mercredi 26 mars 2008

L'entre deux mondes


"Un homme coincé entre deux mondes vit et meurt seul. Cela fait assez longtemps que je vis ainsi, en suspension".

C'est le héros du roman qui parle ainsi, lui l'immigré venu d'Afrique, venu d'Ethiopie où la révolution se déroulait dans le sang. Stéphanos tient une petite épicerie dans un quartier défavorisé de Washington. Il a du mal à joindre les deux bouts, les factures s'accumulent sans être réglées, le temps passe dans un marasme désenchanté. Sépha Stéphanos est seul, entre deux mondes, entre deux sociétés, entre deux cultures: l'Amérique et l'Afrique se côtoient sans vraiment se rencontrer sauf lorsqu'un jour, près de chez lui, emménagent une jeune femme et sa petite fille métisse. Judith et Naomi vont apporter un souffle américain dans la vie tranquille et bien réglée de Sépha, un souffle qui chamboulera son horizon et ses sentiments. Très vite, elles deviennent son rayon de soleil: Naomi partage ses lectures avec lui (les scènes de lecture à haute voix des "Frères Karamazov" sont belles et émouvantes, une parenthèse spatio-temporelle dans la morosité quotidienne), Judith une soirée qui hélas laissera une légère amertume chez Sépha. "Je regardais une fois encore autour de moi dans le salon de Judith, avec cet arbre de Noël trop grand et ces cadeaux d'une générosité absurde. Ce que Judith voulait, c'était un autre Africain pour remplacer celui qui l'avait abandonnée, elle avait bien mal choisi. Je n'étais pas cet homme-là. La bouilloire se mit à siffler dans la cuisine. Une façon de siffler bien spéciale, comme un petit chantonnement censé ressembler, me dis-je, à un chant d'oiseau matinal." (p 185 et 186)
"Par un pertuis rond je vis apparaître/Les belles choses que porte le ciel" (Dante in La Divine Comédie - "L'Enfer" -), ces belles choses, Sépha ne peut se les approprier, lui qui vivote dans son épicerie où s'accumule poussière et vieils articles. Sépha a l'art de rater les bonnes occasions au grand dam de ses amis d'exil, Joseph, du Congo, et Kenneth, du Kenya: il n'a pas l'esprit d'entreprise américain qui réalise une aventure avec trois fois rien, il cerne le rêve américain sans pouvoir le concrétiser. Aussi, Sépha préfère-t-il déambuler dans les rues populaires ou huppées de la ville, suivre un couple de randonneurs citadin, sentir le parfum d'un printemps qui s'annonce, s'attacher aux multiples petits détails de la vie de tous les jours (les clochards qui s'installent sur les bancs, les pauses-déjeuner sur les pelouses ensoleillées, le balayage de Mme Davis...) Pourtant, il a tenté d'aller vers la réussite: il s'est inscrit à l'université pour passer un diplôme et s'ouvrir une autre voie mais, rapidement il souhaite devenir autonome et ouvre alors sa boutique. Là, il se trouve bien: il peut lire et lire encore les romans empruntés à la bibliothèque, il voyage par procuration, il apprend la culture américaine, occidentale (sans vraiment s'intégrer), il s'évade de son quotidien. En effet, le quartier deshérité se désertifie peu à peu pour laisser place à une autre catégorie sociale: une classe supérieure qui investit à bon compte dans un immobilier bon marché et embourgeoise le secteur. Expulsions, déménagements intempestifs, rénovation, scandent la vie de Sépha et ses voisins. La communauté noire est en passe de devenir minoritaire, Sépha regarde cela d'un oeil extérieur et lointain...il est toujours entre deux eaux, entre deux rêves, entre deux continents. Il tente de créer des liens entre ses deux cultures, entre les deux situations: la vie à Washington n'est pas si facile que cela et parfois elle ressemble à celle que l'on peut vivre à Addis Abeba (la pauvreté côtoie l'aisance ici comme là-bas), les petits riens permettent de vivre au jour le jour et d'espérer toujours un avenir meilleur. Sépha est nostalgique de son pays bien qu'il sache que jamais il n'y retournera, il culpabilise, malgré tout, d'avoir abandonné sa mère et son frère, là-bas en Ethiopie...est-ce pour cette raison qu'il ne parvient pas à réussir à gravir l'échelle sociale alors qu'il possède de belles cartes en main? Est-ce pour cela qu'il n'arrive pas à s'intégrer sentimentalement? Est-ce pour cela qu'il rêve de l'impossible relation amoureuse avec Judith? L'enfer de Sépha est sa nostalgie et sa culpabilité mais il sait comment y survivre: en saisissant les "belles choses que porte le ciel"....Naomi et ses lectures et ses rires et ses colères, le soleil jouant dans les feuilles, ces petits riens qui participent à la réalité de son existence.
Dinaw Mengestu nous ouvre les portes du souvenir et du désenchantement dans un récit fort où passé et présent se mêlent se répondent et s'éclairent. Les personnages de Sépha, Kenneth, Joseph, Judith et Naomi m'ont émue parfois jusqu'aux larmes: leurs solitudes sont poignantes, leurs désenchantements et leurs errances aussi. Chacun, à leur manière, cherche leur chemin, la route à suivre pour exister pleinement et s'installer dans la société. Le plus difficile à réaliser, dans la vie, est peut-être le fait de choisir une vie plutôt qu'une autre et d'éviter une éternelle suspension entre Enfer et Paradis.

