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samedi 19 décembre 2009

L'origine est dans l'abîme


Europe de l'Ouest, Allemagne, dans un futur proche, des banlieues sombres et étranges, des familles dispersées dans différents pays, des travails peu rémunérateurs et pas vraiment exaltants, un train interminable, le Grand Train, malgré sa grande vitesse, une vision de fillette qui fait frissonner et un héros qui part vaillamment gagner sa croûte dans ce train interminable et sombre. C'est au cours du voyage que Daniel Kean se trouve confronté à une situation extrême: un voyageur a une bombe greffée sur son corps, l'horreur semble inévitable, aussi Daniel est-il encouragé à faire la conversation au jeune terroriste. Commence alors, une course poursuite pour mettre la main sur un secret jalousement gardé, un secret qui pourrait changer la manière de vivre et de penser du monde. Un secret jouant avec la frontière fragile de l'hérésie religieuse ne peut qu'attiser convoitises et folies, secret dont le fil conducteur est une Bible, "La Sainte Bible de l'Amour et de l'Art" aux quatorze chapitres, aux quatorze paraboles. Dans ce monde futuriste, les groupes religieux s'identifient à un ou plusieurs chapitres de cette Sainte Bible et les explorent au cours de rites gestuels, de danses étranges permettant d'entrer en osmose avec l'enseignement du chapitre. Le corps et l'esprit se mêlent pour parvenir à approcher une Vérité, une quintessence de la parole sacrée.



Daniel Kean n'est pas un esprit puissant, il fait plutôt partie des sceptiques, des non-croyants, aussi, lorsqu'il s'embarque, contre son gré, dans cette quête religieuse et scientifique, c'est avec plus une envie d'en découdre pour récupérer sa fille et tenter de venger la disparition de son épouse, l'esprit de vengeance est son moteur, sa raison de vivre, que par foi de croyant...ce qui est loin d'être le cas de ses compagnons d'aventure aussi disparates que complémentaires.


A la suite de Daniel et de ses compagnons, le lecteur entre dans l'univers très particulier développé, comme une dentelle alambiquée et donc mystérieuse, par Somoza qui semble prendre un malin plaisir à le perdre à l'infini. Il s'amuse à dérouler une toile gigantesque de questionnements, de routes possibles à emprunter ou non, de dédales spirituels, de labyrinthes de la pensée ou de foisonnements philosophiques. Le lecteur déambule, comme Daniel, incrédule puis perplexe jusqu'à ne plus rien y comprendre avant de renouer le fil de la quête, frissonnant dans les espaces sous-marins sous cloche, les maisons piégées d'invisibles armes....une richesse d'actions qui parfois amène à l'overdose. On oscille entre Science-Fiction et Bande Dessinée, les scènes donnent l'impression de ridicule mais c'est pour mieux happer la proie qu'est devenue le pauvre lecteur, saucissonné dans son envie d'aller toujours plus loin dans le frisson et l'incroyable. Un incroyable objet du discours: la présence pesante d'une religion d'une grande complexité régissant le moindre recoin de la vie sociale, culturelle, politique et économique de ce monde futuriste; tout est religion, tout est croyance. Aussi, lorsque la quête parviendra à son terme, la surprise n'en sera que plus grande: non seulement, le lecteur comprend alors le pourquoi des signaux inconscients qui lui titillaient les neurones depuis un bon moment, mais encore, il a la joie d'être entré à pieds joints dans la ronde endiablée de l'auteur, une ronde dans laquelle sont venus les mythes et les déités des temps immémoriaux.


"La clé de l'abîme" est construit comme un thriller et évolue dans la sphère du fantastique avec tout le cortège d'interrogations inhérent au genre: le devenir de l'humanité, la place de Dieu dans la société, les croyances doivent-elles régir le quotidien, doit-on et/ou peut-on tuer, psychologiquement, Dieu comme on tuerait son père afin de s'affranchir enfin de ses carcans? Est-Il né et comment? L'humanité a-t-elle toujours un sens lorsqu'elle devient un objet sans cesse contrôlé et réglé, dans tous les domaines d'activité et ce jusqu'au plus intime qu'est la procréation, par des machines? Comment les générations futures parviennent-elles à se reconstruire après un cataclysme bouleversant les modes de vie? Ces questions existentielles sont servies par une force romanesque de l'écriture qui sait susciter les arcanes de l'imaginaire avec en prime, à la fin de l'épilogue, une excellente raison d'aimer se replonger dans l'univers fascinant de la littérature classique....je me disais bien que certaines phrases me rappelaient certaines oeuvres classiques!


