dimanche 30 mai 2010

Dimanche poétique # 20


Le continent africain continue d'enchanter mes lectures poétiques (Merci encore Mirontaine pour cette très belle anthologie) et me fait vibrer à chaque lecture. Ce soir, nous partons vers Madagascar au gré des rimes de Jacques Rabemananjara (1913-2005).

Initiation

Dormeuse, te voici lourde de volupté.
Un fil de songerie erre au coin de ta bouche.
Je contemple parmi les trésors de ta couche
la chaste nudité du corps que j'ai sculpté.

Mes doigts vont effeuiller sur tes paupières closes
les multiples splendeurs de mon nouveau printemps.
Le mois de mai royal s'est couronné de roses
et des pétales d'or jonchent le clair étang.

L'aube nous surprendra dans l'heureuse défaite:
Immobile, le bras replié sur ta tête,
je n'invoquerai point la grâce du soleil.

Dors, ma Princesse, dors. Sur ta nuque d'ivoire
se déploie, impalpable, et la soie et la moire
que tisse entre nos corps le charme du sommeil.

extrait de Les Ordalies (1972)

("Clair de lune" de  Rolland Raparivo)

Les compagnons troubadours de Celsmoon sont à lire ICI

mardi 25 mai 2010

Et au milieu se tenait l'ascenseur

J'ai toujours aimé les romans aux titres alambiqués ou longs: celui d'Amara Lakhous n'a pas mis longtemps avant de rejoindre mon cabas lors d'un des mes passages à la médiathèque...d'autant plus que la directrice des lieux m'a incitée à le découvrir en m'en faisant une rapide présentation. Autre point positif, l'action se déroule à Rome, la ville éternelle qui m'a enchantée, et tourne autour d'un microcosme haut en couleurs.
Un homme est trouvé mort, assassiné sans aucun doute, dans l'ascenseur d'un immeuble sis Piazza Vittorio, au coeur d'un quartier dit multi-ethnique de la Rome historique. Cet homme était surnommé Il Gladiatore, Le Gladiateur, et faisait l'unanimité contre lui en raison de ses divers petits trafics. Qui a bien pu lui faire la peau de si vilaine manière dans l'ascenseur, lieu objet de nombreuses diatribes, disputes et discussion entre la concierge, une napolitaine gironde et au verbe coloré, et la copropriété? Ce ne peut être qu'un étranger et surtout pas Amadeo, autre habitant de l'immeuble, apprécié de tous, aimable, serviable, le seul à ne pas emprunter l'ascenseur (et à trouver grâce aux yeux de la concierge) et connaissant Rome comme sa poche! Pourtant, les soupçons pèsent sur lui car il a aussi disparu.
L'enquête est orchestrée par les récits des habitants de l'immeuble et le point de vue du commissaire Mauro Bettarini, en une musique aux accents les plus divers, scandée par les apartés enregistrés d'un Amadeo qui est là sans être présent, tel un filet discret et essentiel au centre d'une cascade bondissante. Les vérités de chaque témoins, proches d'Amadeo, convergeront vers la vérité inattendue sur la mort du Gladiateur, après avoir embarqué le lecteur dans le labyrinthe de la cohabitation de différentes cultures et de la peur, parfois inconsciente, de l'autre, de la différence. L'auteur tisse son récit en un patchwork bigarré, truculent, de personnages aussi dissemblables sur leur approche de l'autre qu'unanime sur leur appréciation de l'absent qu'est Amadeo.
Que dire sur ce roman sinon qu'il est enchanteur, qu'il emporte le lecteur dans la magie d'un récit tricoté au cordeau, un récit digne d'une grande comédie italienne au goût acidulé de l'ambiance mêlant le comique au tragique. L'histoire d'un homme qui parvient à se fondre dans le paysage romain, connaissant sur le bout des doigts la géographie particulière de la ville, son histoire, l'environnement politique et administratif; un homme lien invisible mais tangible entre les altérités et les cultures venues des quatre coins du monde. Amadeo, un ange pacificateur, dénoueur d'entrelacs et fédérateur des idées et des points de vue, Amadeo, celui qui a compris que la meilleure cachette réside dans le fait de se fondre au coeur d'une culture, l'assimiler et la faire sienne et vivre au grand jour sans être différent.
Amara Lakhous brode au fil des vérités les contours sinueux de la peur de l'autre, de l'incompréhension face à ce qui si dissemblable de nos habitudes de vie et de penser, des philosophies de comptoirs installées par des médias peu regardants et des politiques dont l'intérêt est que la méfiance envers l'autre soit un réflexe. Une photographie de tout ce qui peut séparer et réunir les hommes se révèle à mesure que les témoignages se succèdent, point de couleurs par point de couleur, celle d'un occident qui a su accueillir en son temps les disparités pour en faire une richesse et émerger un horizon plus large. Cependant, lorsque l'on décide de quitter son pays, sa culture et les siens, doit-on faire table rase d'un passé qui a construit chaque molécule de son être, qui a fait ce que l'on est devenu? L'altérité doit-elle s'oublier pour se mouvoir au gré de la nouvelle rivière qui accueille l'âme et le corps de celui qui est parti presque sans un regard en arrière? Doit-on devenir amnésique pour prendre un nouveau départ...au risque de connaître les hurlements intérieurs d'un coeur oublié?
"Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio" est le chant d'une différence qui se libère jusqu'à se fondre dans le quotidien et en devenir un élément essentiel. Une jolie leçon pour ouvrir les yeux et voir derrière le miroir qui masque une réalité que l'on n'a pas vraiment envisagée. Une très belle réussite où le rire naît d'une amertume pour se transformer en un fugace soupir entre les portes qui claquent et les vitupérations des matrones engoncées dans leur importance.