"Il y a environ huit cent quatre-vingt-trois pas entre ces marches et mon épicerie. Une distance que je peux couvrir en un sprint de moins de dix secondes, ou en moins d'une minute si je marche. Ce sont toujours les premier et dernier pas les plus durs. Nous nous éloignons et tentons de ne pas regarder en arrière, ou bien nous restons de l'autre côté des portes, terrifiés de découvrir ce qui nous attend, maintenant que nous sommes revenus. Entre-temps, nous titubons à l'aveuglette d'un endroit et d'une vie à l'autre. Nous essayons de faire de notre mieux. Il y a des moments comme ça, cependant, où nous ne bougeons pas et où tout ce que nous avons à faire est de regarder en arrière vers la vie que nous avons menée. Pour l'heure, je suis persuadé que ma boutique a l'air plus idéale que jamais. je la vois exactement comme j'ai toujours voulu la voir. A travers le feuillage des arbres qui longent l'allée coupant la place, il y a une boutique, ni délabrée ni idéale, une boutique que, en dépit de tout, je suis heureux de dire mienne." (p 304)

Roman traduit de l'anglais (USA) par Anne Wicke




Ce livre a été lu dans le cadre du Cercle des Parfumés

interview de l'auteur ici

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Le héros a l'air attachant ! Je sais que ça n'a rien à voir mais il me rappelle un peu le vieux qui tient le vidéo-club dans "Soyez sympa, rembobinez", le dernier film de Michel Gondry. Il y a cette même idée de quartier à la dérive et d'habitants qui y sont quand même attachés...

Anonyme a dit…

Le héros a l'air attachant ! Je sais que ça n'a rien à voir mais il me rappelle un peu le vieux qui tient le vidéo-club dans "Soyez sympa, rembobinez", le dernier film de Michel Gondry. Il y a cette même idée de quartier à la dérive et d'habitants qui y sont quand même attachés...

Anonyme a dit…

Après ton article, j'ai maintenant très envie de lire ce livre qui me tentait déjà bien !! ;-))

Anonyme a dit…

Je ne connaissais pas, je le note ! Vu ma LAL, j'attendrai peut-être la sortie en poche...

Katell a dit…

@canthilde: je n'ai pas vu le film dont tu parles. Le roman, bien qu'il se déroule dans un quartier pauvre de Washington, parle surtout de l'exil et de ses affres culturels, sentimentaux. La dérive du quartier est là pour accentuer le côté ardu de l'intégration.
@florinette: c'est un très bon premier roman. A lire dès que l'occasion s'en présente!
@kathel: peut-être que la bibliothèque l'aura ;-) La sortie en poche risque d'être un peu longuette.

Anonyme a dit…

Je note aussi, les romans sur l'identité et les différences culturelles m'intéressent généralement. Je ne sais pas ce sera pour quand... mais pour un jour!!!

Stéphanie a dit…

je l'ai acheté en septembre et toujours pas lu, je devrais...

Katell a dit…

@karine: les romans intéressants sont très nombreux et j'avoue ne pas toujours lire ce qui vient de sortir. Là c'était une opportunité ;-)
@stéphanie: il se lit très vite! Bonne future lecture ;-)

Anonyme a dit…

C'est un roman que j 'ai beaucoup aimé. A la fois dur et sombre et teinté d'une tendresse et malgré tout d'espoir. Effectivement un excellent premier roman.

Katell a dit…

@chiffonnette: n'est-ce pas! Pourrais-tu m'envoyer ton lien pour que je puisse l'ajouter à mon billet?

Anonyme a dit…

J'ai beaucoup aimé aussi.Mon avis sur Lire Etats-Unis en octobre 2007.