveilleux, d'histoires qui ne se trouvent que dans le monde de l'imaginaire.

"Juste avant de sortir il remarqua quelque chose dans l'entrée qui retint son attention.
J'étais sûr, se dit-il, qu'ici même il y avait une armoire.
Il demeura perplexe un instant.
Si l'armoire avait disparu, est-ce que tout ce qu'elle contenait avait disparu aussi?
lancelot fit une moue dubitative pour lui seul, amorça un signe de tête comme s'il saluait l'armoire absente et s'en alla en claquant la porte. il ne s'étonnait ps qu'une armoire disparaisse. Le monde de Lancelot était mouvant et précaire et les choses apparaissaient et disparaissaient selon une logique qui lui échappait mais qu'il acceptait facilement. Lancelot aimait que les choses s'égarent. Ca lui rappelait en douceur l'existence de dimensions parallèles."
(p 19 et 20)
"Lancelot se prépare un thé. Il fait couler l'eau dans la bouilloire en regardant loin devant lui par la fenêtre de la cuisine. On peut apercevoir la route en surplomb, les arbres transis qui scintillent dans la lumière du matin comme des bâtonnets de sucre candi, et sur la gauche un renard retardataire qui s'enfuit vers le bois en effectuant de grands sauts désordonnés dans la neige.
Lancelot se sent très légèrement à côté de lui-même. Il a l'impression qu'il est non seulement en train de remplir la bouilloire mais aussi qu'il est posté juste à côté de l'évier en train de se regarder faire. Il se regarde faire avec, il faut l'admettre, beaucoup de bienveillance. Il se sent patient et dupliqué."
(p 56)

Roman lu dans le cadre du Prix Landerneau






Interview de l'auteur par Télérama ICI

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