mardi 27 décembre 2022

Bons baisers de Lénine

 


La dernière fois que j'ai lu Lianke Yan, c'était en 2008, année des jeux olympiques d'été à Pékin. J'avais souhaité lire un roman à contre-courant de ce que faisaient passer les autorités chinoises dans les médias. Je n'avais pas été déçue en lisant « Servir le peuple ».

« Bons baisers de Lénine » dormait depuis plus de deux ans dans ma bibliothèque, le défi « En sortir 22 pour 2022 » m'a poussée à le sortir de son rayonnage.


Benaise est un village perdu au milieu de nulle part dans les montagnes du Henan, et chaque habitant y vit « bénaise » autrement dit tranquille et sans souci majeur.

Benaise a une particularité, et non des moindres, qui est d'être peuplée uniquement de gens handicapés, éclopés, malmenés par la vie. Tout ce petit monde vit loin du charivari du monde, en marge de ce dernier, menant son quotidien loin des tracas administratifs des autorités du district.

On apprend, grâce aux commentaires de l'auteur, roman dans le roman, que Benaise est depuis la nuit des temps le refuge des infirmes.

Benaise est « dirigé » par une figure féminine, Mao Zhi, qui ramena dans le giron du district le village. Cette dernière voit d'un mauvais œil le chef du district souhaiter organiser la « benaisade » à laquelle participeront les villageois.

C'est au cours de la fête que vient à l'idée du chef du district d'utiliser les talents inouïs des Benaisois pour créer une troupe de cirque et gagner ainsi de l'argent afin d'acquérir la momie de Lénine, délaissée à Moscou car trop coûteuse à entretenir. Si cela se concrétisait, quelle réussite pour le chef en question et quel rayonnement glorieux pour cette région perdue au milieu de nulle part et quel merveilleux développement économique en perspective. Une occasion unique de mettre en pratique le slogan de Deng Xiaoping « enrichissez-vous ».

A partir de là, commence une aventure rocambolesque, drolatique et incroyable au cours de laquelle tous les défauts et qualités humaines seront passés au crible ravageur de l'humour de l'auteur.

Il est impossible de résumer ce roman fleuve en quelques lignes qui ne lui rendraient absolument pas justice. Il faut le lire, surmonter son organisation déroutante (les notes peuvent devenir des chapitres à part entière) qui m'a rappelé celle de « L'arbre monde » de Richard Power (qui a peut-être lu Lianke) puisque la lecture part des « racines » pour arriver à la dernière partie « les graines ». La narration naît et croît tel un arbre majestueux, emmenant le lecteur dans les méandres des frondaisons, ces petites notes qui apportent, l'air de rien, beaucoup au récit.

La galerie des personnages est croquée de manière drolatique avec juste ce qu'il faut de pointe ironique. Ils sont tous attachants et j'ai suivi avec jubilation leurs aventures et déboires, tantôt riant de bon cœur, tantôt avec émotion.

Je me suis demandé, à plusieurs reprises, pourquoi la censure chinoise n'a pas sanctionné « Bons baisers de Lénine » car Lianke n'y va pas de plume morte pour critiquer l'appareil politique chinois. Aurait-elle bon goût ? Ou l'auteur possède-t-il au plus haut point l'art de l'ironie subtile  et ainsi échapper aux risques d'emprisonnement ? A moins que la censure, devant la notoriété internationale de Lianke, a compris qu'il était un des grands romanciers contemporains.

Lianke met en place avec « Bons baisers de Lénine » une fable extraordinaire, un conte hallucinant où la momie de Lénine tient lieu de Graal communiste. Mao Zhi, elle, espère qu'une fois la quête accomplie, Benaise soit « déjointée » et retourne dans l'oubli afin que tout un chacun puisse y vivre paisiblement, loin des tracas administratifs et des exigences du Parti. Sauf que le chef du district ne tient absolument pas à abandonner sa poule aux œufs d'or. Sauf que... forcément rien ne fonctionnera comme prévu sinon ce ne serait pas amusant. Entre les délires de gloire et de richesse des uns et des autres, s'immisce une angoisse récurrente, celle qui naît de l'opposition entre les idéaux de la Chine révolutionnaire d'hier et la vision nouvelle de la Chine capitaliste d'aujourd'hui.

Yan Lianke réussit, magistralement, à conter cette quête du Graal avec une narration longue (655 pages), un récit protéiforme, frisant carrément le délire (le lecteur est emporté dans un maelstöm de situations relevant du picaresque ou de la farce comique sans filtre), et laisse au lecteur une liberté d'interprétation incroyable.

« Bons baisers de Lénine » est un roman jubilatoire, succulent, parfois cruel, qui m'a embarquée dans un voyage romanesque délirant et joyeux.

Traduit du chinois par Sylvie Gentil

(Roman de 655 pages)

Quelques avis:

Babelio  Sens critique Critiques libres  In libro veritas

Lu dans le cadre

 



 




2 commentaires:

rachel a dit…

J'adore cet auteur....il va falloir que j'y retourne un jour didonc....peut-etre avecce livre....

Katell a dit…

Il se lit très bien une fois que l'organisation de la narration est assimilée.
C'est une lecture jubilatoire, vraiment!