lundi 7 septembre 2015

Quand l'éternité se veut libre

Babylone et ses banquets, ses rites, sa démesure, sa vénération pour Alexandre. L'empire établi par le conquérant macédonien vit ses ultimes heures dans une fête continuelle.
Un temple, perché et perdu en Arie, loin de Babylone et ses fastes mortifères, abrite une jeune femme et son enfançon, Dryptéis, fille de Darius, héritière d'un empire déchu, veuve d'Hyphaistion, fidèle d'Alexandre. Elle s'y est réfugiée pour que l'Empire l'oublie, pour se fondre dans la solitude et l'anonymat, pour que l'Histoire des hommes ne la rattrape pas.
Les prêtres, silencieux, l'ont accueillie, elle assiste, chaque matin, au geste rituel de l'offrande safranée, celle qui apaise la faim des dieux, celle qui peut faire reculer la mort.

Un banquet, des chants, une grimace d'Alexandre, un malaise, une douleur qui le ronge : l'Empire vacille, l'Empire retient son souffle, l'Empire vit au rythme des pulsations du Macédonien jusqu'à ce que ce dernier réclame la présence de Dryptéis.
C'est alors que nul désert, nulle montagne ne peut arrêter la marche de l'Empire, la tenaille des hommes.
Le safran, épice ô combien précieuse, est dispersé pour apaiser les dieux et leur appétit féroce. Derrière la brume orangée, une troupe à cheval. Dryptéis sait qu'elle ne pourra, ne saura échapper à son destin.

Alexandre se meurt, Alexandre la réclame, Alexandre dialogue avec une tête posée dans un panier : la réponse de celui qui règne au-delà de l'Indus, à Pâtalipoutra.

L'Empire s'effrite : grande est l'ambition des généraux d'Alexandre, grande est leur envie de prendre sa place.
Alexandre ne veut pas rester enfermé dans un catafalque, Alexandre veut partir jusqu'au monde inconnu, si proche et si lointain.

Un chant triste, mélancolique et beau s'élève entre les trois âmes qui ne peuvent se quitter : Alexandre, Dryptéis et Ericleops, messager d'Alexandre auprès du Dhana Nanda. Un trio se parle, se construit, les voix s'éloignent puis se rejoignent, convergeant vers un unique but : rendre la liberté à l'âme d'Alexandre.
L'épopée se vit au gré des mots, des phrases magnifiques de Laurent Gaudé. Nous sommes Alexandre, dépecé par ses fidèles, nous sommes Dryptéis, reine des vaincus, pleureuse de celui qui a mis à genoux Darius, nous sommes Ericleops, fidèle messager affrontant une mort inévitable. D'au-delà de l'Indus jusqu'à Babylone, la marche funèbre est un chant du cygne sublime qu'accueille l'Arie et ses brumes safranées.

« Pour seul cortège » est un poème épique, en prose, chantant le dernier voyage des personnages, ivres d'une ultime chevauchée, celle qui les affranchira des chaînes de l'Histoire. L'Empire se disloque, ils demeurent dans le secret minéral de montagnes perdues.
Quelle magnifique épopée où la fidélité, l'amour et le devoir orchestrent une errance à couper le souffle des personnages historiques magnifiés par le regard de l'auteur.
« La mort du roi Tsongor » fut un monument, « Pour seul cortège » en est un autre, porté par le même souffle, celui d'une écriture qui aime s'offrir à l'autre, à l'inconnu qui tourne les pages, emporté par l'élan épique de la fin d'un homme qui changea la face du monde connu.

A qui appartient la dépouille d'Alexandre ? A sa mère ? A ses généraux ? A l'Empire ? Les pincées de safran, portées par la brise des dieux, sont l'ultime voile d'Alexandre dont l'âme, enfin libérée, murmure aux quatre vents :
« Je vois tout et je me disperse, mes ennemis n'y peuvent rien, je suis sur eux dorénavant. A qui appartiens-tu, Alexandre ? A vous, mes compagnons, qui me ressemblez, à vous mes rêves lointains que je n'ai pas réalisés mais qui m'ont porté. A toi, Dryptéis, qui ma sauvé de mon cercueil, qui a jeté sur chacun d'entre nous une poignée de poudre de safran pour que nous échappions à la voracité des dieux, à toi qui es maintenant, je le sens, dans le cœur heureux du temps où les secondes sont infinies, je souffle sur le Gange, oh comme il est doux d'être si loin, je dis vos noms Hyphaistion, Dryptéis, je dis vos noms Tarkilias, Chandragupta, vous avez fait de moi l'homme qui ne sait pas mourir, l'urne est cassée et le vent souffle, je suis là, à jamais, j'enveloppe tout du regard, écoute Dryptéis, les mondes inconnus, les fleuves interminables, les combats de demain, écoute. A qui appartiens-tu, Alexandre ? Tu leur diras, Dryptéis, toi qui fus la seule à voir l'armée des morts entrer en terre et les cinq cavaliers du Ghandhara périr en pleine course, tu leur diras, A qui appartiens-tu ? A mes compagnons lancés au galop dans la plaine et à l'éternité qui s'ouvre devant moi. »

On referme le livre à regrets, des images d'une beauté à couper le souffle dans la tête, un parfum de safran flottant autour de soi, le bout des doigts teintés d'orange, couleur sacrée s'il en est. On le referme puis on le rouvre pour feuilleter au gré du regard, les pages qui se révèlent sous un autre jour.


A qui appartiens-tu, épopée ? A celui qui s'est laissé emporter sans crainte, avide du vertige donné par une Histoire revisitée, ravi d'un voyage qui longtemps le portera, et ce sans crier gare, au détour d'un quotidien dont la platitude se pare de la beauté d'une écriture qui émeut sans que l'on s'en aperçoive.

2 commentaires:

rachel a dit…

punaise il a l'air bien ce livre....cela donne envie, le sujet et la maniere...on veut connaitre les reponses...;)

urgonthe a dit…

L'époque choisie me semble tout à fait passionnante, mais je n'ai jamais réussi à digérer le style de Laurent Gaudé.