Le titre m'a toujours intriguée et je me suis souvent demandé
pourquoi M.Yourcenar a-t-elle choisi ce titre pour son roman dont je n'avais lu
que des bribes. J'ai compris, rapidement, la raison de ce choix d'autrice
d'une érudition époustouflante.
Zénon est un clerc, un philosophe, un érudit, un médecin, un
chercheur, un explorateur du corps et de l'âme humains. Il s'est aussi essayé à
l'alchimie. Lorsque que l'on cherche la signification d'oeuvre au noir en
alchimie, on tombe sur cette explication : cela « désigne la première
des trois phases dont l'accomplissement est nécessaire pour achever le magnum
opus », le Grand Oeuvre. "En effet, selon la
tradition, l'alchimiste doit successivement mener à bien l'œuvre au noir, au
blanc, et enfin au rouge afin de pouvoir accomplir la transmutation du plomb en or, d'obtenir la pierre
philosophale ou de produire la panacée. »
Marguerite Yourcenar relate la vie
extraordinaire d'un homme que la vie aurait pu aigrir mais qui préfère, après
s'être émancipé de ses maîtres à penser, parcourir le monde pour étudier la
machine fabuleuse qu'est l'homme. Le roman se déroule entre la fin du Moyen-âge
et le début de la Renaissance, période pendant laquelle tous les possibles
ouvraient ou fermaient les horizons de la pensée, de la littérature, des arts et
des découvertes.
Zénon est l'homme marchant sur le
pont entre ces deux rives, reliant deux époques historiques.
Il est d'abord l'errant, homme
parcourant le monde et ses vicissitudes monstrueuses, violentes, intolérantes
ponctuées de phares lumineux des nouvelles connaissances souvent iconoclastes.
Après l'errance vient la vie
immobile. Il se réfugie, las des poursuites et mises à l'index de ses œuvres
« Prognostications des choses futures » et son « Traité du monde
physique », dans un monastère
Bruges, sous le nom de Sebastian Théus, docteur de son état. Il se croit
à l'abri jusqu'au jour où quelques novices jouent aux bacchanales dans les
souterrains du monastère.
Les désordres de ces derniers le
mènent en prison et en procès. Zénon sait qu'il se heurte à un mur, celui des
dogmes en vigueur qui condamnent les activités scientifiques osées et l'esprit
critique, germes de l'hérésie tant redoutée. Comme il connaît parfaitement la
nature humaine, il préfèrera prendre l'issue, fatale certes, qu'il aura choisie
en pleine conscience, parce qu'il refuse de se rétracter et de taire la vérité
du monde à ses contemporains.
Et si les trois parties de la vie de Zénon, versé
dans l'art de la conversation qui suspend le temps (avec son cousin
Henri-Maximilien, le prieur des Cordeliers ou avec le chanoine Bartholommé
Campanus), étaient les étapes dont l'accomplissement est nécessaire pour
achever le Grand Oeuvre de la connaissance des hommes ? Le magnum opus de
Zénon n'est-il pas d'atteindre la connaissance ultime, celle de la quintessence
de l'âme ?
Quand on suit le parcours de Zénon,
on ne peut que se souvenir de Giordano Bruno, brûlé en place publique à Rome,
ou aux nombreux penseurs du XVIè siècle persécutés par les autorités
religieuses, sans cesse bousculées par l'avancée des sciences tant physiques
qu'humaines : plus le monde s'agrandit, plus l'horizon s'élargit, plus le
ciel s'explore plus les fondations des dogmes religieux chancellent.
Lire « L'oeuvre au noir »
c'est plonger dans une époque où l'obscurantisme religieux provoque les
mouvements hérétiques amenant au protestantisme de Luther et de Calvin. Les
guerres jettent sur les routes les villageois malmenés, torturés par la faim et
la pauvreté, la soldatesque et ses pillages, les épidémies et leurs ravages. C'est
aussi penser aux tableaux de Lucas Cranach et de Bosh,
La plume de Marguerite Yourcenar
fait la part belle à une phénoménale érudition et à un style raffiné d'une
beauté à provoquer des frissons délicieux tant les mots sont choisis avec
justesse et portent une force d'évocation extraordinaire.
« L'oeuvre au noir » fut
une lecture jubilatoire et merveilleuse. J'avais gardé un excellent souvenir de
ma lecture des « Mémoires d'Hadrien », je me suis régalée, dans tous
les sens du terme, avec ce roman qui dormait depuis des années dans ma
bibliothèque.
Quelques avis:
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6 commentaires:
Oh oui je l'avais deja note ce livre....il faut que je trouve le temps de le lire....
Encore une chronique passionnée de l'oeuvre de Marguerite Yourcenar. Ses romans ont l'air particulièrement exigeants, mais vraiment intéressants en même temps. Un jour, je tenterai sans doute l'expérience !
J'ai lu ce roman il y a au moins 25 ans. J'avais gardé un excellent souvenir de Zénon et de sa passion pour l'alchimie. Je le retrouve avec ton billet. Au plaisir@
J'étais très très curieuse de te lire parce que j'ai abandonné ce livre quand j'avais 19 ans je pense et depuis il me "hante" :-D
Je pense retenter un jour l'expérience et j'espère l'aimer comme j'ai apprécié Hadrien.
J'adore Yourcenar ! Quelle culture ! J'avais lu celui-là mais j'avais préféré les mémoires d'HAdrien...
Il faudrait que je lise celui-ci, et Mémoires d'Hadrien.
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