Roman traduit de l'italien par Elise Gruau



les avis de Laurence  ekwerkwe 

jeudi 20 mai 2010

Le Prix des Incorruptibles


La GS et ma classe (PS/MS) ont joyeusement participé au Prix des Incorruptibles 2010 et ont achevé cette aventure par un évènement de taille pour des élèves de Maternelle: le vote!
Lundi matin, ma classe a donc voté: munis de leur carte d'électeur, mes petits élèves ont fait leur choix parmi les 5 bulletins de vote (représentant la couverture de chaque album en lice). Nous n'avions pas mis en service l'isoloir car la petite étagère était trop haute: la tête de mes loustics était loin d'atteindre le petit plateau!. Après avoir glissé leur bulletin dans l'urne (une véritable aventure motrice pour certains), ils venaient "signer" (écriture du prénom pour les MS, une simple X après avoir reconnu leur prénom pour les PS) sur la feuille d'émargement pendant que la bibliothécaire tamponnait leur carte d'électeur. Lorsque tout le monde est passé (et dire que je n'ai pas osé voter!), la bibliothécaire a procédé au dépouillement.
C'est "Camille lit un livre" qui a emporté le plus de suffrages (11 voix).
Mardi matin, ce fut au tour des GS, toujours pas d'utilisation de l'isoloir (mais il y avait une distance de courtoisie) pour les même raisons que ci-dessus, qui étaient pressés de savoir quel album sortirait du lot. Depuis quelques jours, les hypothèses allaient bon train, les espoirs aussi autour de l'album préféré.
Après le dépouillement et un coude à coude entre deux albums, c'est "L'abécédaire à croquer" qui l'a emporté (8 voix), talonné de près par "Tous pareils" (6 voix), les autres titres n'obtenant que 2 ou 3 voix.
En images, les étapes essentielles du vote...presque comme en vrai puisque nous avons dû renoncer au passage dans l'isoloir:
On fait son choix


On glisse son bulletin dans l'urne


On émarge en écrivant son prénom ou en traçant une croix.


Il n'y a plus qu'à attendre la proclamation nationale des résultats, le mois prochain.

mercredi 19 mai 2010

Quand l'histoire s'anime

Camille est une jolie petite girafe qui adore lire des histoires. Aussi, en bonne lectrice avertie, s'installe-t-elle confortablement afin de déguster les mots de son livre: un coussin avec le sable, une boisson, les doigts de pied en éventail...le bonheur! L'histoire est captivante: elle met en scène des lapins et Camille adoooore les histoires de lapins. L'histoire se déroule tranquillement lorsque soudain, suspense, un loup arrive dans le paysage: Camille est sur le grill et crie aux lapins "Sauvez-vous vite, petits lapins!" Et là, surprise, les lapins sortent du livre pour venir se réfugier auprès de Camille! Les personnages deviennent réalité et Camille se met à les rassurer et à les amuser en regardant une étoile filante (on fait un voeu que l'on tient secret: les lapins en font un), un ver luisant et une luciole. Au petit matin, les lapins souhaitent connaître la suite de l'histoire, notamment la manière dont les lapins peuvent se débarasser du loup: Camille reprend le fil du récit au moment où le loup est à la recherche des lapins. Que devient le loup? Sortira-t-il aussi du livre? Quel était le voeu des petits lapins?
Voilà une histoire qui peut paraître, de prime abord, simplette mais qui aborde, en réalité, le monde de l'imaginaire et tout ce qui peut se rapporter aux attitudes de lecteurs lors d'une lecture. Il est évident que quel que soit son âge, le lecteur vibre au gré des mots de l'histoire dans laquelle il est plongé: il a peur pour son héros, il lui lance (in petto) des avertissements pour que la danger ne le surprenne pas, il est heureux ou triste avec son héros.
Par ailleurs, lorsque les lapins, puis le loup (pour sa fin "tragique") sortent du livre, c'est le pouvoir d'action du lecteur qui est souligné par l'auteur: oui, quand on lit, de manière active, on a un pouvoir, celui d'interprêter le texte, voire de le modifier pour en créer un autre...l'auteur ne s'efface-t-il pas devant l'imaginaire de son lecteur?
Sans en avoir l'air, Jacques Duquennoy, amène son jeune lecteur à aborder des rivages inconnus bien alléchants, tel un passeur de rêves, de mots et d'imaginaire et l'aide à construire son essence de lecteur. Derrière les illustrations simples, tendres et efficaces, tout un monde est offert à l'appétit de lire, les rituels de lectures sont suggérés ainsi que les ressentis au cours d'une histoire. La simplicité cache souvent des chemins secrets et sinueux, parcours initiatiques pour toucher du doigt la puissance de l'acte de lire.

L' avis de Sibylline 



(10/24)

dimanche 16 mai 2010

Dimanche poétique # 19

Ce matin, dans le jardin, j'ai fait quelques photos aux notes bleues: le mauve du lilas et de la lavande, le bleu des bleuets et des jacinthes des bois, le doux violet de la glycine, le bleu pétillant des pensées...du coup, j'ai glané un joli poème de Jean Mogin, poète belge (1921-1986), sur le bleu.

Bleu de bleu

Quand j'ai besoin de bleu
Quand j'ai besoin de bleu, de bleu,
De bleu de mer et d'outre-mer,
De bleu de ciel et d'outre-ciel,
De bleu marin, de bleu céleste ;
Quand j'ai besoin profond,
Quand j'ai besoin altier,
Quand j'ai besoin d'envol,
Quand j'ai besoin de nage,
Et de plonger en ciel,
Et de voler sous l'eau ;
Quand j'ai besoin de bleu
Pour l'âme et le visage,
Pour tout le corps laver,
Pour ondoyer le coeur ;
Quand j'ai besoin de bleu
Pour mon éternité,
Pour déborder ma vie,
Pour aller au-delà
Rassurer ma terreur,
Pour savoir qu'au-delà
Tout reprend de plus belle ;
Quand j'ai besoin de bleu,
La nuit,
J'ai recours à tes yeux.

(in La belle alliance)



(photographe: moi)

Pour lire les trouvailles dominicales des compagnons troubadours de Celsmoon, c'est par ici !

samedi 15 mai 2010

Une journée ensoleillée pour les gallinacés


Profitant des rayons du soleil printanier, Picoti et Picota font une longue halte sur la terrasse...séance bronzette, en toute décontraction. Qui a dit que la vie était difficile?
Picoti joue les prolongations sur la pelouse:

Les rondeurs et la grâce


Céline est garde-barrière sur une ligen secondaire, perdue dans la Bourgogne profonde. Elle y cache son mal intime, sa solitude,sa splendide chevelure et ses rondeurs. Céline est une peinture de Botero, un modèle lumineux de Botticelli, une Vénus, non pas sortie d'un coquillage, mais des brumes et des forêts de Russie: elle pèse son poids, ne passe pas inaperçue malgré son intégration dans le paysage villageois, mais a la légèreté d'une âme belle et généreuse. Elle est l'image d'une maternité Renaissance, celle qui fait défaut en ces temps désespérés où les rondeurs outragent la vue des regards gavés de gravures de mode, irréels androgynes, créatures d'une société qui tremble devant la pure féminité. Céline a la beauté d'une icône de la fécondité, elle possède la beauté que l'on ne veut pas voir car trop sensuelle et trop tentante, aussi, préfère-t-on la critiquer sournoisement, déverser un fiel jaloux sur sa blondeur de blé mûr, son châle de soie, sur lequel dansent des coquelicots, et ses coquetteries. Pourtant, elle plaît, la Céline, elle sait donner sans compter l'amour qui manque à Sylvestre et Noémie, enfants qu'elle garde et emmène dans l'univers débordant de sucreries et amusements de la fête foraine, ou à Anatolis, son vieil ami et voisin qui lentement se meurt. Elle les câline, leur montre combien ils sont importants et uniques, elle les entoure d'un amour sans fin, prolongement de ceux qu'elle a perdus, avec une dignité de Marie-Madeleine et la sensuelle beauté d'un poème de Baudelaire.
Céline est un éclat de vie que la tristesse d'un enfant perdu rend encore plus flamboyante, plus majestueuse, telle une reine d'un royaume disparu, entre la taïga russe et une voiture qui n'a pas pu s'arrêter à temps. L'ivresse d'une douleur qui enfle un corps autrefois somptueux, l'ivresse de la solitude qui offre en pâture aux esprits étroits et chagrin l'âme d'un ange égaré.
"La grosse" est un roman-tableau, clair-obscur d'une humanité tantôt lumineuse et transcendante de beauté, tantôt d'une noirceur suant la peur de ce qui n'entre pas dans la norme, éphémère mais dictatoriale, de canons voués à l'oubli. C'est aussi un roman-poème dont la force des mots et des images qu'ils suscitent est un chant merveilleux à la beauté plantureuse, et ô combien troublante, d'une fécondité et d'une maternité rayonnante que l'on veut oublier. A mesure que je faisais connaissance avec Céline, les images de Marie-Madeleine, de madones, de Vénus jaillissant des flots, dansaient au gré des mots, à la douce amertume de Françoise Lefèvre qui nous offre une ode sublime,et parfois triste, à la féminité étouffée par le mythe, réducteur, de l'androgyne.
"La grosse" est un très beau conte cruel sur le regard des autres, sur la différence et sur la fragilité des relations humaines. C'est aussi, et surtout, un magnifique roman où la poésie est sous chaque image, chaque mot, où les sensations sont reines, où les rires et les larmes se côtoient avec jubilation, où l'amour de la vie chante même lorsqu'apparaît son crépuscule. Un roman qui reste longtemps niché au creux de sa mémoire, au creux de son jardin secret....un petit bijou, tout simplement.

 
 
"Entre ses paupières, il contemple cette femme assise sur ses tibias. Flamboyante. Enorme soleil quand il incendie l'horizon. Juste avant de basculer dans la mer. Seconde crépusculaire. Oui, cette femme est LA lumière. Cette femme, comme les repasseuses d'autrefois, embaume l'air de son odeur d'aisselle lavée au savon de Marseille, frottée à l'essence de lavande. Sous l'effort sa peau prend le goût des marais salants. Ses cheveux ont un parfum d'amour, d'huile amoureuse et musquée. Elle redessine les côtes du vieil homme, les rassemble. Elle les compte avec la pulpe de ses doigts. Elle soulève ses fesses et les pétrit comme une pâte à pain. Elle lui balance des taloches d'amour. Elle oint ses membres et les frotte, les essuie de ses cheveux. Et en elle-même dit et redit cette prière: - Ne meurs pas! Anatolis, ne meurs pas! - Et chaque jour, oubliant sa propre peine, elle le ressuscite un peu." (p 33 et 34)
 
"Dans tes cheveux, Céline, l'odeur du feu de bois, de la mousse de chêne, des embruns. Tu es belle comme une statue reversée. Belle et blanche comme Léda et le cygne. Comme la Nuit gisante sur un tombeau, une minuscule effraie sur ses genoux. Me refuseras-tu la tendresse de tes bras?" (p 62)

Merci à Florinette, qui fait voyager depuis plusieurs mois ce très beau roman. D'ailleurs, il part très vite chez Aifelle.

