mercredi 11 avril 2007

Voyage chez les miniaturistes d'Istanbul



Istanbul, en plein hiver, il neige, il fait froid, un meurtre est perpétré en pleine nuit, près d'un puits. Le sang, rouge, coule, la tête est fracassée, le corps jeté dans le puits...le cadavre, encore chaud, commence à parler, à expliquer au lecteur pourquoi on l'a assassiné. Istanbul, l'hiver, la neige, c'est l'année 1591, la fin du XVIéme siècle, dans cette ancienne Bizance, vieille et vénérable Constantinople, pont millénaire entre l'Occident et l'Orient.
Viennent rapidement en mémoire, un autre meurte, un autre lieu, une autre cité, une autre époque....le Moyen-Age et les abbayes perdues dans les montagnes, un moine franciscain décidé à connaître la vérité.... « Le nom de la rose » d'Eco résonne, tinte, comme un écho littéraire dans les rues sombres, froides et enneigées d'Istanbul, l'Ottomane.
Pourquoi cet étrange écho? L'érudition de Pamuk est à l'image de celle d'Eco. Pamuk entraîne son lecteur dans l'univers secret des miniaturistes ottomans, dans le secret des traditions, des gestes mille et une fois répétés au fil des siècles sans égarement dans la nouveauté. Les livres enluminés et illuminés par ces miniatures somptueuses et colorées enivre le récit des exploits héroïques des sultans mythiques.
Commence alors, une enquête passionnante, haletante au gré des voix des différents protagonistes et des divers suspects. Chaque voix apporte un élément nouveau à la trame policère qui se tisse au fil des pages. Chaque voix lève un peu le voile sur la querelle esthétique du moment: le point de vue de l'artiste, un des points d'orgue de l'affrontement idéologique entre l'Orient et l'Occident. En effet, en Europe, notamment à Venise, on peint ce que l'on voit alors que la tradition musulmane exige que l'artiste peigne ce que voit Dieu. Ainsi, les miniaturistes d'Istanbul, peignent-ils l'Idée du cheval, du guerrier, de l'arbre, des amants etc, et non la réalité. Ils se mettent « en haut du minaret » tandis que les peintres vénitiens (à l'image romanesque de Sébastiano, cité dans le récit, une seule fois) se mettent « au niveau de la rue », créant la perspective.....en Orient rien ne doit être plus grand que Dieu aussi la peinture ne l'utilise-t-elle pas. Le Noir, calligraphe revenu d'une longue absence de 12 années, ancien élève de Mon Oncle, artiste attentif à la peinture occidentale, a une conversation intéressante au sujet de l'art des miniatures avec un maître, Maître Osman. Trois questions existentielles: le style et la signature, le Temps du peintre et le Temps de Dieu, la cécité. La cécité devient un don du ciel pour un miniaturiste: « La cécité, c'est à dire le silence. Si tu mets ensemble la première question posée avec la seconde, on obtient le point aveugle. C'est à dire, à l'endroit le plus profond du tableau, quand on voit Dieu apparaître dans toute son obscurité. » (p 115-116)
Se dessine alors ce pont virtuel entre l'Orient et l'Occident, ce pont oscillant entre fascination et répulsion, entre attirance et rejet. L'envie d'apprendre les arcanes de la peinture occidentale se dispute au sentiment d'infériorité du à la prise de conscience du manque de technique pour parvenir à l'imiter: la peinture des miniaturistes ne possède pas les nuances infinies des couleurs ni l'art du portrait et ni la perspective. Aussi, tant que la technique n'est pas maîtrisable et ni maîtrisée, les productions ne peuvent-elles être que risibles voire ridicules et humilier l'empire Ottoman aux yeux de l'Occident. La nécessité de tuer dans l'oeuf cette velléité est la raison du sang répandu....comme juguler le rire qui déchoît l'Homme devant Dieu est la raison du sang versé dans l'abbaye perdue dans les montagnes.
L'écho des prêches extrémistes traverse le Temps pour se répandre dans l'Istanbul d'aujourd'hui. Pamuk dénonce les brutalités obscurantistes qui veulent étouffer les nouvelles aspirations des artistes, les libertés espérées devant le carcan des traditions. Traditions qui mènent à la sclérose de l'imagination, de l'imaginaire créateur. Brutalités qui ont eu court, quels que soient les lieux, les époques et les religions, et qui ont, hélas, toujours court.
Dans l'atmosphère grave, sérieuse, empreinte d'idéologie et de dogme antagonistes, une étrange et bizarre allusion anachronique au roman « Autant en emporte le vent » saute aux yeux du lecteur, tel un diablotin de sa boîte. Une respiration burlesque et incongrue dans la querelle des Anciens et des Modernes? Un pied de nez aux donneurs de leçons? Un humour ravageur et d'une mordante ironie....
« Les gens aspirent au bonheur dans la vie, plutôt qu'à des sourires béats sur de belles images. Les peintres ne l'ignorent pas, et savent que c'est là leur limite. Qu'ils ne font que mettre à la place du bonheur dans la vie celui de la contemplation. Dans l'espoir que, peut-être, il puisse mettre par écrit cette histoire impossible à mettre en images, je l'ai racontée à Orhan. » (p 736). On ne peut peindre le bonheur (ou le malheur)....mais peut-on alors l'écrire?
« Mon nom est Rouge », un roman fascinant, foisonnant par son érudition et orchestrant avec brio les voix des personnages du récit.

11 commentaires:

VanessaV a dit…

J'attendais avec impatience ce billet. J'ai adoré ce livre et effectivement pour les même raisons que celles qui m'ont fait aimer Le nom de la rose. En plus, ces questionnements sur la représentation picturale ont été, tu le penses bien, un vrai débat intérieur pour moi, fille d'une famille d'artiste...symbolique ou réel...figuré ou abstrait.
Superbe billet qui me donne envie de le relire!!!

Anonyme a dit…

Je l'attends, j'espère le recevoir avant mes vacances ! Tous les commentaires vont dans le même sens, cela ajoute à mon envie...

Katell a dit…

@vanessa: alors ça! c'est un joli compliment que l'on reçoit quand un lecteur souhaite relire le livre dont on parle!
@gachucha: tu seras embarquée immédiatement dans cette lecture à plusieurs voix...un régal!

nesoispastropexigeante a dit…

J'aime beaucoup la féçon dont tu parles de ce livre... Il ne me reste plus qu'à le lire :)

Anonyme a dit…

Oui mais ... 736 pages.... A réserver pour les vacances ;-)))

Anonyme a dit…

Superbe billet!
J'ai envie de lire le livre maintenant!Un de plus à ajouter sur ma LAL!

Katell a dit…

@loupiote: c'est un beau roman à lire...un classique!
@cathe: elles sont très vite lues ces 726 pages. Les chapitres sont courts, les différentes voix impriment un rythme rapide à la lecture et puis surtout le sujet est passionnant!
@allie: un de plus dans la LAL mais quel roman! Un vrai bijou littéraire.

Anonyme a dit…

Il est dans ma PAL mais il me fait un peu peur, probablement du fait de la grande érudition que je m'attends à trouver. