Je ne résiste pas à l'envie de partager ce long passage extrait de "Au bon roman" de Laurence Cossé. Il est très long, j'ai hésité à amputer quelques lignes pour finalement me dire que cela valait le coup de le lire in extenso.
"Depuis qu'existe la littérature, la souffrance, la joie, l'horreur, la grâce, tout ce qu'il y a de grand en l'homme a produit de grands romans. Ces livres d'exception sont souvent méconnus, ils risquent en permanence d'être oubliés, et, aujourd'hui où le nombre des publications est considérable, la puissance du marketing et le cynisme du commerce s'emploient à les rendre indistincts des millions de livres anodins, pour ne pas dire vains.
"Or ces romans magistraux sont bienfaisants. Ils enchantent. Ils aident à vivre. Ils instruisent. Il est devenu nécessaire de les défendre et de les promouvoir sans relâche, car c'est une illusion de penser qu'à eux seuls ils auraient le pouvoir de rayonner. Nous n'avons pas d'autre ambition.
"Nous voulons des livres nécessaires, des livres qu'on puisse lire le lendemain d'un enterrement, quand on n'a plus de larme stant on a pleuré, qu'on ne tient plus debout, calciné que l'on est par la souffrance; des livres qui soient là comme des proches quand on a rangé la chambre de l'enfant mort, recopié ses notes intimes pour les avoir toujours sur soi, respiré mille fois ses habits dans la penderie, et que l'on n'a plus rien à faire; des livres pour les nuits où, malgré l'épuisement, on ne peut pas dormir, et où l'on voudrait simplement s'arracher à des visions obsessionnelles; des livres qui fassent le poids et qu'on ne lâche pas quand on n'en finit pas d'entendre le policier dire doucement: Vous ne reverrez pas votre fille vivante; quand on n'en peut plus de se voir chercher le petit Jean follement dans toute la maison, puis follement dans le jardin, quand quinze fois par nuit on le découvre dans le petit bassin, à plat ventre dans trente centimètres d'eau; des livres qu'on peut apporter à cette amie dont le fils s'est pendu, dans sa chambre, il y a deux mois qui semblent une heure; à ce frère malade que la maladie rend méconnaissable.
"Chaque jour Adrien s'ouvre les veines, Maria se saoule, Anand est renversé par un camion, une Tchéchène (Turkmène, Four) de douze ans est violée. Chaque jour Véronique essuie les yeux d'un condamné, une vieille femme tient la main d'un mourant affreusement défiguré, un homme recueille un petit enfant hébété parmi les cadavres.
"Nous n'avons que faire des livres insignifiants, des livres creux, des livres faits pour plaire.
"Nous ne voulons pas de ces livres bâclés, écrits à la va-vite, allez, finissez-moi ça pour juillet, en septembre je vous le lance comme il faut et on en vend cent mille, c'est plié.
"Nous voulons des livres écrits pour nous qui doutons de tout, qui pleurons pour un rien, qui sursautons au moindre bruit derrière nous.
"Nous voulons des livres qui aient coûté beaucoup à leur auteur, des livres où se soient déposés ses années de travail, son mal de dos, ses pannes, son affolement quelques fois à l'idée de se perdre, son découragement, son courage, son angoisse, son opiniâtreté, le risque q"il a pris de rater.
"Nous voulons des livres splendides qui nous plongent dans la splendeur du réel et qui nous y tiennent; des livres qui nous prouvent que l'amour est à l'oeuvre dans le monde à côté du mal, tout contre, parfois indistinctement, et le sera toujours comme toujours la souffrance déchirera les coeurs. Nous voulons des romans bons.
"Nous voulons des livres qui n'éludent rien du tragique humain, rien des merveilles quotidiennes, des livres qui nous fassent revenir l'air dans les poumons.
"Et quand il n'y en aurait qu'un par décennie, quand il ne paraîtrait qu'un Vies minuscules tous les dix ans, cela nous suffirait. Nous ne voulons rien d'autre."
(p 332, 333 et 334 in "Au bon roman")
3 commentaires:
J'ai failli acheter ce livre avant de partir en vacances... Les vacances sont terminées mais voilà qui me donne fortement envie de retourner chez mon libraire préféré ! Je pense que tu as aimé le livre puisque tu proposes un grand extrait ?
@margotte: je viens de le terminer. Un vrai coup de coeur ce roman!!!! Je crois que je vais avoir un mal fou à en parler.
eh bien pour un mal fou...pas mal du tout ce que tu dis de lui!!! ça s'appelle effectivement un coup de coeur puisque tu as sorti ta belle plume...
Isabelle D
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