jeudi 16 juillet 2009

Berlin underground


Franz Biberkopf vient de sortir de prison où il a purgé une peine pour le meurtre de sa compagne Ida, et est bien décidé à ne pas replonger dans le sordide. Libre comme l'air, le voilà dans le Berlin de la fin des années 20 début des années 30, errant aux alentours de la place essentielle de la ville, la célèbre Alexanderplatz! Cet endroit, mythique, tient une place de choix dans l'oeuvre romaesque de Döblin qui après avoir fréquenté assidûment les cercles expressionnisme s'en détache pour ne jurer que par le naturalisme, moteur romanesque où l'observation brute des faits réels prend le pas sur l'imagination pure.
Berlin, ville de plus que quatre millions d'âmes, ville culturelle et de lumière, ville d'architecture et de vie grouillante entre les lieux de plaisirs sordides, les abattoirs ronflants, les bistrots selects comme malfamés, les ruelles sombres et les immeubles délabrés, voit Franz Biberkopf arpenter les rues en vendeur de journaux, en distributeur de tracts nationalistes, terrassier ou déménageur, autant de petits métiers lui permettant de vivoter. Le lecteur suit ce héros aux aspirations honnêtes de fin 1927 au début 1929 dans une cité où monte, lentement et sournoisement une idéologie nauséabonde qui enverra au pouvoir un certain Hitler. Mais peut-on lutter contre la fatalité? Peut-on s'écarter définitivement des cercles de l'illégalité lorsque l'on croise, chaque seconde, les membres d'une bande de malfrats? La loi de la rue est dure, sans concession et sans sentiment.
Dès le début du roman, le niveau de langage, l'écriture et l'ambiance berlinoise m'ont fait pensé à Céline et son "Voyage au bout de la nuit". Il existe des similitudes entre les deux auteurs: ils ont exercés en tant que médecins et se sont intéressés aux petites gens, aux humbles, aux bas-fonds de Berlin ou de Paris. Döblin propose un voyage au bout d'une nuit, au bout d'une vie, une vie que le personnage voudrait pouvoir changer malgré les contingences matérielles, une vie qui lui colle à la peau et qui ne semble guère lui offrir une autre voie, une échappatoire à sa route déjà tracée. D'ailleurs, ce voyage aux côtés du héros est balisé par les incipits de chaque livre, incipits annonçant à chaque fois les grandes lignes de l'étape de l'Odyssée berlinoise. Détail donnant une dimension épique à l'oeuvre...une épopée des zones sombres, inquiétantes parfois, où se meut le petit peuple des précaires, des démunis et des voyous.
Franz Biberkopf apparaît comme étant écartelé entre sa liberté enfin recouvrée et une relative nostalgie de sa vie derrière les barreaux, vie réglée comme du papier à musique....très rassurante en fait: il hésite, il rase presque les murs berlinois, encore étourdi par la possibilité de marcher où il veut, comme il veut. Döblin imprime un rythme intense à son écriture afin de distiller la frénésie d'une capitale grouillante de vie et d'activité, à la limite de l'étourdissement: le lecteur est happé par le bruit des véhicules, par les chansons entendues parci parlà, par le tramway, par les cris des marchands, à la sauvette ou non, des vendeurs de journaux, le quotidien échevelé absorbe Franz biberkopf tout en l'effrayant un peu (la reprise de contact avec la vie libre est difficile à apréhender). Cependant, Döblin prend soin de placer des intermèdes descriptifs, ces petits riens qui permettent une pause et une respiration, en mettant en scène des petits bouts de vie. La sensualité de Berlin est à fleur de mots, exhalant une crudité dans les détails anatomiques, sa violence aussi et cette latence apporte aussi sa pierre à l'édifice épique du récit. Berlin est en perpétuelle construction, toujours changeante et pourtant éternelle et moderne. Le lecteur continue sa découverte de l'underground berlinois dans le livre deuxième au cours duquel notre Franz élargit le cercle de ses connaissances: entre piliers de tripots et amie peu farouche, récupérée pour aider un ami à butiner d'autres fleurs berinoises, il déambule pour mieux éprouver du remords au sujet de la mort d'Ida; les furies grecques auraient-elle investi Berlin? Toujours est-il que Franz semble de plus en plus désirer devenir un autre homme, un homme honnête et doux en vendant des journaux. Las, ces journaux sont des journaux d'extrême-droite, édités par des hommes au joli verbe, à la faconde facile et qui l'ont très vite influencé: Franz est de ceux qui se laissent mener par le bout du nez à partir du moment où on détient la puissance du verbe, il est le type même du parfait candidat au n'importe quoi, faisant siennes les thèses les plus outrancières! Le bruit de bottes et chemises à brassard se fait entendre derrière les mots de Döblin, un Döblin qui joue à merveille sur les différents registres de l'ironie et la distanciation avec les personnages: le caustique est toujours prêt à bondir....comme la violence larvée de Franz (le lecteur attend le moment où la violence diablesse du héros surgira hors de sa boîte). Une violence qui suinte derrière le long passage, plus que saisissant, sur les abattoirs de porcs: le lecteur ressent avec horreur tout ce qui se déroulera suite à l'accession d'Hitler au pouvoir...la mise en place d'une machine à broyer les hommes, les âmes est en route derrière la machine infernale que sont les abattoirs où on voit des hommes donner tranquillement et méthodiquement la mort.
Döblin place son héros devant une alternative difficile: être honnête et vivre pauvre, exploité par les uns et les autres et sans être un minimun respecté, ou céder aux tentations d'une vie plus facile en entrant dans une bande et bénéficiant ipso facto d'un réseau d'entraide contournant le système, quitte à laisser des hommes ou des femmes sur le bord de la route. Les relations douteuses de Franz lui font admettre que la société ne peut lui offrir de décence et que les soucis matériels ne pourront pas être résolus par la voie des urnes (et on entend le bruit des bottes claquer le pavé berlinois). Aussi, notre naïf Franz pense-t-il qu'il pourra se faire une petite place au soleil en tissant des liens, même légers, avec les voyous patentés et cela sans s'engager outre mesure et en se coulant dans la peau d'un proxénète en vivant aux côtés de Mimi, la jeune et gentille Mimi peu avare de ses faveurs. Le lecteur voit se profiler une funeste répétition de vie dans la descente aux enfers de Franz. Cependant, ce dernier accepte son destin que Döblin ne rend en aucun cas tragique: il apporte une dimension optimiste à ce triste chemin de vie en offrant la rédemption à son héros...une épopée citadine, moderne, aux accents que notre société ne pourrait renier, s'achève dans une apothéose libératrice.
Certes, il est difficile de quitter son chemin de vie quand la prédestination colle aux basques, cependant, Berlin Alexanderplazt est loin d'être un roman sur le fatalisme ou sur le pessimisme: il décrit tout simplement la vie des humbles que les rouages de la société écrasent, aveugles et sourds à la détresse et au désir de rompre les chaînes du déterminisme social. Döblin par son écriture qui mêle différents styles, plusieurs niveaux de langue, peint une toile sociale et humaine où les appétits féroces des uns croquent les espoirs des autres, où les petites frappes musclées et gouailleuses se pavanent, coqs en basse-cour, devant un parterre d'admiratrices subjuguées. Elles peuvent être malmenées, maltraitées par leur "jules" sans pour autant cesser de l'aimer. Döblin tisse sans fin des ramifications dans son récit, renvoyant à de multiples interprétations, à de multiples niveaux de lecture au fil desquels le lecteur se perd et se retrouve avec délectation et gourmandise. Un roman épique aux accents tragiques derrière une façade parfois grotesque dans le sens où l'ambiance frise avec le carnavalesque, le burlesque, le caricatural, le bouffon et le comique. Une force romanesque qui emporte le lecteur d'un bout à l'autre des 623 pages, sans que l'ennui ne lui vienne une seule fois; une lecture étonnante et jubilatoire!

