vendredi 25 juillet 2008

Le pouvoir de l'ombre


Osvaldo Campos est psychanalyste à Lisbonne et se prépare à rejoindre son épouse dans la soirée pour fêter l'avènement du deuxième millénaire. C'est sûr, ce soir il ne fera pas faux bond et ne téléphonera pas, piteux, pour dire qu'il a été retardé et qu'il est sur la route (alors qu'il n'a toujours pas quitté son cabinet). C'est certain, ce soir, Maria Cristina ne pourra pas lui reprocher son retard ni ses manquements de promesse: il sera à l'heure et ce sera elle qui le fera attendre! Seulement, le destin en décidera autrement: en ce soir de millénaire en partance, il perdra sa femme, puis en rencontrera une autre, sa "patiente magnifique", Maria London, fille du grand et richissime architecte London Loureiro, sera sur le point de lui révéler un secret qui l'entraînera dans une aventure aux conséquences les plus folles.
Osvaldo est seul, chassé du domicile conjugal, emménage dans son cabinet et semble s'emberlificoter dans les histoires de ses patients jusqu'à rompre avec toute déontologie respectable: aller dans la sphère privée de ces derniers. C'est ainsi qu'il se retrouve à emprunter le bus avec un patient, à converser avec une inconnue noctambule de l'immeuble, à aller endormir un bébé qui a fait des nuits de ses parents un enfer et à rechercher, sur les quais de Lisbonne, les paquebots vus en rêve par Maria London.
Avec une habilité grandiose, Lidia Jorge orchestre une narration complexe d'une richesse romanesque incroyable. Les menus faits, insignifiants en apparence, comme les étapes essentielles, sont imbriqués dans les fils finement torsadés de l'angoisse existentielle des patients en pleine désespérance, dans l'écheveau inextricable des souffrances psychiques et de l'obsession de l'être humain, regard désabusé sur l'irrél de l'existence. Osvaldo tombe dans les rets d'une enquête digne d'un thriller américain: entre la filière des travailleurs clandestins, des passeurs de drogue que l'on délivre dans une clinique clinquante, l'existence floue de paquebots sur lesquels des ventes aux enchères aux senteurs de poudre blanche ont lieu, et les malversations de grands personnages publics, le lecteur vit un "Miami vice" lisboète des plus étonnant et des plus angoissant. Osvaldo, le "simple déchiffreur d'histoires" se mue en déchiffreur d'une histoire des plus sordides où la lâcheté, la soif inextinguible du gain provoquent la chute des âmes pures.
Lidia Jorge place le lecteur dans un poste d'observation privilégié: celui-ci assiste non seulement au combat inégal qui dépasse Osvaldo Campos mais aussi à sa vie intérieure dont il partage l'angoisse et la tension psychologique éreintante. Elle montre de manière magistrale que ce qui dépasse la fiction c'est bien le réel et que rien n'est plus réel que le monde onirique, deux faces de cette réalité où règne un immense mensonge à l'ironie mordante: le combat de l'ombre est un chemin de croix au bout duquel la mort peut surgir. Les ombres sont insaisissables, comme les souvenirs brûlants de la junte militaire d'avant la révolution des oeillets, comme ceux de la guerre en Angola, traumatismes vivaces. Ces ombres, souvent au coeur du pouvoir, soulignent à quel point la tentation totalitaire de nos sociétés modernes est loin d'être une image ou une illusion: le citoyen ordinaire doit alors vivre avec cette déviance incontrôlable malgré le droit de vote.
Lidia Jorge expose les méandres des angoisses intimes des uns et des autres avec une justesse et une atmosphère digne d'un grand thriller. A petites touches subtiles, elle construit une intrigue qui, dotée d'étranges tentacules, enlace et étreint le lecteur tout en construisant une relation forte entre ce dernier et les personnages.

J'ai mis du temps à intégrer le rythme narratif, je me suis demandé maintes fois où commençait la fiction et où s'arrêtait le réel mais très vite, je me suis retrouvée embarquée dans cette aventure hallucinante et pourtant terriblement ordinaire: le combat du pot de terre contre le pot de fer. J'ai tremblé lors des séances avec "la visiteuse du soir" qui attend, supplice toujours remis à la prochaine fois (le professeur Campos va-t-il oui ou non poser la question tant attendue par cette femme-enfant!), qu'Osvaldo lui demande enfin pourquoi elle lui raconte ses rêves si réels? En effet, le lecteur subodore très vite que dès qu'Osvaldo sentira qu'il existe une vraie réalité sordide derrière les rêves de paquebot de la "patiente magnifique", ce dernier franchira le Rubicon et s'engagera sur un chemin tortueux et dangereux.
"Nous combattrons l'ombre" est un magnifique roman noir à découvrir tant pour la qualité et la richesse de son écriture que pour son impeccable et impériale orchestration! Une très belle découverte d'une auteure portugaise que je ne connaissais absolument pas! Elle a écrit, entre autres "La couverture du soldat", "Le jardin sans limite" et "Le vent qui siffle dans les grues"....rien que ces titres donnent envie de s'y plonger!

Roman traduit du portugais par Geneviève Leibrich

Des interviews de l'auteure ICI et LA puis un entretien video ICI

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah, ton com fait envie ! Je vais le rajouter sur ma LAL :-)

Anonyme a dit…

Ca m'a l'air sympa...!

Katell a dit…

@argantel et fleur: ce roman est vraiment passionnant et je ne peux que vous en conseiller la lecture :-D

Anonyme a dit…

Ma LAL vient encore d'augmenter !! Je note ce titre pour le lire en septembre, quand je serai en cure. Apparemment, il a beaucoup de choses qui devraient me plaire (sauf si c'est de la psychologie de bazar, juste utilisée comme prétexte pour une intrigue policière tordue...) Bonne semaine Katell !