Même si, parfois, j'ai été déçue dans mon attente de pistes complètement tordues dans la construction de l'intrigue, j'avoue avoir apprécié la nouvelle trame de Somoza qui a le don de dérouter et de surprendre.

Roman  traduit de l'espagnol (Cuba) par Marianne Millon



 

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(6/7)

samedi 7 février 2009

Trois soeurs madrilènes


Voici une auteure qui a défrayé la chronique, il y a quelques mois, dans la blogosphère. J'étais très curieuse de constater par moi-même les raisons de l'engouement général et grâce au swap "Eternel féminin" organisé par Anjelica et à Martine ma swappeuse, je me suis lancée le mois dernier dans la lecture de "Amour, Prozac et autres curiosités".
Trois soeurs, aussi dissemblables que la nature peut le permettre, traînent leur mal de vivre entre le travail, leurs distractions et leurs retours sur elles-mêmes. L'aînée, Ana, mère de famille rangée, ordonnées, aimant les belles choses et la tranquilité domestique est en pleine dépression et se laisse totalement aller; Rosa, la cadette, la cadre dynamique, bosseuse, omnibulée par son travail, ne sachant pas vivre en-dehors de son bureau, regarde ses soeurs et sa mère sans trop comprendre ce qui leur arrive, un rien agacée, beaucoup tracassée par les étranges coups de fils quotidiens reçus à heure fixe tard dans la soirée, avec en fond sonore "L'heure fatale" de Purcell, son morceau préféré....qui cela peut-il être? Quant à Cristina, la benjamine, celle qui ressemble tragiquement au père qui a fuit le domicile conjugal pour ne plus y revenir, le père qui les abandonna sans un regard en arrière, elle expérimente tant et plus les drogues, l'alccol et les hommes dans un délire hallucinant. Leur mère, issue de la plus grande bourgeoisie, regarde le temps passer sans voir ses filles, sans voir leur détresse cachée derrière leurs multiples excès: le goût excessif du ménage et de l'ordre domestique, le goût excessif du travail et des marques de luxe jusqu'à s'isoler du monde réel, le goût excesif pour toutes les transgressions possibles des tabous et des lois, sont autant d'appel à être enfin vues criés par ses filles!
Dans un déroulement original de déclinaison des lettres de l'alphabet et une partition à trois instruments (Cristina, Ana et Rosa), Lucia Etxebarria dresse un portrait de notre société moderne malade de toutes ses extravagances, de tout son mal de vivre et de tous ses excès. Elle virevolte d'une soeur à l'autre, d'une vie à l'autre, dans un tango parfois léger mais souvent profondément tragique derrière les rires et le quotidien: la vie est tout sauf un long fleuve tranquille, on le sait depuis que le monde est monde, mais on en a confirmation au fil de l'illustration de l'alphabet à l'image d'un alpha et omega de l'âme humaine. Chacune dissimule ses blessures au plus profond d'elles-mêmes jusqu'au jour où le lit des souvenirs enfle, déborde et bouleverse l'ordre établi des choses: le chaos de l'intime rudoie le quotidien et entretien une pulsion de mort, le thanatos de la tragédie classique....surtout lorsque l'on se rend compte que la vie vécue jusqu'à présent est tout sauf celle que l'on souhaitait vivre!
J'avoue avoir eu des difficultés à entrer dans l'histoire: je ne parvenais pas à m'identifier à aucun des personnages, les aventures et expériences de ces derniers me laissaient de glace. Pourtant, j'ai persévéré et suis allée au bout de ma lecture, suis parvenue à m'intéresser aux vies des trois soeurs sans pour autant être en empathie avec elles. Je ne saurai dire pourquoi je n'ai pas adhéré aux caractères de ces femmes ni pourquoi je n'ai ressenti aucune émotion. Et pourtant, Etxebarria est présentée comme une auteure phare de l'après-movida, ce mouvement culturel prolifique en Espagne issu de la libération de la période sombre du franquisme.
Bien que longtemps je me suis demandée où allait l'histoire et ce qu'elle souhaitait raconter, j'ai souri, un peu tremblé aux côtés de ces trois soeurs madrilènes, dévastées par la désertion du père et l'absence affective de la mère. Certes, le style est drôle, enlevé, dynamique, mais il y a un petit quelque chose qui m'a empêchée d'apprécier vraiment ce roman. A l'occasion, je retenterai une lecture avec un autre roman de l'auteure!

