samedi 16 juillet 2016

Sous le soleil...un peu de fraîcheur suédoise

Ce n'est pas "La Croisière s'amuse" quoiqu'il y ait un peu de similitude. Les passagers n'embarquent pas pour des latitudes ensoleillées, ils amorcent un voyage initiatique vers l'Antarctique.
Chacun a un but pour ce périple : oublier les souffrances d'une vie, regarder la vie telle qu'elle est tant qu'on peut s'en souvenir, photographier une faune unique, admirer les oiseaux marins notamment les majestueux albatros, se dire qu'on est au bout du monde, fouler le sol du Pôle sud, paradoxe suédois ? Peut-être qu'un Pôle attire vers un autre Pôle.

La Croisière s'amuse au vitriol : quand un mari aimerait se débarrasser d'une épouse trop volage, tous les moyens sont bons sauf que le grain de sable est toujours présent sous la plume humoristique de l'auteure Katarina Mazetti.

La Croisière s'amuse avec ironie : Alba, une grande voyageuse, au crépuscule de sa vie, observe les membres du groupe, microcosme sociétal, avec une sagacité de scientifique. Les similitudes entre les humains et les animaux sont réelles et souvent burlesques : l'Homme n'est qu'un animal parmi tant d'autres, ni plus ni moins.
Alba consigne ses observations dans un carnet éphémère, pour le plaisir de constater que ses analyses sont pertinentes. On se régale à la lire, on en rit, on en a les larmes aux yeux parfois car la vérité non seulement peut déranger mais surtout touche et provoque l'émotion.

La Croisière s'amuse avec joie : celle de Wilma, la petite professeure obscure, celle qui rit à la vie, celle qui est le bout-en-train du groupe, celle qui offre un visage heureux, tellement heureux qu'il y a, obligatoirement, un bémol. Le rire est le pied-de-nez à une vie qui ne fait pas de cadeau, le rire est l'ultime arme pour faire reculer la douleur et l'obscurité qui guette tout un chacun. Le rire, thérapie inhérente à l'être humain : le rire sauve-t-il de tout ? S'il n'y réussit pas, du moins contribue-t-il à repousser les limites de l'horreur quand on la subit.

« Ma vie de pingouin » est un roman à plusieurs voix, chacune d'elle apporte sa musicalité, son histoire, sa perception du monde. L'auteure reste dans la veine qui fit son succès, celle de « Le mec de la tombe d'à côté », ce qui est jubilatoire pour le lecteur.
Le roman semble léger, or derrière le cocasse ou le burlesque, se dévoile, entre les mots, une profondeur bienvenue. Entre la vacuité d'une vie et le message écologique, un éventail conséquent de la nature humaine est présenté, en toute simplicité.

« Ma vie de pingouin » un roman qui aère l'esprit tout en le nourrissant, le "tout en un" à lire à l'ombre d'une tonnelle, au jardin accompagné d'un thé glacé, ou d'un parasol sur une plage surpeuplée. Dépaysement garanti dans la joie et la bonne humeur.






vendredi 15 juillet 2016

C'est l'été, vite un rafraîchissement norvégien!

Norvège, archipel du Svalbard au Cercle Polaire. Longyearbyen, la capitale, vit au rythme de la nuit polaire et de sa mine de charbon.
Tout le monde se connaît, tout le monde se croise et se côtoie. Qu'on y vienne pour quelques mois, quelques années ou tout une vie, ce bout de terre, au goût de confin du monde civilisé, laisse son empreinte.
La ville porte encore les blessures du dernier accident mortel de la mine. Un mineur, Per Leikvik en a réchappé en abandonnant au fond une partie de lui-même. De mineur expérimenté, il est devenu l'idiot du village, solitaire, décalé et inquiétant.

Tout est de glace et encore de glace dans cette nuit polaire qui n'en finit pas. Tout est étrange, angoissant et pesant : la nuit de la mine, ses boyaux anciens où erre le « sixième homme », ombre parmi les ombres, au plus profond de la terre; la nuit polaire en surface. Au milieu, des hommes et des femmes avec leurs émotions, leurs histoires, leurs peurs, leurs soucis. Des enfants qui jouent à cache-cache, qui jouent au métier de leur père. Des dames oeuvrant dans les associations, tricotant, cousant, cuisinant et épiant tout et rien. Les balades en motos-neige, brisant le silence polaire, les ours blancs, les rennes convoités par des gens sans scrupules. Tout semble lisse, sans histoire sauf qu'il n'en est rien.

La banquise est un personnage important au même titre que la mine : autour de ces pôles s'articulent la vie, les vies plus ou moins débridées des protagonistes. 
Le noir de la mine rempli de suie, de poussière, d'excavations, d'aspérités luisantes, de veines minérales, est un océan profond au-dessus duquel craquent les glaciers ; le bleu sombre de la nuit polaire irisant la glace, bien qu'à l'air libre, oppresse tout autant : le froid, l'immensité solitaire et uniforme étouffent un lecteur pris dans une tourmente glaçante tant elle est insidieuse et discrète.

Le roman imbrique plusieurs histoires, histoires impliquant divers personnages que la narration reliera entre eux au fil des chapitres.
La vie sur cette île est difficile pour celui ou celle qui n'y est pas né. Le manque de luminosité affecte le corps, les sens, l'âme : on en sort fortifié ou on plonge dans la dépression ou la folie.

