jeudi 7 février 2008

Quand un tableau rencontre un roman et qu'un film les réunit


La narratrice relate son aventure tant littéraire qu'artistique dans un récit d'une grande poésie teintée d'un subtil humour.
Sophie Nauleau raconte les recherches entreprises pour la rédaction d'un mémoire, lors d'une quatrième année de muséologie à l'Ecole du Louvre, dont le sujet compte explorer les "interactions entre l'austère Dessert et Tous les matins du monde, film et roman." Bien entendu, trouver un tuteur se révèle être un vrai casse-tête!
L'auteur est sous l'emprise du charme du film d'Alain Corneau "Tous les matins du monde", film qui lui a ouvert la porte sur une rencontre avec le peintre Lubin Baugin, auteur de la nature morte "Dessert aux gaufrettes" puis, dans une spirale délicieuse, l'a entraînée à la découverte du roman éponyme de Pascal Quignard. La délicatesse et la maîtrise de la palette de couleurs d'un peintre unie à la magie poétique et sublime des mots d'un écrivain engendrant un travail de recherche dans lequel délicatesse, maîtrise des descriptions de l'intériorité, poésie et beauté des images s'allient pour offrir une lecture "hors du Temps" à celui ou celle qui ouvre les pages de "La main d'oublies"!
Le lecteur côtoie le monde particulier des historiens d'art et conservateurs de musée, monde dans lequel certains artistes ont une aura moindre que d'autres. Sophie Nauleau déroule savoureusement l'éclat inattendu du tableau de Lubin Baugin en soulignant l'éclatante sobriété expressive des gaufrettes, du verre pas tout à fait rempli, la bouteille parée de sa robe tressée, posés délicatement sur une nappe bleue. Tout est dit dans la lumière des couleurs, la délicatesse des traits et d'un moment devenu une éternité. On plonge sans se lasser dans le film de Corneau, la musique de Monsieur de Sainte Colombe, les mots et les ambiances de Pascal Quignard, on se retrouve au XVIIè siècle en se disant que les spécialistes ont eu tort de délaisser Lubin Baugin et de sourire, condescendants, du travail mené par Sophie Nauleau.

"Vanité des vanités, tout n'est que vanité", prétend le rouleau de l'Ecclésiaste. Au Louvre, face aux vulnérables enroulements des GAUFRETTES, je n'ai perçu ni désenchantement, ni défaut d'orgueil, ni sujet vain. Juste la merveilleuse fragilité d'une image peinte à deux millénaires de la première fête des Tabernacles. A l'évidence, l'artiste avait voulu représenter une invite et non une vanité, ou alors une buée des buées comme aiment à le dire les Hébreux. Car rien chez Baugin n'a encore commencé. Il n'y a ni miettes, ni insectes, ni sablier. Pas plus que d'épluchures, rongeurs, huîtres béantes ou fruits tavelés. Pas plus que d'épluchures, rongeurs, huîtres béantes ou fruits tavelés. Nulle morsure du temps. Nul indice putréfié. Juste l'éphémère d'un dessert intact, et qui dure. Ainsi un homme patient, il y a bien longtemps, avait fait de quelques chatteries beurre frais le sujet d'une peinture. Je scrutais ces deux cent treize centimètres carrés qui lui ont survécu, mais dont on sait si peu de choses. J'allais de l'huile sous verre à son nouveau cadre en poirier noirci piqueté de trous d'envol. Et du cadre au cartel : «Lubin Baugin, Le Dessert de gaufrettes, vers 1630-1635».Ce sont ces gaufrettes en plein musée qui m'ont mis la puce à l'oreille. À force de les examiner, je m'en remettais à l'expression parfaite de coquille d'oeuf qui dit le blond, la douceur et le bris de la cassante coquille. Insensiblement, Baugin me ramenait aux souvenirs d'écolière. Et du fond terne du tableau, telle la queue sombre d'une corneille, je dérivais jusqu'à Calimero, ce petit poussin noir de dessins animés qui porte sa coquille en guise de chapeau. Ces gaufrettes enfantines me rappelaient aussi le jaune du pain perdu que maman le dimanche nous faisait tremper à main nue, dans le lait puis dans l'oeuf, avant de le passer à la poêle. J'aurais voulu que le bout de mes doigts en fût à tout jamais lacté. Le nom de Lubin Baugin évoquait alors celui du marchand de sable ou d'un Robin des Bois troquant ses flèches contre quelques gaufrettes pour l'amour de la belle Marianne. Ces gâteaux sages pendus au mur avaient le pouvoir d'un enchanteur, l'attrait craquant du croûton de baguette et la légèreté d'un volant de badminton. Baugin avait bien du génie." (p 23 et 24)

En lisant le récit de Sophie Nauleau, on a non seulement envie de revisionner le film mais aussi envie de (re)lire "Tous les matins du monde " de Quignard et d'aller scruter "Dessert de gaufrettes" de Baugin au Louvre! On est surpris par l'émotion intense dégagée par certains passages, notamment celui où elle rencontre Pascal Quignard...une ambiance sereine et immobile, le lecteur retient son souffle et tente de se faire tout petit lorsque l'écrivain sort le manuscrit de "Tous les matins du monde":

"Il sort de son sac à dos noir le manuscrit que je voulais tant voir. "Tous les matins du monde", petit tas de feuilles volantes et perforées tenu serré sur ses genoux d'ancien écolier. Il est comme cet "Etranger" de Jabès "avec, sous le bras, un livre de petit format":
"Sais-tu - dit le Maître - à son disciple - pourquoi nos livres de sagesse, comme ceux de prières, sont de petit format?
- Parce qu'ils sont livres du secret et qu'un secret ne se divulgue pas.
"Pudeur de l'âme.
"L'amour s'exprime à voix basse.
"Le livre de nos Maîtres est à la mesure de nos mains, pour nous seuls, ouvertes."
Mains vides et paumes offertes sur quoi Pascal Quignard renchérit: "Les livres partagent avec les tout petits enfants et les chats le privilège d'être tenus, des heures durant, sur les genoux des adultes." Même sur un banc public - sans toit ni vergé blanc de Hollande - c'est exactement ça. Renouer avec l'enfance. Se faire bercer sur le dos du temps. Se réchauffer seul au devers de la vie. En marge de son texte sur grands carreaux, il y a quelques dessins: deux gaufrettes en épi étayent l'écriture penchée à la hâte (fine écriture de chat!). Sans doute l'esquisse donna-t-elle du coeur à l'ouvrage. Je me réjouis de constater la présence concrète des gâteaux de Baugin, signe que le romancier a bien misé sur les énergies douces de la pâtisserie. Certes le tapis bleu, le verre de vin rouge et la carafe garnie de paille sont pour beaucoup dans le choix du tableau, mais les "gaufrettes entourées d'ébène" gardent la primauté."
(p 78 et 79)


Un très beau récit où le langage soutenu révèle toute la force d'un talent extraordinaire et d'une immense culture rendant hommage à l'amour de Quignard pour les mots et la langue française. "La main d'oublies" fait partie de ces livres à garder précieusement pour les relire sans fin.
Un grand merci à Coline de Parfum de Livres!!! L'avis de Pascal.


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Pour te féliciter de ce joli billet :)
http://cathulu.canalblog.com/archives/2008/02/07/index.html

Anonyme a dit…

Tiens, je me laisserais bien tenter par cette lecture. Merci, de m'avoir fait découvrir ce roman...