Les avis de Florinette  Nath   antigone  clarabel  leiloona  malice  sylire 

jeudi 13 mai 2010

Le veilleur de nos anges s'appelle Alex

Alex est un jeune étudiant en histoire qui ne souhaite dépendre de personne, surtout pas de sa mère et encore moins de son père (avec lequel il n'a jamais vécu). Or, l'argent file plus vite que ne s'alimente son compte en banque malgré la bourse universitaire et le spectre d'une année ratée malmène son sommeil et assombrit ses espoirs. Quel petit boulot d'appoint peut-il espérer pour garnir son réfrigérateur? Etre embaucher dans un fast-food avec des horaires impossibles et une fatigue l'empêchant d'étudier? Finalement, Alex, sur une idée de sa boulangère, se lance dans l'aventure du baby-sitting, moins contraignant que les cours particuliers, moins usant qu'un job au fast-food...mais les gens peuvent-ils faire confiance à un jeune homme plutôt qu'à une jeune fille? Néanmoins, s'armant de courage, il dépose son annonce à la boulangerie du quartier; il est loin d'imaginer que ce geste lui fera vivre des rencontres aussi étonnantes qu'émouvantes, aussi improbables qu'enrichissantes, d'autant que, très vite, Alex remporte un vif succès auprès des familles et de leurs enfants. C'est ainsi qu'il débarque dans l'univers du couple de boulangers et de leurs garçons, de Marc, le prof de français séparé de son épouse par des kilomètres, et de ses filles, d'Irina la belle jeune mère d'origine russe, d'Emile, l'enfant roi d'un couple de garagistes, et de ses parents, et de Marion, la jolie étudiante excentrique et volage.
Au fil des baby-sittings, Alex tisse des liens avec les parents des enfants: Marc qui a un besoin intense de s'épancher, de discuter après ses soirées du mardi; Mélanie, la boulangère, qui cache sous ses airs de jolie idiote ses fringales de littérature et d'imaginaire; les parents d'Emile, enfant de trois qu'il a sauvé de la mort par étouffement lors d'une crise d'asthme, qui lui offrent une voiture et une reconnaissance éternelle pour avoir sauvé leur unique enfant, celui qu'ils ne pensaient ne jamais avoir. Peu à peu, Alex devient un cristalliseur, un passeur d'émotions, de pensées secrètes, une oreille attentive, neutre et essentielle, une oreille qui écoute et qui entend les mots et les maux dissimulés par la pudeur et la douleur.
Alex est aussi celui qui perçoit ce qui se fêle dans les cris incessants du bébé des voisins du-dessus, cris épuisants pour les jeunes parents paraissants démunis et dépassés par leur enfant; d'ailleurs, pourquoi ne font-ils pas appel à un baby-sitter? Le bébé en pleurs est un fil conducteur du roman, fil qui en se cassant, un soir d'anniversaire, fera basculer le monde d'Alex et de ses employeurs: d'un coup, d'un seul, une vérité douloureuse précipite les évènements et fait remonter à la surface tout ce que chacun souhaitait voir rester enfoui.
"Le baby-sitter" est un roman qui commence sur un mode humoristique, plaisant, qui trouve sa vitesse de croisière sur une note de tristesse et de quête de soi, pour s'achever sur la réalisation d'un rêve. Le lecteur se dit, en lisant les première pages, que l'histoire est bien gentille mais ne casse pas trois pattes à un canard et, doucement mais sûrement, s'aperçoit qu'elle est tout sauf anodine et mièvre: l'essence de la condition humaine sort de la chrysalide des petits évènements pour commencer à voleter lorsque le grain de sable, les cris du bébé que l'on n'entend plus, enraye la machine bien huilée d'un quotidien aux apparences lisses bien trompeuses. Les rêves et aspirations de tout être humain se taisent trop souvent, étiolent la joie pour éroder une raison qui peut basculer brutalement dans une folie furieuse ou un abattement muet.
"Le baby-sitter" est un peu le roman d'un monde qui tente, vaille que vaille, de tenir contre vents et marées, celui de ceux qui s'accrochent aux branches tant qu'ils le peuvent et grapillent les morceaux de bonheur quand ils peuvent s'en saisir....bouts de rêves, brins d'espoirs, brindilles imaginées s'envolant au cri, primal, d'une folle course sur une pente que l'on dévale à corps perdu, sans penser à autre chose qu'à son envie de crier pour le plaisir de crier.
Jean-Philippe Blondel réussit, une fois encore, à dessiner, d'un trait aux douces apparences, des personnages loin d'être uniformes et manichéens. Sous ses mots, ils reflètent une réalité que l'on vit au quotidien, entre douceur et douleur, entre courage et démission, pouvant franchir la ligne rouge sans que l'on sache pourquoi ni comment. Alex, Marc, Mélanie, Irina, Marion, Bastien et les autres sont autant de portraits de notre société protéiforme oscillant entre individualisme forcené, curiosité de l'autre, et don de soi désintéressé: avec eux, la gamme d'une humanité en quête d'un bonheur intime, est déclinée avec tendresse et justesse. J'avais déjà beaucoup apprécié le regard de Blondel sur notre monde avec "Accès direct à la plage" et "This is not a love song", et une fois encore, il est parvenu à me surprendre et à regarder ses personnages, bouts d'humanité, avec une tendresse acidulée: sous une apparence de bluette, c'est un conte cruel qui nous est, finalement, narré (même si l'optimisme est présent).