Ella, la fille du nouvel ingénieur disparaît sans laisser de trace. On imagine le pire d'autant qu'il y a la présence de « l'homme aux bonbons ». Elle sera le fil conducteur d'une narration construite comme une chorale : des solos, des choeurs, des réponds, des reprises, des duos, le tout avec harmonie et dissonances bienvenues.
Autour d'Ella, le lecteur croisera les parents et leur histoire, une femme trompée par son mari, une épouse volage, des contrebandiers, un chercheur spécialisé dans la sauvegarde des hardes de rennes sauvages, une fête de la lumière, des policiers, des commères. 
Aucun personnage n'est privilégié car chacun apporte sa pierre à l'édifice qui se construit sous les yeux du lecteur, pas d'indice caché à la vue de tous. 
Alors, pourquoi ce roman est-il prenant ? Parce que le suspense est instauré avec habilité et originalité: l'auteure laisse son lecteur maître de ses suppositions, de ses déductions, de son enquête. A lui de relier les événements relatés au présent ou au passé, plus ou moins proche, à lui de se laisser guider par son expérience de lecteur. D'emblée, il sait que le « sixième homme » sera à l'aune du mythe minier, l'ombre parmi les ombres d'où jaillira une partie de la lumière.
Chaque personnage apporte un élément du décor, participe à l'atmosphère particulière de la vie au Cercle polaire.

Monica Kristensen a réussi un excellent roman policier sans action trépidante, sans effets de manche alambiqués, elle a narré un quotidien perturbé par un concours de circonstances qui engendre un enchaînement d'actes et de situations qui tiennent en haleine. La chute est très surprenante, d'une efficacité redoutable.

« Le sixième homme » est un roman dans lequel on entre intrigué et dont on ressort avec des sensations multiples produites par l'ambiance polaire décrite avec brio par l'auteur. Le lecteur étranger à ces paysages se sent un peu chez lui sur l'île de Svalbard.

mercredi 1 juin 2016

Un dragon pas comme les autres

Découverte du festival "Etonnants Voygeurs" de Saint-Malo: les aventures de Charles, un dragon qui séduit immédiatement avec son air triste, son allure empêtrée, ses couleurs originales, bleu et jaune orangé.

9 avril 1821*... ainsi commence l'histoire, l'ambiance est à la limite du lugubre, l'écriture cinématographique, le décor est planté tant par les mots que par l'illustration.
Charles naît au sommet d'un piton sous les yeux attendris de ses parents. Charles a d'immenses ailes, elles sont ma-jes-tu-euses, seulement il est doté d'un corps "maigrichon".
Tout se déroule pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu'au jour où son père l'emmène à l'école des dragons. Tout se complique lors de l'apprentissage du "comment on crache du feu": la poitrine souffreteuse de Charles ne lui permet pas de souffler bien fort. Tandis que ses camarades de classe noircissent les pages de leur cahier, Charles les noircit de poèmes. Charles est différent, Charles s'exprime bizarrement, en rimes et en alexandrins, Charles est poète comme un certain Charles Baudelaire au célèbre "Spleen". 
Notre dragonnet est sujet à la morosité, ses vers ne sont pas des plus joyeux bien qu'il manie l'humour noir et la dérision.
Charles ne parvient pas à noircir comme il faut ses pages, encore moins à brûler des bibliothèques.
L'année passe, il faut apprendre à voler. Or, Charles a un corps petit, maigre, et des ailes immenses: une gageure pour l'envol. Bien entendu, Charles ne parvient pas à prendre son essor et se retrouve par terre sous les moqueries de ses camarades de classe.
Charles est solitaire, n'intéresse personne sauf une mouche "attirée par l'odeur de ses pieds", une mouche, amie insoupçonnée, et la maîtresse quand elle distribue les cahiers à noircir.
On pourrait présager que le printemps apporte un peu de gaieté pour notre dragon bleu et jaune. Las, mille et une fois las! Charles est allergique, éternue tant et plus et ne supporte pas les couleurs chatoyantes des fleurs qu'il trouve "vulgaires". Quand on a la déprime chevillée au corps, rien ne trouve grâce où que le regard se porte.
Arrive le jour de la fête de l'école, Charles ne peut en supporter plus et se sauve loin de ce "monde cruel". Il se retrouve au sommet d'un volcan où il déclame son spleen. Au moment où on s'y attend le moins, le volcan, comme agacé par les lamentations de Charles, entre en éruption, projetant notre poète dragon haut dans le ciel. Si haut qu'il se laisse tomber comme une pierre, prêt à mourir "un mercredi". Deus ex machina: la mouche qu'on oublie tout le temps se rappelle à notre bon souvenir en rétorquant "non, on est dimanche".
Révélation pour Charles qui déploie ses ailes après avoir lâché son cahier, noirci de poèmes, pour voler, planer! 
La mouche le guide, avec humour implacable, dans son apprentissage du à l'instinct de survie.
Charles vole, fait des loopings et étonne tout le monde quand il revient, assombrissant le ciel, à la fête de l'école.
Feu d'artifice éblouissant, magnifique, les parents de Charles sont ravis et le trouvent sublime... le feux d'artifice ou leur fils? 
Charles plane un moment au-dessus des siens avant de rejoindre l'horizon... seul.

Une histoire de dragon originale, amusante où l'on se délecte tant du texte d'Alex Cousseau, drôle, sensible et poétique, que des illustrations absolument magnifiques. Les dragons sont d'une variété incroyable et de toute beauté. Les enfants ne s'y trompent pas et sont subjugués par le cadeau que leur fait l'illustrateur Philippe-Henri Turin

Dès que j'ouvre le livre, le silence est de mise en classe et je peux voir les regards pétillants de joie devant les illustrations chatoyantes, les dessins d'une finesse exquise: entre la sonorité poétique du texte et la beauté de l'image, les enfants sont transportés au coeur d'une féerie qui côtoie le fantastique.
Je ne parlerai pas de la page de garde qui est tout simplement su-bli-mi-ssi-me. Les enfants peuvent rester de longs moments à observer les multiples dragons dessinés. 