Roman traduit de l'allemand par Zoya Motchane










Roman lu dans le cadre des lectures communes de Parfum de livres

5 commentaires:

Nanne a dit…

J'ai toujours été fascinée par ce roman de Döblin et par son personnage un peu perdu dans les méandres de l'existence ! Biberkopf est un peu le Bardamu de Céline qui vit, contraint et forcé, la violence latente et la misère d'une société en déliquescence. C'est un magnifique roman que je relirai sans doute très vite. Et en plus, tu en parles très bien, ce qui rajoute à mon envie !

chiffonnette a dit…

J'ai été passionnée par ton billet, mais la référence à Céline m'a un peu refroidie! J'ai toujours eu du mal avec cet auteur!

hydromielle a dit…

Hé bien, moi qui revient de Berlin, ce livre me tente beaucoup. Merci.

freude a dit…

C'est intéressant cette comparaison avec Céline. Je suis incapable de lire ce dernier, pour diverses raisons et j'ai abandonné Berlin Alexanderplatz en plein milieu, alors que j'abandonne très rarement un livre, ceci expliquant peut-être cela... Mais bon, j'essayerais à nouveau et ce livre et Céline !

Nanou a dit…

Cette semaine, dans Télérama, la série de l'été, "Sur les traces de..." évoque justement Alfred Döblin et l'Alexanderplatz à Berlin.

Pour le prêt du livre, c'est d'accord pour septembre. Je t'enverrai un mail avant de l'expédier.