Les avis de Laurence  Incoldblog   Thom   Cuné  keisha  amanda   tamara   leiloona  

mercredi 12 mai 2010

Le loup de A à Z

"L'abécédaire à croquer" est un des albums en lice pour le Prix des Incorruptibles 2010. Comme le titre l'indique, ce n'est pas une histoire à proprement parler mais plutôt une déclinaison alphabétique des différents aspects du loup du monde de l'imaginaire. Tout commence par la question existentielle d'un Petit Loup à son papa "Dis papa comment on devient fort comme toi?". Ledit papa s'empresse alors d'ouvrir l'abécédaire des légendes et histoires de leurs ancêtres loups.
Comme tout le monde, le loup a des amis, une belle brochette de monstre, vampire et autres fantômes grimaçants qui le rendrait presque sympathique. Comme tout le monde, le loup a des dents dont il prend grand soin après chaque repas; comme tout le monde, le loup a perdu ses dents de lait mais hélas pour lui, la Petite Souris n'est jamais passée car elle avait trop peur d'être croquée! Comme tout le monde, le loup est allé à l'école où il a appris beaucoup de choses, souffler sur les maisons, grimper sur les toits, passer par les cheminées, faire de la course à pied, et où le calcul n'a jamais été son fort (le pauvre ne sait compter que jusqu'à 3...savez-vous pourquoi?). Comme tout le monde, le loup a un jardin mais il n'y fait pas pousser choux ou navets mais plutôt lapins et canards; comme tout le monde, le loup peut se retrouver un jour à l'hôpital (la vie quotidienne d'un grand méchant loup est loin d'être de tout repos...on peut se casser une jambe en tombant d'une cheminée par exemple); comme tout le monde, il peut aussi tomber amoureux, en l'occurence d'une belle princesse belle à croquer; comme tout le monde, il a un travail, il dirige une usine de pâtés; comme tout le monde, enfin, le loup a un jour préféré dans la semaine, le dimanche car les parents sont trop fatigués pour bien surveiller leurs enfants se promenant dans les bois!
Les pages sont rythmées par le quotidien du Grand Méchant Loup qui peu à peu devient un peu moins impressionnant....d'autant plus qu'il a l'art d'être un tantinet ridicule surtout lorsqu'il se sauve en voyant son reflet dans un miroir ou qu'il ne comprend pas que ce qui le suit tout le temps est sa queue.
"L'abécédaire à croquer" est un album protéiforme: l'auteur joue sur de nombreux registres tels que la devinette ("J'ai la queue en tire-bouchon/ la peau rose comme un bonbon/Le loup m'aime vraiment beaucoup/ en gratin ou en ragoût.../ Qui suis-je?"), la blague type "Carambar" (après avoir mangé la grand-mère du Petit Chaperon Rouge, le loup a eu mal au ventre...il n'avait pas digéré les chaussons de cette dernière....succès garanti auprès des GS qui étaient tordus de rire, succès moindre auprès des élèves de PS et de MS, question de maturité certainement), l'absurde (au sujet de l'expression "donner sa langue au chat"), les expressions comme "être connu comme le loup blanc", les chansons traditionnelles "promenons-nous dans les bois...." mais là le loup ne nous mange pas car, repu après avoir dévoré son voisin, il n'a plus faim.
Les illustrations sont belles et dynamiques, avec une belle pincée d'humour et de clins d'oeil aux fables et autres contes qui jallonnent l'imaginaire de notre civilisation, tout en étant très tendres. Les enfants peuvent suivre un petit personnage récurrent, qui se trouve être le Petit Chaperon Rouge, tantôt habillé de rouge, tantôt habillé de vert ou de mauve, fil conducteur pour guider le lecteur dans le dédale organisé de l'alphabet.
En un mot comme en mille, "L'abécédaire à croquer" est une petite merveille dans laquelle on aime se perdre et retrouver les chemins de l'enfance.
A noter cependant que pour  apprécier ce florilège d'historiettes autour du loup, il faut bien connaître  les principaux contes traditionnels (et avoir intégré ces derniers dans son imaginaire) ainsi que quelques fables de notre cher La Fontaine.


(9/24)



L'avis de lancellau  emmyne 

mercredi 5 mai 2010

Dis papa, pourquoi....?