Roman traduit de l'espagnol par Marianne Million




lundi 5 janvier 2009

Entrelacs

Elisa Robledo est une brillante physicienne enseignant dans une université madrilène dotée d'une plastique que plus d'un mannequin lui envierait! Aussi Elisa a-t-elle tout pour être heureuse: l'intelligence, la beauté, un travail à la hauteur de ses capacités et de ses ambitions. Seulement, une ombre pèse lourdement sur sa vie, une ombre dont l'origine remonte dix ans plus tôt, lors d'un séminaire d'été réservé à la fine fleur de la jeunesse scientifique. Que s'est-il donc passé sur le campus? Une simple rencontre qui bouleversera la vie d'Elisa et d'une poignée de scientifiques: la rencontre avec une théorie folle avancée par David Blanes, physicien espagnol de renommée mondiale, celle de la théorie des cordes! Elisa sera retenue pour faire partie d'un groupuscule trié sur le volet selon les compétences de chacun et travailler, dans le plus grand secret sur une île isolée du monde, sur un projet autant fabuleux que fou: le projet Zigzag ou la possible remontée dans le temps à partir de la capture de particules de lumière.
Seulement, un couac viendra enrayer la belle machine, un couac terrifiant et insaisissable, jetant hors de l'île les rescapés de l'horreur. Depuis cette nuit cauchemardesque, Elisa et ses compagnons, débriefés et réinserés dans la vie quotidienne, sont la proie d'étranges délires, d'angoissantes hallucinations, phénomènes qui les plongent dans la solitude et parfois la dépression. Que s'est-il donc passé, cette fameuse nuit? Pourquoi ces visions, ces yeux blancs dictant leur muette volonté, gâchent jour après jour la vie de ces scientifiques? Ont-ils touché du doigt une zone interdite? Ont-ils joué au jeu dangereux d'apprentis sorciers?
Toujours est-il qu'un soir, une voix connue prononce au bout du fil, dans l'oreille d'Elisa le nom de code fatidique de Zigzag. Commence alors une course poursuite à travers l'Europe où se mêlent scientifiques, décidés à vendre chèrement leur peau et à en finir avec leur invention maudite, et services secrets plus retors que nature.
Somoza se plaît à jouer avec les nerfs de son lecteur, avec ses peurs et ses angoisses en distillant de grandes pincées de psychanalyse (que d'aucun peut trouver pénible et long), une dose de sexe et de fantasme, de beaux filets d'hémoglobine (brrr, j'en tremble encore rien que d'y penser) apportant un vent de terreur panique bienvenu pour maintenir la pression sur le pauvre lecteur au bord de l'évanouissement. Ah! J'allais oublier un saupoudrage conséquent d'équations, de jeunes et vieux physiciens aux prises avec les pires tentations pour obtenir un polar proche de l'horreur, c'est à dire un polar qui fait vraiment très très peur, un polar où la folie des hommes peut provoquer d'insupportables dégâts.
Somoza explore avec jubilation les conséquences d'une théorie scientifique, la théorie des cordes (article Wikipédia pour les curieux) qui consisterait à se saisir des particules de lumière d'un lieu donné à une heure donnée et de les interpréter. En les ouvrant, il serait alors possible de lire ce qui a été enregistré et regarder de monde tel qu'il était avant, il y a une heure, deux heures, deux mille ans voire des millions d'années. Comment absorber alors la révélation d'un film défiant le temps? Comment sortir de l'extraordinaire instant de plaisir du au visionnage de dinosaures ou de la crucifiction du Christ? C'est ce que décortique joyeusement Somoza en jonglant avec les concepts les plus ardus de la science et les diverses psychologies des personnages.
Les allers-retours entre le présent d'Elisa et son passé donnent un rythme passionnant au récit, provoquent des rebondissements plus fous et imprévisibles les uns que les autres....jusqu'à la chute qui est une pure petite merveille à laquelle le lecteur est loin de s'attendre tant les fausses pistes et vrais indices ont été éparpillés au fil de l'histoire.
Avec "La théorie des cordes" Somoza présente, en plus d'un thriller trépidant, une réflexion sur l'utilisation des découvertes scientifiques: à vouloir toucher au Temps, les conséquences les plus dangereusement perverses ne sont jamais éloignées et le couperet proche de tomber sur la tête des apprentis sorciers.
Une lecture tourbillonnante, étourdissante, haletante et jubilatoire même si les frissons sont au détour de chaque page et que l'horreur tapie dans l'ombre des rebondissements.