Un album à avoir dans toutes les bibliothèques de classe. Un pur moment de bonheur que l'on aime revivre à l'envi.

[* date de naissance de Charles Baudelaire]

Quelques planches:







dimanche 29 mai 2016

C'est dimanche jour de la photo #11

yo ni sakura . hana nimo nenbutsu . môshi keri
Bashô

même aux fleurs de cerisiers
à leur apogée dans ce monde
nous murmurons « Namuamidabutsu ! »

Un Printemps arabe

Le Printemps arabe fait florès au Moyen-Orient, libérant les aspirations d'expression des citoyens dans cette région du monde.
En Syrie, le régime de Bachar Al Assad est à son apogée et prépare les festivités honorant le Guide syrien et sa politique.
Or la révolte gronde au sein des quartiers de Damas, sous le regard des observateurs de l'ONU. De l'Université, le mouvement gagne peu à peu toutes les couches de la population, même le camp de réfugiés palestiniens s'ébroue et se réveille.
Les répliques militaires sont sans pitié: arrestations aveugles, négation du libre-arbitre de la population, disparitions soudaines entretiennent l'emprise d'un pouvoir de plus en plus contesté.
Les lucarnes sur le monde extérieur que sont la télévision et internet sont autant de graines libertaires semées dans les foyers.
Cependant la tradition est bien ancrée: Karim et Fatima s'aiment depuis toujours mais la jeune fille est promise en mariage à un proche du clan Al Assad. La position d'étudiant de Karim ne pèse pas lourd face au faste d'une belle situation. Le proche du pouvoir est un homme bouffi d'importance, d'orgueil et de mépris pour ses semblables. 
L'union est fêtée, la séparation de Karim et Fatima consommée, chacun partant de son côté, résigné.
Leur histoire d'amour est celle d'un Roméo et d'une Juliette que les détours macabres du destin réuniront dans la douleur. Karim lutte contre le régime sanguinaire de Bachar tandis que Fatima est contrainte à l'épouser. 

La révolte gronde donc, lentement mais sûrement, dans les quartiers de Damas, les opposants s'organisent pour manifester puis, quand le ton va crescendo, pour monter des opérations de guérilla urbaine.
Des officiers du régime désertent pour rejoindre les rangs des insurgés, dont le frère aîné de Karim qui prendra le commandement du réseau de résistance du quartier.
Malgré la présence d'observateurs de l'ONU, les mouvements de résistance ne reçoivent guère d'aide et ne doivent compter que sur eux-mêmes. L'Occident, prompt à se mêler de tout au Moyen-Orient, est subitement muet en Syrie malgré les preuves tangibles des exactions commises par le Bachar Al Assad. Seulement, ce dernier a le soutien des Russes: la Syrie devient une ligne de partage d'influence.

Insidieusement, la dimension religieuse prend une place dans le mouvement révolutionnaire. La mosquée devient un lieu d'échanges, un lieu de débats et d'organisation des actions à mener. Jusqu'au jour où le massacre, par le régime de Bachar, perpétré lors de la prière du vendredi offrira une occasion inespérée à quelques religieux d'asseoir une emprise sur la Révolution.

Karim et Fatima se retrouvent au cours de l'été 2013: la Révolution est en marche, Bachar et son régime perdent du terrain. Fatima, mère de jumeaux, a perdu son époux dans les combats et demande asile à sa famille qui l'éconduit comme si elle était une pestiférée. Pourtant, c'est elle qui jeté en pâture Fatima au proche de Bachar. 
Karim l'accueille à bras ouverts, sans jugement car toujours amoureux. Ils s'aimeront enfin, se goûteront de toute leur âme et de tout leur corps. Tout est bien qui finit bien? En Syrie, il ne peut avoir de "happy end": une nuit, une blanche étreinte aura raison de leur bonheur fragile.

"La Dame de Damas" raconte en images, fortes et sensibles, le déchirement d'un pays soumis à un régime implacable, autiste, au coeur d'enjeux géo-politiques dépassant l'entendement d'une population qui ne vit que dans la crainte et l'horreur.
L'horreur des combats fratricides, l'horreur des trahisons, des reniements. Il n'y a plus de limite imposée aux souffrances d'un peuple que l'on n'entend pas à l'échelle mondiale. Il est observé, analysé mais aidé? Non, loin de là. D'ailleurs, quand Bachar orchestrera le bombardement de quartiers où les rebelles ne tiennent aucune position, le sommet de l'ignominie sera atteint: quand le pouvoir, qu'il soit militaire ou civil, en vient à exterminer sa population en usant d'armes chimiques, sans qu'une seule protestation officielle ne s'élève, pourquoi s'étonner de l'entrée en scène d'une rébellion religieuse! 
Ainsi, la mort blanche dispensée à des quartiers de Damas, ouvrira-t-elle la porte à un Jihad qui reprendra à son compte l'élan révolutionnaire.

"La Dame de Damas", par ses planches aux couleurs sépia, est une oeuvre qui touche, qui émeut, révolte et permet de saisir une partie de l'échiquier politique qui défraie les chroniques depuis trois ans. Derrière la violence au quotidien, il y a la vie, la mort, la liberté et l'amour. Vie, liberté et amour, concept qu'aucune dictature ne peut ôter de l'âme des hommes et femmes refusant le joug qu'on leur impose.

Une lecture qui ne laisse pas indifférent, loin s'en faut.

