samedi 14 juillet 2018

La danse des affamés


Jean Teulé a le don de mettre en mots les histoires les plus extraordinaires et de relater les faits, menus ou grands, de personnages illustres ou oubliés de l'Histoire.
Après Rimbaud, Verlaine, Villon, le Montespan, il nous emmène à Strasbourg, en 1518, au cœur d'un été caniculaire.
La famine ravage la région, la ville recluse attend une arrivée dite imminente des armées turques et se débat avec la misère ambiante.
Le 12 juillet 1518, sous un soleil de plomb, une jeune femme quitte son logis, un bébé dans les bras. Elle le protège du soleil et se dirige vers la rivière où elle le jette.
Décomposée, anéantie par l'infanticide, elle revient livide auprès de son mari  qui lui explique que jamais ils n'auraient pu subvenir à ses besoins puisqu'elle avait cessé de l'allaiter.
L'écoute-t-elle ? L'entend-t-elle ? Tel un automate, elle sort dans la rue et se met, contre toute attente, non à crier ou pleurer son désespoir, à danser.
Dans le logis d'en face, un couple attablé devant les restes d'un repas, se fait face. Non loin d'eux, sur le bord de la cheminée, est exposée une tête, celle de leur fillette. On saisit l'horreur de la situation : dans les assiettes gisent les os de l'enfant.
La misère engendre la folie, de la folie naît l'indicible.

La jeune mère, hors du sens commun, danse dans la rue, une danse hypnotique à laquelle se joindront, peu à peu, les habitants de la ville. Elle, ils dansent jour et nuit, nuit et jour. Une danse macabre puisqu'ils dansent jusqu'à la mort. « On achève bien les chevaux » était le concours de la Grande Dépression américaine, « Entrez dans la danse » est la narration d'un épisode historique demeurant encore mystérieux.

Jean Teulé mène son lecteur, au rythme de la danse macabre strasbourgeoise, dans le bureau du bourgmestre élu pour six mois, démuni devant l'ampleur du phénomène. On assiste aux discussions serrées entre le spirituel représenté par l'évêque dont les greniers regorgent de grains, et le temporel représenté par les médecins et la municipalité.
Pour le premier, la famine et la danse macabre sont signes que Dieu a damné les hommes, pour les seconds une possible intoxication à l'ergot de seigle.
Pendant ce temps, le maire ne sait plus à quel saint se vouer : les gardes guettent les Turcs, tentent de maintenir un semblant d'ordre, envoient de la nourriture à la maladrerie où les pestiférés sont parqués.
On assiste à des scènes de désespoir absolu où les affamés se jettent sur les excréments des lépreux. Personne ne comprend plus rien à ce qui se passe : entre la nouvelle religion prônant la Réforme, la menace militaire, réelle ou imaginée, la damnation éternelle et la disparition de l'espérance, il y a de quoi perdre le sens commun et de s'oublier en dansant sans fin.

Chaque tableau est amené au rythme saccadé de la danse macabre, une mélopée de mots tourne en boucle, apportant peu à peu les détails de l'horreur. Le lecteur entre, sort de la ronde infernale essoufflé, abasourdi, épuisé par la disparition de la raison.
Il voit l'époux cherchant à protéger son épouse, il la soigne, il la berce, il la cajole, la console, l'accompagne dans sa transe tout en restant à l'extérieur du délire commun. Luciole de raison dans une nuit de l'irraison.

Et la Rédemption dans tout cela ?

Le couple anthropophage achève son parcours au milieu des lépreux, liquiéfiés dans la pourriture de leur corps et de leur âme déespérée.
Les forces militaires scrutent la plaine courbant l'échine sous le soleil de plomb, vide de Turcs, ils attendent comme le héros du « Désert des Tartares » un ennemi qui ne viendra jamais. L'ennemi est dans la place depuis bien longtemps, il est en chacun prêt à quitter sa gangue au moindre grain de folie collective.
Les possédés seront guidés, en convoi, par des clercs jusqu'à un ermitage miraculeux. Ils quittent la ville suivant un étrange joueur de flûte. Jamais ils n'en reviendront.... les Turcs les auront interceptés, n'est-ce pas !
L'épouse sort de la danse et de sa transe, handicapée à vie : ses pieds usés jusqu'aux tendons, l'âme à jamais atteinte, le cœur dans un étau. L'époux réussit à ramener sa femme dans le monde réel, lui offrant son Amour et la Rédemption.

Jean Teulé dit que cette danse fut « la première rave party au monde, la plus dingue, la plus grande et la plus mortelle. » Il la met en scène avec humour et sobriété, déroulant et enroulant la farandole au gré de ses saynètes.
« Entrez dans la danse »... voyez comme on danse...avec le diable comme avec Dieu. Un roman aux allures de ritournelle obsédante qu'on ne lâche pas et qui laisse un flottement étrange comme si on avait échappé, de peu, à un désastre.

1 commentaire:

macrofictions a dit…

Quelle magnifique présentation pour ce roman nourri d'un "fait divers" très surprenant. Lu il y a bien des années, me revoici plongée dans la symphonie spectaculaire de ces pages invraisemblables que l'on tourne, et tourne, sur le même rythme... Certains lecteurs s'y sont refusés, à cette danse, parce que ce fut une danse macabre. Pourtant, il y a à y voir bien plus que le folklore -les disparités dans le microcosme fermé géré par l'église et la réalité d'une population asservie. Merci!