Il y a des questions impossibles que les enfants ont le chic de poser à des moments incongrus, barbotage tranquille dans le bain ou lecture fascinante d'un livre ou du journal. Ce sont ces moments-là, si particuliers qu'ils en deviennent savoureux, que Corentin croque avec humour et tendresse.
Un petit crocodile pose LA question à son papa qui lit son journal dans sa baignoire (tout le monde sait que les crocodiles passent beaucoup de temps dans l'eau): "Dis, papa, pourquoi on n'en mange jamais?" (bien entendu l'évidence n'est claire que pour le petit croco) . Le papa croco ne saisit pas du premier coup aussi le petit croco est-il plus explicite: "Pourquoi on ne mange jamais de petite fille?" . Nous aussi, nous nous demandons bien pourquoi! La réponse est digne de bon sens parental: on ne mange pas de petite fille parce que c'est trop sucré, tellement sucré que "cela en est écoeurant"! Certes, certes, mais cela laisse, dirons-nous, le petit croco sur sa faim: c'est qu'il ne voudrait pas demeurer idiot et connaître enfin le goût particulier de la petite fille. N'écoutant que son idée fixe, le petit croco décide, malgré les mises en garde gustatives de son papa, de sonner chez leurs voisins afin de goûter à leur petite fille. Chez les voisins, le papa est confortablement installé dans son fauteuil à lire son journal, tandis que sa fillette lit un album, assise sur le canapé, le chien à ses pieds et le chat sur le canapé. Le papa pose diverses questions ("Qu'est-ce que tu lis?"...)....qui restent sans réponses, sans que cela ne semble le gêner: chacun des plongé dans sa lecture. Notre petit croco sonne à la porte, la petite ouvre mais ne le voit pas (il s'est empressé de nager dans le moelleux de la moquette) et retourne à son histoire. Laconique, le papa lui demande "Qui c'est?" puis "C'était qui?", sans lever les yeux de son journal; la scène de lecture est scandée par les questions d'ordre domestique du papa "As-tu appris tes leçons?" "As-tu fait tes devoirs?" "As-tu écrit à Mamie?". Le petit croco s'approche des jambes de la fillette, ouvre grand sa gueule et....le chien se met à aboyer l'envoyant se cacher derrière le canapé. Personne ne comprend ce qui lui arrive et tout le monde se replonge dans sa lecture. C'est alors que le papa pose à nouveau la question "Qu'est-ce tu lis?" et la fillette de lui répondre "Je suis en train de lire l'histoire d'un petit crocodile complètement idiot. Il veut manger une petite fille..." du coup, elle interroge son papa "Dis, papa, pourquoi on n'en mange jamais?"....de crocodile bien sûr...."parce que c'est sale et que ça sent la vase (...) si tu veux y goûter j'ai aperçu un crocodile derrière le canapé tout à l'heure." C'est la débandade du petit croco qui revient chez lui, essoufflé et bien décidé à ne plus jamais tenter de goûter à une petite fille: trop sucré et trop écoeurant! La chute de l'histoire est amusante (elle a fait se tordre de rire mes élèves de 4/5 ans): "N'oublie pas de te laver les dents. Le sucre c'est mauvais pour les dents" dit le papa croco ce à quoi répond le petit croco "ça me fait penser que je n'ai pas écrit à mamie!" ("Et pourquoi je n'ai pas l'album de Corentin", chute qui m'a bien fait rire!) .
Une fois encore, le texte et l'image se complètent et se répondent à merveille: le minimalisme du texte est largement compensé par les messages des illustrations et l'atmosphère qui s'en dégage. On entendrait presque le tic-tac de la pendule s'il y en avait eu une. On ressent la chaleur feutrée d'un début de soirée tranquille en famille, la parenthèse temporelle d'une lecture avant de vaquer aux occupations quotidiennes de fin de journée, la tendresse d'un moment partagé avec son père (Corentin souligne avec justesse l'importance d'échanger entre enfant et père). On sent l'imaginaire de l'histoire lue par la fillette prendre le pas sur la réalité des choses (représentée par le journal et le père), un imaginaire que seuls les animaux domestiques palpent. L'intrusion magique d'un faux danger et surtout le côté miroir des situations sont un vrai régal. Le dessin est simple mais efficace, pas de surchage, Corentin va à l'essentiel; le texte aussi est simple et l'intrusion d'une phrase référant à un langage plus soutenu fait entrer le drôlatique dans le récit "Certes papa, mais il me plairait néanmoins d'y goûter."  L'amusant (et le fondamental) est que, que l'on soit animal (crocodile) ou humain, on raconte les mêmes choses, on pose les mêmes questions et surtout, les enfants veulent toujours vérifier la véracité des propos des parents.
De plus, la lecture apprend la différence entre un petit crocodile et une petite fille: le premier a un goût de vase, la seconde est trop sucrée....dans tous les cas, il ne faut oublier de se laver les dents!
"N'oublie pas de te laver les dents!" est un album loufoque où rêve et réalité se mêlent et se confondent en une histoire  délirante...bref, un excellent Corentin qui provoque d'étranges interrogations sur l'attitude du papa de la fillette: s'en fiche-t-il qu'elle soit croquée par le petit croco (c'est le chien qui la défend)? Cependant, on s'aperçoit qu'il l'avait repéré dès le début....ce qui rassure le lecteur.

Une interview de l'auteur ici 
L'avis de esmeraldae  



(8/24)