Quelques planches




dimanche 1 mai 2016

Voilà le joli mois de mai

Un mois de silence, les lectures s'enchaînent sans pour autant aboutir à un commentaire écrit. 
Le dicton dit "Avril ne te découvre pas d'un fil" ce que j'ai fait...pas un filet d'écriture. 
Un autre dicton clame "En mai fais ce qu'il te plaît".
Ce sera sans doute un inventaire à la Prévert. 
Le WE prévu à Saint-Malo pour le Festival des Etonnants Voyageurs, l'invitation à tous les voyages entre la mer et les quais où se tiennent les salons des éditeurs. 
En attendant les voyages immobiles de Chatperlipopette à Saint-Malo, une pause lecture agrémentée d'un bouquet de muguet.

Bon 1er mai à tous les déambulateurs qui passeront par chez moi.

(crédit photo: sur le Net)

lundi 28 mars 2016

Le facteur revêt aussi l'uniforme

Nous sommes en été 1914, celui qui fera basculer l'Europe dans un conflit sans précédent dans l'histoire contemporaine.
La mobilisation est lancée en France, l'Angleterre, après l'envoi de ses soldats de métier, met en place l'engagement volontaire. En effet, il n'y a pas de service militaire ni de conscription au Royaume Uni.
John, fils de facteur érudit, prépare son entrée à l'University College, et ne comprend pas l'engouement de son ami et frère de lait Martin Bromley: "De toute façon, il est trop jeune [...] Il n'a que 17 ans." "Dans ce cas, il n'a aucune chance d'être pris. Seuls ceux qui ont au moins 19 ans peuvent combattre à l'étranger" lui explique son père.
C'est mal connaître la détermination de Martin qui utilisera l'acte de naissance de son frère disparu en bas âge, pour parvenir à ses fins, au grand dam de John.

John, plongé dans ses livres, dans l'univers feutré des études universitaires, résiste aux appels incessants à l'engagement volontaire. Il entre à l'University College où il rencontre un jeune homme exalté, pacifiste de la première heure, William, issu d'un milieu aisé.
Les semaines, les mois passent, les journaux exaltent le sacrifice d'une jeunesse engagée dans les combats sanglants. John tente de ne pas se laisser distraire par l'actualité, d'autant qu'il sait que Martin s'est enfui pour s'engager et ne donne plus de nouvelles à sa famille.
Tiraillé entre ses deux amitiés, John perd peu à peu le fil de ses études, donne le change à son père qui n'en peut plus de délivrer les funestes télégrammes aux familles qu'il connaît de longue date. Il devient messager de la mort, du malheur et non du bonheur simple.

Il n'y a pas qu'à l'arrière où l'absurdité de la guerre prend corps: au front, la Noël apporte son lot de fraternisation entre soldats alliés et allemands. Ce qui exalte davantage William.
"Une Woodbine, à tous les coups! fit William en montrant du doigt la cigarette dans la bouche de l'Allemand. Echangée contre une bouteille de snaps! J'te le dis, John, les soldats veulent la paix, pas la guerre!" (p 181). Un pamphlet? Mais n'est-ce pas risqué en temps de guerre? "Risqué? Moins que de marcher sous une grêle de balles. T'as vu la liste des morts? De pleines pages! La boucherie se poursuit sans relâche." (p 182)

Peu à peu, les bancs de l'University College se dégarnissent: les étudiants cédant à l'emprise sociale, préférant s'engager plutôt que d'affronter les quolibets des femmes et des hommes trop âgés pour partir au front. Il reste à l'université, tel le dernier des Mohicans. Il rate son année et tait son échec à son père, entre honte et désespoir.
John, résiste encore jusqu'au jour où la guerre le rattrape quand son père succombe à un bombardement. Il découvre que le facteur, las des télégrammes porteurs de deuil, a cessé de distribuer son courrier, notamment un, adressé à Mme Bromley. Martin? Qu'est-il devenu?
Le jeune homme restera toujours évasif et rassurant vis à vis de la mère de Martin, mentant pour ne pas apporter l'odeur de la mort sous son toit.

Il craque après le décès de son père: la littérature devient vaine, les éditions originales rares, les livres précieux ne valent plus rien devant sa vie dévastée. Il s'engagera pour le front et en profitera pour rechercher Martin, combler le vide de son histoire.
Comme il sait lire et écrire, il sera la plume et les yeux des "poilus" vivant dans le dénuement le plus complet: crasse, froid, tranchées sordides, assauts suicidaires, boucherie permanente, pluies diluviennes d'obus, massacres quotidiens, puanteur des gaz et de la mort.

John remontera le fil des événements et apprendra la vérité sur le destin de son ami et frère de lait, une vérité poignante et indicible. 

"Courrier des tranchées" est un roman qui relate l'abîme existant entre l'exaltation de la guerre, l'exaltation qui en fait une image épique et chevaleresque, et l'effroyable réalité de cette dernière. Le froid, la misère sanitaire, sentimentale, sexuelle des soldats, la mort côtoyée au quotidien dans l'horreur, la terreur, l'ivresse pour ne plus les connaître. La réalité indicible vécue par les hommes, souvent très jeunes, que rien n'avait préparé à subir de telles violences tant physiques que psychiques.
Où se trouvent la lâcheté et l'héroïsme? Souvent mêlés, souvent proches, la ligne qui les sépare est plus que ténue. Parfois il faut être doté d'un grand courage pour refuser d'obéir à des ordres inacceptables. 
"Courrier des tranchées" raconte la pression à laquelle sont soumis les jeunes Anglais restant à l'arrière, raconte le désespoir des gueules cassées, le traumatisme subit par de jeunes engagés quand ils débarquent sur une place bondée de blessés et de mourants, juste avant de rejoindre le front. 

En ce centenaire de la Grande Guerre, des pans, dûment enfouis dans les archives, sont dévoilés au grand public. On comprend certains atavismes dus au silence des survivants. Comment pouvaient-ils exprimer l'indicible d'une horreur qui n'avait pas de nom? Comment ont-ils pu retourner auprès des leurs sans basculer dans la folie? Il est évident qu'aucun soldat n'est rentré indemne de ce conflit, que les blessures psychiques furent plus pernicieuses que la dévastation des poumons par les gaz toxiques.
Il ne reste alors qu'une planche de salut: celle de dire que tous les morts sont tombés en héros. John rend un bel hommage, à son retour, à son ami au destin doublement tragique.
Une question surgit chez le lecteur, une fois le roman terminé: à quel moment l'enfer du devoir devient-il l'enfer de l'héroïsme?

Ils ont aussi lu "Courrier des tranchées":

Lea  La XXVè heure  La bibliothèque d'Alphonsine Y a d'la joie


jeudi 3 mars 2016

La citation du jeudi #10

"Un doute semé au vent germe mieux dans les esprits qu'une vérité plantée à la bêche." (p 261)

(in "La confrérie des chasseurs de livres" de Raphaël Jerusalmy)

vendredi 12 février 2016

De l'insignifiant peut naître le chaos

Il n'est jamais aisé de chroniquer un recueil de nouvelles sans en déflorer la teneur, sans tomber dans le laconisme ou la plate écriture. « Décollage immédiat » entre dans la catégorie des recueils de nouvelles ardus à résumer ou décortiquer.

Il y a deux fils conducteurs à suivre : le monde des aéroports et un objet, insolite, une boîte en carton blanc.
De nouvelle en nouvelle, le lecteur suit le parcours de la fameuse boîte blanche qui passe de mains en mains jusqu'au surprenant dénouement final.
De la banquette arrière d'un taxi parisien, garé devant un terminal à Roissy-Charles de Gaule, jusqu'au bureau directorial d'une multinationale américaine, sis au quatre-vingt-dix-neuvième étage d'une tour de Manhattan, à New-York, la boîte provoquera des situations des plus cocasses aux plus dramatiques.
Un grand blond avec un pistolet noir, un tantinet gaffeur mais pas assez, une sublime Eva, décidée à faire plaisir à Celui qu'elle vénère, offrant la boîte blanche à ce dernier qui ne sait pas quoi en faire, qui sera le parfait passager incapable de gérer son angoisse au cours du vol : 6000 mais 6000 quoi ? Mètres d'altitude, octets ?
Un brancardier collectionneur de sourires entraînera le lecteur dans un épisode sombre où suintent les miasmes d'un tueur en série. 
Et la boîte dans tout cela ? Elle poursuit son voyage dans les bagages de la colocataire d'une jeune médecin urgentiste. Le dernier sourire du brancardier ?
La boîte blanche atterrit aux Etats-Unis, emportant dans son sillage un lecteur intrigué, accroché au fil ténu d'un voyage de tous les dangers.
Il croise, en même temps que la boîte, un vieux maquereau en fin de parcours dans un hôtel chic, puis il suivra un vieil espion marocain, dissimulant sa concupiscence derrière un voile de vertu coranique. 
Ensuite il subira des sueurs froides en compagnie d'un livreur pas comme les autres aux prises avec des gangsters sans pitié... un certain « american way » bien moins classieux que celui de la vieille Mafia new-yorkaise à l'accent italien. 
Plus tard, il sera dans l'intimité d'un jeune homme d'affaires dont l'intérieur est entretenu par des jeunes femmes immigrées venant de l'Est : en quelques phrases concises, la réalité des vies dévastées des femmes violées en temps de guerre, esclaves modernes des Barbe Bleue modernes, lui saute au visage, la jeune employée ne s'excusera plus jamais d'exister en choisissant l'envol vers l'autre côté, celui qui nous attend tous, un jour.
La boîte se retrouve, après, la possession d'un jeune Noir embauché dans une multinationale américaine Saxo and Co. Il est voisin avec une jeune femme bosniaque qui la lui a donnée. Il tient un journal sous forme de selfie. Il nous fait entrer dans l'univers impitoyable des grands groupes, dévoreurs de jeunes talents. « L'american dream » est-il en route pour ce jeune des banlieues défavorisées, diplômé d'Harvard ? La faim de briller, de grimper au sommet de la « chaîne alimentaire » rend les dents longues et brise les tabous... ce qu'il apprendra à ses dépends.
Enfin, notre boîte gravit l'échelle professionnelle au point de se retrouver au sommet d'un tour de bureaux, vitrée de toute part, avec vue imprenable sur la mégapole. La jeune concurrente de notre diplômé d'Harvard a gagné le cocotier... seulement, on ne bénéficie que peu de temps du coin de ciel bleu arraché en éliminant l'autre.
Quand enfin, on apprend ce que renferme la mystérieuse boîte blanche, le temps imparti est passé.
BANG ! BANG !

L'auteur, Jean-François Thiery, parvient à surprendre le lecteur, à maintenir le suspense jusqu'au bout, jouant sur les émotions les plus diverses, croquant, en quelques mots bien trouvés, les travers et la perversité de notre société.

Un recueil qui se laisse lire, sans prétention mais doté de belles trouvailles et d'un rythme qui maintient en alerte le lecteur ce qui est efficace et essentiel.

Roman lu dans le cadre de l'opération "Masse Critique" de Babelio.

dimanche 7 février 2016

C'est dimanche jour de la photo #10

Souvenir d'Irlande (vacances de printemps 2012), île fascinante, d'une beauté sauvage et colorée. Les maisons sont les soleils de chaque instant... les pubs aussi.

Pour illustrer la photo, un proverbe de circonstance " L'homme ivre se croit le seul sobre"
 "cuí leis an fear ólta an sober amháin"

jeudi 4 février 2016

La citation du jeudi #9 bis

"L'accent circonflexe est l'hirondelle de l'écriture." (Jules Renard)

Il fut un temps où je scandais "Touche pas à mon pote", aujourd'hui je clame "Touche pas à l'orthographe de la langue française"

La citation du jeudi #9

"Déconcertés, les deux Coquillards lèvent les yeux vers l'assemblée. Ses membres ont le maintien sûr, le regard hautain, presque arrogant, des seigneurs et gens de caste. De fait, leur lignée remonte à Alexandre le Grand et Ptolémée qui recrutèrent leurs aïeux afin qu'ils remplissent les étaères de la bibliothèque impériale. Les Juifs, maîtrisant les langues aussi diverses que le grec, le erse, le syriaque ou l'araméen, formés à l'étude des textes, faisaient d'excellents traqueurs de savoir. Après l'incendie qui ravagea Alexandrie, la Confrérie des chasseurs de livres alla vendre ses services ailleurs, à tous les tyrans et grands prêtres avides de science et de pouvoir. Ses agents parcoururent continents et océans pour débusquer les écrits rares ou précieux que briguaient leurs commanditaires. Mais ils trouvèrent une source de revenus bien différente de l'approvisionnement des temples et des palais. Hérétiques, alchimistes et hardis savants les employèrent à sauver leurs écrits des bûchers. Or, pour préserver toute oeuvre des griffes de la barbarie, il ne suffit pas de l'engranger dans une grotte. Il faut en comprendre la portée et le sens, ce qui obligea les chasseurs de livres à tenir une sorte de catalogue raisonné de la pensée humaine. Et c'est ainsi, à force, de génération en génération, que ces mercenaires devinrent malgré eux les gardiens de la sagesse.
Les caves de l'Archivum Secretum Vaticanum, dont la papauté garde si jalousement l'accès, contiennent des documents réunis depuis l'établissement du Saint-Siège. Les collections de la Confrérie de Jérusalem, en revanche, datent d'avant Rome même. Elles recouvrent trois mille ans d'histoire. La Confrérie y conserve des décrets pharaoniques, des édits crétois, assyriens, des annales chinoises, éthiopiennes ou mongoles, des carnets de voyage, des journaux de bord, des manuels de guerre, des traités de médecine, d'astronomie, des essais de philosophie rapportés des quatre coins de la terre. Elle détient même les déclarations de Jésus, transcrites par le prêtre Anân juste avant qu'il ne livre le Sauveur à Ponce Pilate. Ce document est le vrai testament du Christ."

(p 141-142 in "La Confrérie des chasseurs de livres" de Raphaël Jérusalmy)

dimanche 31 janvier 2016

C'est dimanche jour de la photo #9

Souvenir de la Médina, un vendredi de février 2015, le jour du couscous pour une petite communauté française passant l'hiver à Agadir.
Un peu de couleur en ce dimanche pluvieux 2016.



Chers parents, si vous passez par Chatperlipopette, cette photo est une spéciale dédicace pour vous remercier du merveilleux séjour marocain que vous nous avez offert l'an dernier. 
Salâm Aleykoum à vous et à vos amis.

Le pont entre deux rives

Entre la couverture, sublime comme toutes les couvertures des éditions Actes Sud, et le titre, les mains sont irrésistiblement attirées par le merveilleux objet qu'est le livre.
« Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants » fut offert, par mes soins, à Bibliomane qui le dévora. Je ne l'ai lu que deux ans plus tard, lors d'une mauvaise angine, en plein mois de juin, clouée au lit pendant deux jours.

Replaçons le contexte :

Michel Ange est célèbre et travaille pour la Papauté, seulement cette dernière est loin de rétribuer rubis sur l'ongle les œuvres d'art commandées et livrées.
Nous sommes en 1506, Michel Ange a été sollicité par Jules II, pape guerrier s'il en est pour réaliser son tombeau. Seulement, plus occupé à éliminer ses adversaires et à accroître la puissance des Etats Pontificaux qu'à verser les avances demandées par Michel Ange, le célèbre sculpteur se laisse tenter par une aventure audacieuse et abandonne les travaux pour quitter Rome en catimini. La mégalomanie du Pape Jules II étant insupportable tout comme son tempérament guerrier et intempérant qui non seulement le fit haïr par nombre de régnants européens mais provoqua la naissance de la Réforme.

Michel Ange répond favorablement à la demande du Sultan de Constantinople, Bajazet, qui lui propose de réaliser un projet tant audacieux techniquement qu'artistiquement : un pont sur la Corne d'or, un pont reliant l'Occident et l'Orient, un pont entre deux rives, deux mondes dans lesquels le merveilleux, le sublime et le mystère se côtoient et s'affrontent.

C'est un Michel Ange, anonyme pour échapper aux foudres papales, qui débarque sur les quais animés de Constantinople, ville fascinante car se trouvant à la croisée des mondes, ville où la richesse historique, spirituelle et artistique sont le ferment d'une société haute en couleurs.

Pour l'artiste, le séjour à Constantinople s'apparente à une révélation puis à une révolution : perdu dans une société ottomane qu'il ne connaît et ne comprend pas, du moins pas encore, où les mœurs sont libres, où le rapport au temps et au spirituel n'est pas ceux dont il a l'habitude, Michel Ange a du mal à quitter son air bourru, à ouvrir son cœur à la nouveauté.
Il est reçu avec les honneurs, il a à sa disposition atelier, aides et matériaux. Il s'enferme dans la solitude de son lieu de travail, cherchant la perfection pour réaliser le pont, faisant et défaisant les maquettes, les dessins, mettant les nerfs de ses aides locaux à rude épreuves tout comme la patience de ses commanditaires. Il y a du « Lost in translation » dans le Michel Ange imaginé par Mathias Enard !