Roman traduit de l'espagnol par Marianne Millon


mardi 5 juin 2007

Le peintre de batailles

C'est le premier roman d'Arturo Perez-Reverte que je lis et je suis tombée sur son dernier titre qui est une spendeur littéraire. La lecture est succulente du début jusqu'à la fin, elle est haletante, virevoltante, foisonnante de références picturales: un enchantement permanent.
Comment parler de ce roman sans rien dévoiler? J'ai été transportée par la beauté et la luxuriance du texte, de la langue, de sa traduction très réussie. J'ai eu l'impression d'être dans l'antre d'un artiste et d'avoir le bonheur d'observer un peintre en pleine création: les pinceaux, palette, couleurs, mélanges, chiffons, térébenthine se mouvaient au fil des phrases, la fresque prenanit forme devant moi au gré des mots.
Un photographe de guerre, Faulques, s'est retiré dans une ancienne tour pour réaliser l'oeuvre de sa vie: une fresque racontant l'intemporalité des batailles. Une course contre le temps sublime la fresque: une fissure est apparue devient menaçante telle un mauvais augure.
Un ancien soldat croate, Ivo Markovic, arrive et accentue la menace sur l'achèvement de l'oeuvre. Pourquoi est-il là? Que veut-il? Que cherche-t-il?
Commence alors un affrontement entre l'ancien soldat et l'ancien photographe du guerre, couronné de nombreux prix, commence une conversation philosophique entre les deux hommes qu'une photo rapproche et éloigne irrémédiablement. Cette photo a comblé Faulques de notoriété et a détruit la vie de Markovic qui vient réclamer une dette de sang.
Le premier fut le témoin d'une guerre sauvage, le second la victime: qui est responsable? Le photographe qui « shoote » pour informer le monde des horreurs perpétrées sans cesse ou le soldat qui est un élément de l'engrenage infernal de la guerre? Et si dans le chaos, se cachaient des règles géométriques immuables et implacables? Peut-on se libérer de ces logiques terribles? Peut-on les comprendre grâce à la science et à l'art?
Faulques tente de trouver un sens à sa vie, enfuie en perdant la femme qu'il aimait, en peignant sa fresque, en créant l'oeuvre de sa vie: celle qu'il n'a pu relater en regardant par l'objectif de son appareil photo. La peinture voit au-delà de la photographie: la main du peintre dans les couleurs et les gestes ajoute ce petit quelque chose, irremplaçable, que sont la conscience de l'âme et les sentiments éprouvés: une chaleur venue du plus profond de l'être que ne pourra jamais reproduire la froideur d'une focale. Le regard subjectif de l'homme, l'objectif de l'appareil photo: deux bouts d'une lorgnette sur le monde.
Markovic essaie de se reconstruire et d'oublier en se vengeant, tel un personnage de tragédie grecque.
Le roman est à l'image d'une tragédie grecque: une rencontre, du sang, des souffrances, une quête, un duel sublime tout en éloquence, le choeur est celui des vagues de souvenirs accompagnées du ressac de la mer ou du chant des cigales ou des grillons.
Les souvenirs tuent lentement, les souvenirs lacèrent l'âme, les souvenirs conservent les images, les ombres qui peuvent aider à meiux voir, à enfin comprendre la vie, à enfin donner un sens, du sens à la vie. La tour de Faulques est comme la caverne de Platon, sa fresque le fruit de la libération de ses chaînes: la fresque est l'accès à la connaissance. Cette connaissance enfin acquise leur permettra-t-elle, aussi bien à Faulques qu'à Markovic, d'assumer le fait que nul n'est innocent?
Un roman à tiroirs, aux ramifications littéraires et artistiques innombrables: un roman qui dérange parfois (les photographies de guerre ne font-elles pas pire que mieux?) mais qui toujours enchante.
J'ai aimé particulièrement les scènes où l'on voit Faulques manier ses pinceaux, ses outils, ses couleurs. La beauté de ses gestes frénétiques lors de l'achèvement de la fresque m'a émue au plus haut point: il utilise ses doigts et ne réalise plus que des lignes, des traits, des traces, mouvements ultimes d'un art achevé. Le collage final est absolument sublime et poignant.