mardi 4 mai 2010

Impressions tokyoïtes

Lors du festival 2009 des Etonnants Voyageurs, à St-Malo, j'étais tombée sur le carnet de voyage d'un jeune dessinateur revenant d'un séjour à Tokyo: le graphisme, l'utilisation du pastel et surtout l'humour tendre des images ont mis à mal mes sages résolutions et j'ai fait la queue pour une dédicace, fort sympathique.
Florent Chavouet se retrouve à Tokyo, à la suite de sa compagne, pour six mois, durée du stage de cette dernière. Dans son introduction, il explique pourquoi il s'est mis à dessiner ce qu'il voyait, au gré de ses promenades, on se prend à être piqué par la curiosité et, vite, on se cale, confortablement installé, dans un fauteuil pour suivre le séjour du narrateur. Il paraîtrait que Tokyo soit "la plus belle ville moche du monde" et, ma foi, c'est ce que Florent Chavouet fait découvrir à son lecteur: l'architecture est épouvantable, les petits quartiers typiques, portions congrues, les buildings foisonnent, la circulation est pénible, les gens pressés, les rues éclairées par les multiples vitrines et cependant, le narrateur trouve toujours le petit détail qui fait oublier la grisaille de l'environnement, le petit détail émouvant, amusant, étonnant, parfois surréaliste, offrant une touche de Beau dans la mocheté généralisée. Un policeman arrosant une plante en pot ou aidant une mamie à traverser la rue, un building illuminé la nuit, une façade de maison collective disparaissant derrière la verdure d'un balcon, une minuscule échoppe perdue au pied d'un immense immeuble, des passants aux looks impossibles, une discussion improvisée avec des passants curieux de voir un européen croquer ce qu'il voit....tous les instants minuscules, insignifiants qui font que la vie urbaine possède ses couleurs si particulières. La vie quotidienne d'un Tokyo se déroule sous le crayons de Florent Chavouet qui sait "éterniser" les vélos, les mères de familles, les policemen placés à chaque carrefour, parfois devant chaque immeuble d'affaires. Ces photos de crayons de couleurs sont des diapositives où l'humour se cache sous chaque traits: on ne peut s'empêcher de sourire devant les portraits croqués de passants anonymes (tant japonais qu'occidentaux) et on est loin d'une impression "Lost in translation", le narrateur, même s'il ne comprend pas la langue, parvient à tisser des liens, éphémères certes, avec les gens qu'il croise. Du coup, Tokyo apparaît comme une réunion de multitudes de petits villages perdus dans l'immensité une mégapole où l'urbanisation moderne se voit démentie par les câbles innombrables pendouillant le long des maisons et immeubles, détail surréaliste au coeur d'une modernité japonaise toujours en avance sur son temps. C'est ce décalage savoureux, fil (c'est le cas de le dire) conducteur, avec le policier de base incontournable, de ce carnet de voyage souriant, joyeux, même si c'est une véritable aventure que de trouver un toit pour dormir, et poétique: en effet, la poésie est présente au détour d'un parc, d'une rue, sur une publicité ou un ticket de caisse.
J'ai aimé les croquis des objets hallucinants tels que la peluche en forme de tranche de pain de mie, le kitsh des décorations ou des affichages, le tout saupoudré de l'actualité d'alors, les essais nucléaires coréens. J'ai ri en lisant l'expédition à la plage....lieu couru où l'eau est plus que trouble, où on peut parader dans des tenues excentriques, où la pollution urbaine gangrène les désirs de côtoyer une nature dont on est sevré. Rires, aussi, lors de la balade à vélo d'une bonne centaine de kilomètres autour de Tokyo où les pissenlits retiennent l'attention du narrateur, ainsi que le séchage du riz, sans compter les traîtrises d'une route qui grimpe sans en avoir l'air...le tout relaté sur un croquis, drôlatique à souhait.
"Tokyo sanpo" est le journal de bord d'un occidental, pérégrin urbain, décalé, des quartiers, peu connus des touristes, où il a habité et qu'il a "écumés" au fil des jours...une lecture réjouissante.



Le site de l'auteur ici (où vous aurez un aperçu du séjour à Tokyo)  son blog  
Une interview ici
Les avis de Gilles Fumey   Essel   Marion Dumand  Bel Gazou  Joëlle   
Un aperçu du carnet de voyage ;-)

dimanche 2 mai 2010

Merisier en fleurs

Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous une photo de mon merisier en fleurs:
(photographe: moi)

Dimanche poétique # 18

Aujourd'hui, je prolonge l'ambiance de "L'affaire Jane Eyre" avec le poème de William Wordsworth  (1770-1850) "Daffodils" ("Les jonquilles").

"Daffodils" (1804)


I wandered lonely as a cloud
That floats on high o'er vales and hills,
When all at once I saw a crowd,
A host, of golden daffodils;
Beside the lake, beneath the trees,
Fluttering and dancing in the breeze.
Continuous as the stars that shine
And twinkle on the Milky Way,
They stretch'd in never-ending line
Along the margin of a bay:
Ten thousand saw I at a glance,
Tossing their heads in sprightly dance.
The waves beside them danced; but they
Out-did the sparkling waves in glee:
A poet could not but be gay,
In such a jocund company:
I gazed -- and gazed -- but little thought
What wealth the show to me had brought:
For oft, when on my couch I lie
In vacant or in pensive mood,
They flash upon that inward eye
Which is the bliss of solitude;
And then my heart with pleasure fills,
And dances with the daffodils.

 (William Wordsworth)

Les Jonquilles

J'allais solitaire ainsi qu'un nuage
Qui plane au-dessus des vaux et des monts
Quand soudain je vis en foule - ô mirage! -
Des jonquilles d'or, une légion!
A côté du lac, sous les branches grises,
Flottant et dansant gaiement à la brise.
Serrées comme sont au ciel les étoiles
Qu'on voir scintiller sur la Voie lactée,
Elles s'étendaient sans un intervalle
le long du rivage au creux d'une baie:
J'en vis d'un coup d'oeil des milliers, je pense,
Agitant la tête en leur folle danse.
Les vagues dansaient, pleines d'étincelles,
Mais elles dansaient, plus allègrement;
Pouvais-je rester, poète, auprès d'elles
Sans être gagné par leur enjouement?
L'oeil fixe - ébloui -, je ne songeais guère
Au riche présent qui m'était offert:
Car si je repose, absent ou songeur,
Souvent leur vision, ô béatitude!
Vient illuminer l'oeil intérieur
Qui fait le bonheur de la solitude;
Et mon coeur alors, débordant, pétille
De plaisir et danse avec les jonquilles.

(traduit par François-René Daillie, NRF poésie, Gallimard 2001)



Les compagnons troubadours de Celsmoon ont déposé leur trouvaille ICI  .

samedi 1 mai 2010

Voyage au coeur des livres

Imaginez notre monde, notre histoire, avec un léger décalage: les mouvements artistiques ne se sont pas créés aux mêmes endroits ni dans les mêmes circonstances, le Royaume Uni n'est plus uni puisque le Pays de Galles est indépendant, le seconde guerre mondiale n'a pas eu les conséquences historiques que nous connaissons, l'Angleterre ne livre pas une Guerre de Cent ans contre la France mais, en Crimée, contre l'Empire Russe tsariste, les déchirures temporelles se colmatent avec des ballons, on peut posséder des espèces disparues, tels que les dodos, comme animal domestique, le dirigeable (Ahhh, Jules Verne!) est le moyen de locomotion pour les grandes distances, et il y a des services internationaux de police aussi étranges qu'inattendus comme le service consacré à la protection des manuscrits originaux des oeuvres littéraires ou celui des Chronogardes.
C'est dans ce monde, où la littérature tient une place tellement importante que lorsqu'un criminel veut faire sensation, il choisit de s'attaquer aux textes originaux littéraires, que Thursday Next, OpSpec chez les LitteraTecs, commence une enquête de longue haleine et extrêmement dangereuse, afin de sauver le texte original du chef d'oeuvre de Charlotte Brontë, Jane Eyre, menacé par la folie destructrice d'Achéron Hadès, un ancien professeur d'université passé maître dans l'art de la manipulation mentale et aux pouvoirs infinis. Entre les rencontres furtives avec son père, en fuite perpétuelle dans les limbes du Temps où il semble semer quelques aménagements apportant d'infimes changements, et les échanges avec un oncle inventeur génial d'une machine à entrer dans les textes littéraires, Thursday croise les spécialistes de Shakespeare, toujours bardés de révélations sur la véritable identité du grand homme, et pénètre au coeur du roman qu'elle vénère afin de sauver un trésor culturel; elle fera la connaissance de Jane mais aussi d'Edward Rochester, elle combattra, au coeur d'un incendie démentiel, le dément Hadès et parviendra à mettre en place une fin digne de ce roman tant lu, tant aimé, fin qui l'avait toujours laissée sur sa faim.
Jasper Fforde emporte son lecteur dans un thriller complètement loufoque, presque barjot et assurement burlesque, où des situations impossibles, voire incohérentes, sont vues comme habituelles, et mêle avec brio uchronie et roman fantastique. On suit, avec jubilation, les tribulations de Thursday qui ne peut imaginer qu'un fou furieux puisse oser vouloir détruire son roman fétiche afin d'assouvir son désir de puissance et sa soif de destruction. On est happé par les souvenirs de "Jane Eyre", des romans de Dickens ou ceux des pièces shakespeariennes: on ressent l'envie, presque irrépréssible, de relire les romans des soeurs Brontë aux ambiances tellement douloureuses et belles en même temps.
J'ai adoré ce roman décalé, loufoque, loufdingue, burlesque et rocambolesque. Un florilège de situations impossibles, irrationnelles apportant une joie jubilatoire au fil de la lecture: une impression délicieuse de lire un roman protéiforme où l'humour est à chaque page et les clins d'oeil littéraires pléthores.

"De l'autre côté du Portail de la Prose, Polly se tenait sur la rive herbeuse d'un grand lac, écoutant le doux clapotis de l'eau. Le soleil brillait, et de petits nuages floconneux voguaient paresseusement dans l'azur du ciel. Le long de la baie, on apercevait des myriades de jonquilles jaune vif qui poussaient dans l'ombre ajourée d'une boulaie. Les fleurs frissonnaient et dansaient dans la brise dont le souffle embaumait la fraîche odeur de printemps. Tout était calme et paisible. Le monde dans lequel elle se trouvait maintenant n'était pas terni par la méchanceté des hommes. C'était le paradis. (...) Un homme âgé de quatre-vingts ans au moins lui faisait face. Il était vêtu d'une cape noire; un demi-sourire éclairait son visage raviné. Il contempla les fleurs.
- Je viens souvent ici. Chaque fois que le marasme de la dépression prend possession de mon être.
- Vous avez de la chance, répondit Polly. Nous on doit se contenter de Kézako Quiz.
- Kézako Quiz?
- C'est un jeu de questions-réponses. A la télé.
- La télé?
- Oui, c'est comme le cinéma, mais sans les pubs.
Il fronça les sourcils sans comprendre et se tourna à nouveau vers le lac.
- Je viens souvent ici. Chaque fois que le marasme de la dépression prend possession de mon être.
- Vous l'avez déjà dit, ça." (p 145)

"(...) Mais Wordsworth n'était plus là. Le ciel s'assombrit, et le tonnerre gronda, menaçant, à distance. Un vent fort se leva; le lac parut se figer et perdre toute profondeur; les jonquilles ne bougeaient plus, formant une masse compacte jaune et vert. Un cri de frayeur lui échappa lorsque le ciel et le lac se rejoignirent; jonquilles, nuages et arbres reprirent leur place dans le poème - mots, sons, gribouillis sur papier sans autre signification que celle dont les pare notre imagination. Polly poussa un dernier hurlement de terreur: les ténèbres l'enveloppèrent et le poème se referma sur elle." (p 147)

Roman traduit de l'anglais (GB) par Roxane Azimi




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