Au commencement, rien ne transparaît: pas de changement physique notable, visible, seul une indifférence étrange est notée. La grossesse? Et alors!, semblent dire les futurs parents. Le lecteur a l'impression que cet état pèse à la future mère, qu'il met mal à l'aise la soeur et rend encore plus insipide le futur père. Est-ce le prisme du regard japonais qui provoque un léger malaise chez le lecteur occidental? Ou alors, est-ce dû à l'intériorisation des sentiments, des émotions de la culture extrême orientale?
De fil en aiguille, les différents « stades » de sensations inhérents à la grossesse sont décrits: les nausées, l'appétit d'ogresse, les envies délirantes, le ventre qui s'arrondit, les rondeurs qui s'accentuent, les difficultés à se mouvoir...tout y est!
Les nausées confinent la narratrice dans la clandestinité culinaire: la moindre odeur devient puanteur et proscrite. Une période cauchemardesque appose sa chappe de plomb sur la maison.
« Elle pleurait vraiment du fond du coeur. Sa manière de pleurer était aussi remarquable que si elle avait joué la comédie, ses cheveux tombaient sur son visage, ses épaules tremblaient légèrement, sa voix était mouillée de larmes. J'ai posé ma main sur son dos pour la consoler....Je voudrais que tu fasses quelque chose. Quand je me suis réveillée ce matin, j'étais tout imprégnée de cette affreuse odeur. J'en avais la bouche, les poumons et l'estomac retournés, et les intestins engloutis dans un tourbillon, m'a-t-elle dit entre deux sanglots. » (p 29)
« Chaque odeur s'étale comme un ectoplasme, une autre vient l'envelopper et la phogocyte, une autre encore vient les rejoindre et ainsi de suite, à l'infini (...) Est-ce que tu sais à quel point les odeurs sont terrifiantes? On ne peut pas leur échapper. Elles m'ataquent sans aucune pitié. Je voudrais aller dans un endroit comme une chambre d'hôpital aseptisée. Là, je déviderai mes intestins et je les laverais à l'eau pure jusqu'à ce qu'ils deviennent tout brillants. » (p 29 et 30)
Puis, elles disparaissent aussi soudainement qu'elles sont apparues, pour laisser libre cours à l'appétit démesuré de la soeur enceinte ainsi qu'à ses envies les plus excentriques (ah! Le sorbet à la nèfle en plein hiver: un joyau d'ironie!). On retrouve les descriptions joliment imagées de Ogawa « De la pulpe d'or en feuilles cassantes comme du verre qui s'entrechoquent dans un bruit cristallin » ou encore « ...il me faut la peau souple et fragile, le duvet doré, le parfum délicat. ». Des descriptions colorées dotées d'une sonorité gracile et aérienne.
Vient la dévoration incessante de la confiture de pamplemousse à la petite cuiller. Derrière les mots juteux, sucrés et odorants, se cache une appréhension, celle de la disparition, de l'effacement, de la mort qui rôde dès qu'une vie prend forme: la toxicité du traitement des pamplemousse, fantôme d'un lent poison puvant corrompre l'intégrité du bébé à venir. Mais, rien ne peut empêcher la geste nourricière de la confiture ingurgitée inlassablement. La nourriture est là pour alimenter la vie mais elle peut être mortifère. De même que l'environnement aseptisé médical, avec ses multiples instruments froids et implacables, donne aussi bien la vie que la mort.
Lentement, une inquiétude puis une angoisse sourde s'instaurent chez la narratrice comme chez le lecteur. L'abîme sans fond est toujours palpable, provoquant sentiment d'insécurité et peur même lors d'une période aussi fabuleuse qu'une grossesse, qu'une future maternité.
On pourrait reprocher à Yôko Ogawa cette propension au pessimisme, à la noirceur de sa vision du monde. Cependant, l'ironie, souvent cruelle, met en lumière une attitude « politiquement incorrecte » salutaire: en effet, pourquoi chaque femme devrait-elle vivre une grossesse harmonieuse et heureuse? Pourquoi uniformiser les sensations? Pourquoi gommer les angoisses indissociables de la grossesse et de la maternité: angoisses naturelles, normales, que l'on ne devrait pas occulter.
