mercredi 26 août 2015

Dans le noir vacille une fragile lumière

De nos jours, Suzanne Langlois, une ancienne déportée raconte devant des lycéens son calvaire. Elle commence son récit, explique que la colonne de femmes marche vers Ravensbrück. Une jeune fille demande à prendre la parole, l'obtient et demande à la vieille femme comment savait-elle que les prisonnières marchaient vers Ravensbrück, comment savait-elle ce qu'il les attendait... là-bas ?
Le grain de sable dans les rouages bien huilés de son témoignage, maintes fois relaté.
En effet, comment pouvait-elle le savoir hormis parce qu'elle relate avec son expérience du Camp de Concentration !
Silence, émotion vibrant de tout son être, Suzanne devient Mila, elle est en terra incognita, elle ne sait pas encore combien sera sombre la nuit qui l'avalera pendant des mois d'internement.
Elle ne pouvait pas savoir où les nazis les envoyaient, aucune d'entre elles ne le savait vraiment.

Lentement, elle reprend le cours de son récit, la fluidité des mots, la force des images. Mila est sur la route, dans la longue colonne et se dirige vers un nulle part angoissant. Elle a peine vingt ans et attend un enfant.

Retour en arrière pour comprendre pourquoi elle est là, dans cet ailleurs qui conduit nulle part, sur une terre inconnue martelée par les souliers de milliers de pieds, millepatte silencieux.
La Résistance, le codage en notes de musique d'informations, la peur au ventre parfois, l'envie de vivre pleinement, la rencontre d'une nuit avec l'homme qui lui laissera un souvenir, un petit être grandissant dans son ventre.
L'arrestation, l'interrogatoire, les discussions chuchotées avec les prisonnières, les encouragements pour tenir puis le voyage en train.

Ravensbrück, à la frontière orientale allemande : un enfer sur terre... « Arbeit macht frei »...Mila passe devant le médecin, une infirmière l'assiste, elle confirmera le mensonge de Mila : la prisonnière n'est pas enceinte.
Le temps se perd dans la nuit des privations, vexations, faiblement éclairée par une ténue solidarité, par de minuscules victoires sur le destin.
Ne pas penser qu'il est difficile de rester des heures debout pendant l'Appel, ne pas désirer se laisser aller, tomber pour ne plus se relever, ne pas regarder les barbelés libérateurs. Penser aux beautés du monde, au lac, non loin du Camp, brillant sous le soleil au fil des saisons, à la toile d'araignée perlée de rosée au petit matin, sur le chemin du Kommando affecté au tri des possessions des "génocidés", mais ça, Mila ne le sait pas encore. Penser aux iris, penser à l'enfant qui grandit en elle. Tenir la main de sa cousine pour ressentir sa force et résister à l'envie de mourir.

Mila désire puis ne souhaite plus sa grossesse : quel avenir ici ? Aucun. Pourquoi espérer quand on assiste aux jeux des enfants prisonniers, imitant les Appels et les injures lancées aux déportées ? Pourquoi espérer quand on sait qu'une immense tente sert de mouroir, de cloaque aux femmes juives ? Parce que.
Seulement, donner la vie est un acte de résistance, de foi en l'humanité, d'espérance dans cette nuit sans fin, celle qui broie les cœurs puis les âmes.

La grossesse de Mila est silencieuse, inaudible, elle frôle l'inexistant. La vie qui ne l'est pas. Le bébé qui n'en est pas un. Mila ne connaît pas son corps : est-ce possible qu'elle soit enceinte ? Ne serait-ce pas une hallucination ? Toutes les prisonnières, au bout de quelques mois, ne saignent plus tant le corps est éprouvé par les mauvais traitements, la faim, la maladie, la peur, le désespoir.
Le bébé est omniprésent, accapare les silences du texte tout en étant absent. Peu à peu Mila s'éveille, perd son innocence devant l'horreur de son destin.

Enfin, il apparaît... dans un silence assourdissant exigé par l'infirmière, prisonnière elle aussi : le silence est la garantie de la survie. James naît un jour de novembre 1944 : bienvenue dans la folie des Hommes.

L'impensable est devant nos yeux : la vie continue malgré l'horreur quotidienne. A cœur du Camp de Ravensbrück, il y a l'infirmerie,au cœur de l'infirmerie... il y a la Chambre des enfants, la Pouponnière... une fragile lumière vacille dans la nuit, une infime lueur pour donner une raison de vivre à Mila, aux femmes meurtries et déshumanisées.

« Kinderzimmer » est un court roman, bouleversant, où la poésie des images côtoie l'abomination d'un quotidien où chacune lutte pour sa propre survie. Une histoire émouvante au milieu de la programmation administrative de l'effacement d'une partie de l'Humanité.
La couverture parle d'elle-même tout comme l'exergue : la nuit ne peut cacher, annihiler les beautés du monde. La nuit ne peut rien contre la lumière intérieure... pourtant, les survivants doivent lutter pour revenir au monde civilisé... Mila à son retour, son bébé dans les bras, retrouve sa famille et doit se taire quand on lui dit combien eux aussi ont eu froid et faim...comment raconter l'indicible d'un monde impensable ? Des années plus tard, quand l'enfant devient majeur et apprend une vérité douloureuse, des années plus tard, devant une classe de lycéens....

« Kinderzimmer » est une lecture qu'on ne lâche pas ou que l'on vit avec des coupures temporelles tant le récit est dur, fort, insupportable souvent, effrayant ... toujours.


NB : Ravensbrück fut le seul Camp de Concentration pour femmes.  

Ils l'ont lu:




5 commentaires:

BlueGrey a dit…

Une lecture bouleversant ! A la fois belle et difficile, et nécessaire...

Katell a dit…

Exactement! C'est ma soeur, prof d'histoire-géo qui m'a donné envie de lire ce roman, elle tient un blog pédagogique et l'a conseillé en lecture.

antigone a dit…

J'en garde un souvenir très fort, mais il faut dire que j'aime beaucoup Valentine Goby. ;)

rachel a dit…

cela doit etre fort....tout un livre...;)

Katell a dit…

Je découvre cette auteure et ce roman douloureux et d'une grande beauté m'a donné envie de lire ses romans.