On en parle ici, encore ici et enfin .

L'ouverture du roman:
" Comme chaque matin, il fit cent cinquante brasses vers le large et autant pour revenir à la plage en continuant de nager jusqu’à ce qu’il sente les galets ronds sous ses pieds. Il se sécha avec la serviette qui était accrochée à un tronc d’arbre roulé là par la mer, passa sa chemise, mit ses espadrilles et gravit le sentier étroit qui menait de la calanque à la tour de guet. Là, il se fit un café et se mit au travail, ajoutant des bleus et des gris pour parvenir à l’atmosphère adéquate. Pendant la nuit — il dormait de moins en moins, et son sommeil n’était qu’une torpeur incertaine —, il avait décidé qu’il aurait besoin de tons froids pour définir la ligne mélancolique de l’horizon où, dans une trouble clarté, se découpaient les silhouettes des guerriers qui marchaient près de la mer. Cela les nimberait de la lumière réfléchie depuis quatre jours par les ondulations de l’eau sur la plage grâce à de légères touches de blanc de titane très pur. Il mélangea donc dans un flacon du blanc, du bleu et une très faible quantité de terre de Sienne, jusqu’à ce qu’il obtienne un bleu lumineux. Après quoi, il fit quelques essais sur la plaque de four qui lui servait de palette, ajouta un peu de jaune et travailla sans s’arrêter le reste de la matinée. À la fin, serrant le manche du pinceau entre ses dents, il recula pour juger de l’effet. Ciel et mer combinaient maintenant des harmoniques sur la fresque qui couvrait le mur intérieur de la tour; et même si beaucoup restait encore à faire, l’horizon était marqué par une ligne douce, légèrement brumeuse, destinée à accentuer la solitude des hommes — traits noirs semés d’éclats métalliques — qui s’éloignaient, épars sous la pluie.Il nettoya les pinceaux à l’eau et au savon, et les mit à sécher. D’en bas, au pied de la falaise, montait le bruit des moteurs et de la musique du bateau de touristes qui, chaque jour à la même heure, parcourait la côte. Sans avoir besoin de consulter sa montre, Andrés Faulques sut qu’il était une heure. La voix féminine retentissait comme d’habitude, amplifiée par un mégaphone; et elle parut encore plus forte et plus claire quand l’embarcation entra dans la petite crique car, alors, le son parvint à la tour sans autre obstacle que les quelques pins et arbustes qui, malgré l’érosion et les éboulements, restaient accrochés aux flancs des rochers.« Cet endroit s’appelle la crique d’Arraez et a servi de refuge aux corsaires barbaresques. En haut, vous pouvez voir une ancienne tour de guet construite au début du XVIIe siècle pour défendre la côte en prévenant les villages voisins des incursions des Sarrasins... »C’était toujours la même voix: agréable, détachant bien les mots. Faulques imaginait que sa propriétaire était jeune, sans doute une guide locale accompagnant les touristes pendant les trois heures de la promenade du bateau — une vedette bleue et blanche de vingt mètres de long, basée à Puerto Umbria — entre l’île des Pendus et Cabo Malo. Ces deux derniers mois, du haut de son promontoire, Faulques l’avait vu passer régulièrement, le pont couvert de passagers munis d’appareils photo et de caméras vidéo, ses haut-parleurs diffusant la musique estivale avec une telle force que les interruptions de la voix féminine constituaient un soulagement.« Dans cette tour de garde, longtemps abandonnée, vit un peintre connu qui en décore l’intérieur d’une grande fresque. Il s’agit malheureusement d’une propriété privée, et les visites ne sont pas admises... »Ce jour-là elle s’exprimait en espagnol, mais il arrivait qu’elle le fasse en anglais, en italien ou en allemand. C’était seulement quand les passagers étaient français — quatre ou cinq fois, cet été-là — qu’une voix masculine prenait la relève dans cette langue. De toute manière, pensa Faulques, la saison était sur le point de s’achever, la vedette promenait de moins en moins de passagers; bientôt les visites quotidiennes deviendraient hebdomadaires, et elles finiraient par cesser tout à fait quand les grands vents d’hiver durs et gris qui soufflaient des bouches du Ponant viendraient noircir le ciel et la mer.Il reporta son attention sur la peinture, où de nouvelles fissures étaient apparues. Le grand panorama circulaire n’en était encore qu’au stade de segments discontinus. Le reste était tracé au fusain, simples lignes noires esquissées sur l’apprêt blanc du mur. L’ensemble formait un paysage démesuré et inquiétant, sans titre, sans époque, où le bouclier à demi enterré dans le sable, le heaume médiéval éclaboussé de sang, l’ombre d’un fusil d’assaut sur une forêt de croix de bois, les murailles de la ville ancienne et les tours de béton et de verre de la ville moderne se conjuguaient moins comme des anachronismes que comme des évidences.Faulques continua de peindre, minutieux et patient. Même si l’exécution était techniquement correcte, ce n’était nullement une oeuvre majeure, et il le savait."
Roman traduit de l'espagnol par François Maspero