L'univers d'Ogawa est étrange, dérangeant autant qu'iconoclaste et essentiel: sous l'apparente joliesse des choses, de la vie, un méandre souterrain de peurs inavouées taraude l'être humain qui n'ose pas toujours les crier. Et, Yôko Ogawa a l'élégance de le faire avec une écriture qui envoûte les petits riens du quotidien avec un charme indicible mêlant traditions ancestrales (l'offrande de spécialités du Nouvel An, d'un "long morceau de tissu blanc avec un chien imprimé ...c'est le jour du chien du cinquième mois" porte bonheur et augurant une délivrance sans douleur) et modernité.
Lou l'a lu aussi.
Roman traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
15 commentaires:
Quatre mois et demi de nausées et vomissements pour moi !!!!
Et en effet après ça disparait comme par enchantement !
Bon dimanche !!!
Je finis ! Il ne me tenter pas trop ! Une angoisse qui monte...
tente !!!!
@bellesahi: l'univers de Ogawa est très particulier et il faut aller parfois à l'encontre de ses sentiments et accepter son étrange vision des choses ;-) Elle a l'art de "ternir" les meilleures choses de la vie ;-)
Mais pourquoi ternir ce qui est beau ? Il vaut mieux embellir ce qui est sombre. Chercher le positif dans ce qui est laid, sombre, triste ! La vie est trop courte pour l'assombrir je trouve.
Bellesahi a besoin de livres légers et drôles en ce moment :-)))
La grossesse et ses déboirs vue par Ogawa, je passe...à moins que je le note pour le jour où j'aurais une belle-fille ;-)
@bellesahi: je comprends ton sentiment car je n'aime pas que l'on "noircisse" le beau côté des choses. Cependant, la société japonaise contemporaine est beaucoup plus pessimiste que la nôtre. Le carcan des traditions, la rigidité des codes sociaux font que le mal être est omniprésent. Notre oeil occidental se doit de prendre en compte ce paramètre en lisant Ogawa. Enfin, c'est ce que je pense à mon petit niveau ;-)
@anne: euh, à ne pas lire lorsqu'on attend bébé (que ce soit pour la première fois ou non)! Pour le coup, tu serais vraiment une belle-mère dans toute sa splendeur ;-D
La grossesse, rien de plus banal et rien de plus exceptionnel à la fois.Nul doute qu'Ogawa en a une vision très originale,très différente de mamie Laurence Pernoud...
@cathulu: vision qui peut choquer mais qui a le mérite d'exister ;-)
Moi j'aime Yoko Ogawa et j'y vois plus l'ironie dont tu parles qu'un vrai pessimisme. Et puis comme je n'ai pas d'enfant, je ne me sens pas non plus vraiment concernée!
Je crois que je vais adoré ce livre. La noirceur ne me pose pas de problème et j'ai besoin, à l'inverse de Bellesahi, de voir aussi les côtés sombres d'une belle chose pour profiter au mieux des moments d'acalmie...Avec le tout beau je trouve que nous mettons des normes de conduite...je n'ai aucune envie de suivre toutes les normes! Merci d'avoir fait un billet sur ce livre.
@sophie: il est vrai que l'ironie est une des invariables de Ogawa!
@vanessa: il est vrai que les normes relatives aux sentiments que l'on devrait éprouver devant la grossesse peuvent occulter des zones plus sombres à propos desquelles on devrait parler sans honte ni culpabilité. Merci pour ton message hors des sentiers battus ;-)
J'aimerais lire "les paupières",un avis?
@mirontaine: je ne l'ai pas encore lu car je ne l'ai pas trouvé en bibliothèque. Certaines personnes l'ont lu et n'ont pas été enthousiasmées mais Ogawa a un style très particulier et une vision du monde un peu sombre et angoissée.
Hélas, je ne peux te donner un avis bien défini :-(
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