Un soir, il se laisse emmener par le jeune homme dévolu à son service, jeune homme qui lui voue une admiration amoureuse, dans une taverne : cette soirée fera de Michel Ange un autre homme. Il prend conscience de la richesse humaine, spirituelle et culturelle de cette ville immense, il découvre la beauté des chants et des danses orientaux, la splendeur des miniatures, de l'art ottoman, de cet art de vivre où les tabous chrétiens n'ont pas cours, notamment l'homosexualité tant honnie par Rome. Il découvre, également, combien la civilisation ottomane est tolérante et accueillante pour les intellectuels et scientifiques du monde connu : Sainte-Sophie a été transformée en mosquée, les fresques de l'art chrétien n'ont pas été détruites mais recouvertes de chaux blanche pour les masquer tout en les conservant intactes, les arts et les lettres sont encouragés, portés hauts par les esthètes que sont le Sultan et son Grand Vizir, deux hommes qui vivent un amour commun.

Mathias Enard, dans une langue ciselée et belle, peint un Michel Ange étonnant qui peu à peu abandonne la gangue de préjugés pour se laisser imprégner, happer même, par la magie de l'Orient troublant et fascinant. Son travail prend du retard parce qu'il est non seulement perfectionniste comme tout grand artiste mais aussi parce qu'il laisse divaguer son imagination : ainsi ses plans du pont sont-ils parsemés de dessins d'éléphants, de batailles imaginaires, d'animaux fabuleux, offrant un ensemble hétéroclite à celui qui jette un œil sur les feuilles laissées à la vue de tout un chacun.

La poésie est sous chaque mot, dans chaque phrase où tout est pesé pour exprimer le plus justement possible l'atmosphère particulière de Constantinople. La truculence côtoie le merveilleux, la poésie le romanesque provoquant l'envoûtement du lecteur qui prend son temps dans sa lecture : il ne veut pas que la magie cesse, il ne veut pas tourner la dernière page, il veut continuer à regarder la progression des travaux, il veut admirer l'absolue harmonie du pont imaginé par Michel Ange, une harmonie architecturale dont le sublime tient de l'inspiration divine.

Constantinople reste longtemps dans l'esprit du lecteur, Michel Ange et ses déambulations artistiques, spirituelles et sentimentales ne le quittent pas de sitôt. Si d'aucuns estiment le style de l'auteur parfois ampoulé c'est que la belle langue ne les touchent pas ou qu'ils n'ont pas été sensibles à sa structure ciselée avec grâce et art à l'image du pont édifié sur les rives du Bosphore.

« Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants » est un bijou littéraire qui se savoure et dont la saveur reste longuement en bouche. A lire et relire pour colorer la grisaille qui nous entoure trop souvent.

mercredi 27 janvier 2016

Un Prince pas comme les autres

Encore une histoire de prince et de princesse en ce mois de janvier. Cependant le thème est revisité par Pef qui écrit un texte désopilant avec "La belle lisse poire du Prince de Motordu".

Le décor: un château en pleine campagne où vit le Prince de Motordu. Ce dernier vit heureux dans son chapeau au sommet duquel flottent des crapauds bleu, blanc et rouge. Il soupe dans la salle à danger, il surveille son troupeau de boutons ou fait du râteau à voile sur le lac. Il aime les braises des bois, les petits bois vert, le boulet rôti, les suisses de grenouille.
Un jour ses parents lui font comprendre qu'il est temps pour lui de se marier. Le voilà qui part en toiture de course à la recherche de sa belle. Las, un pneu éclate et il a oublié sa boue de secours. Non loin, il aperçoit une jeune flamme (comprendre fille ou femme) qui s'avère être une Princesse. Aaaah, une Princesse mais pas n'importe laquelle: Princesse Dézécolle, institutrice dans une école publique gratuite et obligatoire.
Bien entendu, elle comprend rapidement que le Prince de Motordu a un problème avec les mots et leur prononciation. Elle le soigne dans son école où il déchaîne les rires: jamais personne n'a entendu quelqu'un parler de cette façon étrange.
Les semaines passent, le cher Motordu parle correctement et quitte les lieux en fin d'année scolaire... et oublie qu'il devait se marier.

Heureusement, la Princesse Dézécolle pense pour deux et lui écrit une lettre où elle le demande en mariage, demande que Motordu accepte en répondant par télégramme.
Ils se marièrent et vécurent heureux comme de bien entendu, entourés de nombreux petits glaçons et petites billes auxquels ils ont tricoté bulles et josettes pour l'hiver.

Le texte et les illustrations sont savoureux, j'ai la version livre animé, avec des décors en relief quand on ouvre les pages. Les enfants adhèrent immédiatement aux jeux sur les mots et les sons. Le sens ne leur pose aucun problème et l'histoire est comprise sans difficultés.

Les non-dits des images sont intéressants: on peut voir Motordu passer l'aspirateur tandis que son épouse, Princesse Dézécolle lit un journal sportif. Les rôles traditionnels sont inversés: implicitement, les enfants constatent que les schémas ne sont pas immuables, notamment dans la répartitions de tâches ménagères au sein d'un couple.

Par ailleurs, les difficultés langagières du Prince de Motordu disparaissent à force de patience de la part de son institutrice. Sans le dire explicitement, le texte indique aux enfants que les difficultés rencontrées évoluent, se résorbent pour parvenir à une bonne compréhension et acquérir des connaissances. 

Avec "La belle lisse poire du Prince de Motordu", les enfants apprennent que rien n'est figé dans la vie, que tout un chacun évolue et apprend selon son rythme. 
C'est un bonheur que d'entendre les élèves dirent les "bons" mots quand je lis le texte, de les prononcer avec joie et enthousiasme... même si cela peut être un peu bruyant: l'auditoire vit pleinement l'histoire et c'est ce qui apporte une dimension magique au coeur de la lecture et de la musicalité de la langue.

jeudi 21 janvier 2016

La citation du jeudi #8

"Nous revenons parfois à la souffrance. A nos regrets, à la nostalgie. Et remuons le couteau dans la plaie. Nous ne sommes pas très bien, la vie constitue un écheveau de plus en plus complexe, comme si l'homme peinait toujours plus à la cerner.Nous prenons des calmants, des excitants, des tranquillisants pour supporter le quotidien. Les années passent, le but de la vie demeure vague, nous ne comprenons presque plus rien, nous prenons du poids, nos nerfs s'usent puis se rompent et nous sommes constamment affligés par l'insatisfaction et les désirs inassouvis.
Nous rêvons d'une solution, aspirons à l'azur et l'éther, mais n'ayant ni le temps ni la sérénité ni l'endurance qu'il faut pour les atteindre, nous avalons, reconnaissants, des solutions hâtives, les plats préparés, le sexe à la va-vite, tout ce qui nous procure une solution d'urgence, nous vivons à l'époque de l'instantané. Les manuels de développement personnel nous promettent une vie meilleure et un peu de profondeur dans nos existences: panoplie de dix conseils pour arrêter de boire, arrêter de grossir, de souffrir, d'avoir peur, dix conseils pour mieux vivre, ils sont rarement plus de dix, nous peinerions à en mémoriser plus, ils sont au nombre de dix comme les doigts, comme les commandements."

(p 17 et 18 in "D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds" de Jón Kalman Stefánsson )

mercredi 20 janvier 2016

Il était une fois un Prince, une Princesse et un dragon

Janvier est le mois privilégié pour présenter aux enfants des contes et albums sur le thème des rois, châteaux, princes, princesses et monstres associés.
Avant Noël, je suis tombée sur l'album "Le chevalier, la princesse et le dragon" édité chez Gautier-Langereau: la couverture a attiré mon attention par sa joliesse et son graphisme original.
J'ai ouvert le livre et le charme a opéré illico. 

L'histoire est banale: un prince part délivrer une princesse prisonnière dans une tour gardée par un dragon. Seulement, la manière d'aborder le thème que d'aucuns qualifieraient d'éculé, sort de l'ordinaire. 

En effet, la narration est établie sur les questions réponses des deux personnages principaux, ils s'appellent, se racontent tour à tour. Le texte est poétique illustré tout aussi poétiquement. Les couleurs jouent sur les pastels et les tons plus vifs, tout est dans les détails infimes, dans les postures et le décor.

Au coeur de la nuit, dans son donjon, la princesse a peur: des ombres menaçantes dansent et perturbent son sommeil. "Chevalier de mon coeur, où es-tu?" Très loin, sur une plage (l'endroit des châteaux de sable), le prince entend l'appel de sa belle en écoutant un coquillage. "Princesse de mon coeur, où es-tu?"

Il se met en route, discutant à distance avec la princesse, le danger approche, de plus en plus menaçant, le rouge du dragon apparaît petit à petit. La tension monte, la princesse semble ne pouvoir être délivrée et se résigne à son sort "Chevalier de mon coeur, c'est trop tard! Il est là derrière ma porte, il fait si chaud tout à coup et bientôt je serai morte. Je voulais connaître tes yeux, je les imaginais très bleus. Adieu."
Le chevalier courageux arrive à temps, à temps pour entendre le conseil de la princesse afin de se débarrasser du dragon.
La fin est heureuse comme dans toutes les belles histoires d'amour. 
"Princesse de mon coeur, le combat est terminé. Viens là contre mon coeur, nous allons nous envoler au-dessus de la forêt, à travers les nuages vers mon château sur la plage.
Chevalier de mon coeur, mon ami, je suis libre, ma vie commence, je veux chanter et puis rire et puis danser. Si tu veux bien me garder, sur ton coeur je resterai à jamais."

Tous les codes de l'univers des histoires de princesses et de dragons, sont présents tant dans le texte que dans les illustrations. Les références à "La belle au bois dormant", "Blanche Neige" où le prince combat un dragon sont diffuses et subtiles, les détails sont soignés comme le portrait du prince qui ne quitte pas la princesse.

Le rythme de la langue utilisé ajoute au charme du texte lu à haute voix: je ne sais pas ce que la mélodie des mots véhicule, toujours est-il que les enfants sont subjugués, je remarque leur regard s'évadant dans l'imaginaire. 
A chaque fois que je termine la lecture de l'album, il y a un moment de latence, un silence magique, temps nécessaire au retour dans la réalité.
On peut parler de magie des illustrations et du texte, simple mais au joli phrasé, à la cadence idéale pour ouvrir les portes de l'imaginaire, collectif et individuel.

"Le chevalier, la princesse et le dragon" est une pépite dans laquelle se cachent la sensibilité, la beauté d'un conte, les peurs indicibles, la vaillance, l'audace, la fragilité, le rêve et l'amour éternel. 
Une belle histoire mettant entre parenthèses le présent pour libérer notre imaginaire trop peu sollicité dans le quotidien qui nous régit sans merci. Une bulle de bonheur indicible à savourer.