Ci-dessous, une mosaïque composée d'oeuvres ayant inspiré Faulques!



lundi 7 mai 2007

Sur fond de dictature franquiste


"Le pianiste" est un livre sur la mémoire, sur les choix des artistes espagnols lors de la guerre d'Espagne. Montalban, sans Pepe Carvahlo cette fois, explore les blessures de la dictature franquiste... sans concession. Début déroutant qui laisse incertain le lecteur : trois grands chapitres, une très longue scène d'exposition qui peut rappeler "Le quintette de Buenos Aires" car les personnages principaux de cette première partie sont les héritiers de cette guerre d'Espagne qui s'achève dans les têtes avec la mort de Franco. Ils sont quadras et sont désenchantés. Un pianiste, vieux comme Hérode est dans la boîte de travestis, accompagnant les prestations artistiques. Lui aussi semble désenchanté. Pourquoi ? Premier retour en arrière : le vieux pianiste est jeune, il a été arrêté et emprisonné. Il est en liberté surveillée pendant les prochaines quatorze années, il est libre mais ne peut quitter Barcelone. Il n'a plus de piano. Il vit en sous location et découvre des gens qui survivent, des jeunes gens qui lisent des oeuvres interdites sous le manteau : Franco est tout puissant. Lors d'une escapade sur les terrasses pour demander à une voisine la permission d'utiliser le piano, le pianiste revoit une figure du passé.C'est le deuxième retour en arrière qui éclaire l'attitude du vieux pianiste à la fin de la première partie.

La Guerre d'Espagne a séparé des destins et brisé des carrières, celles de ceux qui ont pris les armes.

lundi 26 mars 2007

Une poésie meurtrière...


Le roman commence par un meurtre atroce. Est-ce un rêve ou la réalité?
Salomon Rulfo, professeur de lettres au chomâge suite au décès de sa fiancée Beatrix, fait des cauchemars récurrents. Les somnifères ne lui procurent aucun répit. Epuisé, il se rend au dispensaire où il rencontre Ballesteros, le médecin psychiatre. Ce dernier est intrigué par Rulfo et l'écoute avec humanité puis le réconforte et lui prescrit d'autres somnifères. Tout semble rentrer dans l'ordre. C'est alors qu'un soir, après s'être endormi sur un recueil de poésie, Rulfo se réveille et voit à la télévision, la maison de ses cauchemars ainsi que la scène du crime. Accompagné de Ballesteros, il se rend devant la maison...tout est clos. Rentré chez lui, Rulfo, ne tient plus en place et retourne finalement devant la maison. C'est alors qu'il rencontre une sublime jeune femme, Raquel, immigrée hongroise sans papiers, poussée, comme lui, par ses rêves à venir devant cette demeure mystérieuse.
Ils penètrent à l'intérieur, revivent le crime, découvrent un imago (figurine de cire) plongé dans un aquarium, une photo et un début de poème.
C'est le début d'une course poursuite effrénée contre le temps, contre un groupe de dames. Elles sont 13 mais seulement 12 sont nommées. Qui est la dame n°13? Où est-elle? Elle qui semble être la pierre angulaire du groupe d'égéries. « La n°7 Empoisonne... La n°8 Conjure... La n°9 Invoque... La n°10 Exécute... La n°11 Devine... La n°12 Connaît. Ce sont les dames. Elles sont treize, elles sont toujours treize, mais on n'en cite que douze....ne te risque jamais, même en rêve, à parler de la dernière...Pauvre de toi, si tu mentionnais la n°13....! ». L'ambiance est trouble, étrange, angoissante, poisseuse de peur, de sang et de sueur âcre. Tout peut être piège, tout peut se transformer en enfer. Le décor est planté et créé pour provoquer la peur chez le lecteur.
Rulfo, Ballesteros et Raquel, que rien ne destine à se rencontrer vont être les trois rouages nécessaires pour juguler le pouvoir de ces mystérieuses et très inquiétantes dames. Dames? Sorcières? Membres d'une secte? Au fil des pages, le lecteur apprend que Raquel est maintenue dans une spirale infernale de soumission et d'humiliation: elle est prostituée et cache un secret...un lourd secret que peu à peu on parvient à approcher pour mieux le perdre. A-t-elle eu une autre vie avant sa déchéance? A-t-elle un passé? Le voile se lève lentement, au rythme du thriller psychologique mené tambour battant par Somoza. Celui-ci joue, brillamment, avec les nerfs de son lecteur qui se retrouve souvent en apnée tant les situations sont anxiogènes et violentes!
« Le langage humain n'est pas inoffensif. Nous le constatons tous les jours, même dans les discours des fanatiques et des politiques....les mots altèrent la réalité, produisent des choses, mais uniquement s'ils sont récités de façon déterminée et dans un ordre déterminé... ». Somoza met en pratique cela: le lecteur est en proie au malaise au cours de sa lecture car le suspense est intense et la narration digne d'un roman fantastique.
La poésie, cette part de la littérature sensée être le réceptacle de toutes les beautés du monde, apparaît comme pouvant être une arme de destruction massive avec ou sans cible chirurgicales!
Les phylactères, vers écrits sur des objets ou des corps tout en les prononçant, deviennent des armes aiguisées, des tourments sans fin digne de celui infligés à Tantale par les Dieux! Somoza rivalise avec Patricia Cornwell dans les descriptions des atrocités perpétrées par les dames....son style épique et soigné ainsi que son érudition permet au lecteur de ne pas avoir l'impression de se retrouver devant un tueur en série de circonstance....Les dames sont autrement raffinées et les citations de Lorca, Dante, Shakespeare (un des plus dangereux à réciter, brrrr) volent, déchirent, lacèrent, mutilent, torturent, rouent, épuisent sans espoir, pour la victime, d'en voir la fin.
« Le poème est une forêt de pièges. On parcourt les strophes en ignorant qu'un seul vers, un seul mais c'est suffisant, se fait les griffes en vous attendant. Peu importe qu'il soit beau ou non, qu'il possède une valeur littéraire ou en soit totalement dépourvu: il vous attend là, gorgé de venin, scintillant et mortel, avec ses écailles de béryl. ». Tout est dit. La poésie est un monde étrange, dérangeant car errant aux frontières de l'âme du poète. L'inspiration, souffle des Dieux? Des dames?
Le Verbe est puissance, le Verbe peut être un danger immense. Les mots sont tout sauf anodins....
Somoza m 'avait enchantée avec « La caverne des idées » et m'a entièrement conquise avec « La dame n°13 », thriller philosophique, psychologique et poétique. On ne s'ennuie pas une seule seconde, on tremble, on transpire, on suffoque et on exulte devant la virtuosité de l'écrivain. Du grand Somoza!

les avis de Cécilia biblioblog flo .....si j'ai oublié un commentaire à citer, n'hésitez pas à me le faire savoir....


lundi 19 février 2007

Lecture philosophique


Quel beau livre et quelle lecture palpitante !!! A ne pas éteindre la lampe le soir... Tout commence par un meurtre, banal pour un polar. On se dit qu'il n'y a pas que 10/18 qui édite des polars historiques !!! Puis, on avance dans la lecture, et on est surpris, attaché et accro aux notes de bas de page : un roman dans le roman !!! Des tiroirs que l'on ouvre et qu'on a du mal à refermer. On se demande où veut en venir l'auteur, surtout quand des cours de philo de Terminale (ah Platon et ses dialogues !!) surgissent sous la plume de Somoza et que les souvenirs de bachotage viennent vous happer !
On est absorbé par cette intrigue étrange, avec des adeptes sanguinaires de secte. Les héros des notes de bas de page semblent réels, ont des interrogations qui interpellent le lecteur. Tout se réalise lentement jusqu'au dénouement où tout bascule dans un rire éclatant du lecteur ! Pourquoi ce rire enjoué ??? C'est le sel de ce roman, on ne dévoilera donc pas le pourquoi... ce serait trop cruel !!!

Je ne remercierai jamais assez mon bibliomane de mari de m'avoir mis ce trésor littéraire entre mes mains. Kalistina l'a lu également.

mercredi 10 janvier 2007

Etrange tandem


Deuxième aventure policière du tandem barcelonais inspectrice Petra Delicado/inspecteur-adjoint Firmin Garzon, écrite par l'auteure espagnole Alicia Gimenez Bartlett.
Ce tandem, bien sûr mal assorti, joue sur le registre des anti-héros. Ils sont tous les deux un peu looseurs, toujours à côté du cours des événements.
Pour leur deuxième enquête, ces deux "Pieds Nicklés" vont explorer les bas-fonds de Barcelone, celui des voyous minables qui n'intéresse personne.
En même temps, ces deux sombres héros, nous émeuvent, nous font sourire car ils nous ressemblent un peu. Par ailleurs, la romancière fait évoluer ses deux personnages au coeur de la réalité sociale glauque, triste, tragique, avec une pointe d'humour et d'ironie....ce qui sauve le lecteur!!!
L'intrigue se met en place lentement, au gré des fausses pistes et de l'inintérêt de l'enquête (un homme battu à mort, retrouvé dans la rue, que personne ne semble connaître). Un seul témoin: le chien de la victime que Petra Delicado reccueille et tente de faire "parler". Et nous voilà à croiser le monde du "business" canin: vétérinaire, éleveurs, labo de recherches pharmaceutiques, salon de beauté,voleurs,combats de chien.
Ce qui est intéressant dans la démarche de cette auteure, c'est la manière de prendre en compte la réalité de notre société, "sans en faire des tonnes", des petites bassesses et des grands manquements de l'être humain. Son univers semble désenchanté et toujours ironique mais tellement vrai (il suffit d'écouter la radio, la télé ou lire les faits divers pour s'en rendre compte!!). Je ne résiste pas à la tentation de citer un passage qui résume bien l'état d'esprit du polar: "Un crime passionnel et une correction qui avait mal tourné, c'était tout. On ne pouvait pas parler de matériau sophistiqué. Argent et amour. Brutalité et dépit. Vulgarité. Les raisons de tuer sont peu nombreuses, toujours les mêmes depuis Shakespeare, depuis Abel et Caïn. Tout le reste n'est que répétition."
J'avais beaucoup aimé son premier polar "Rites de mort" et j'ai vraiment apprécié le deuxième: son écriture est drôle et grave à la fois. On passe du rire aux larmes...comme dans la vie.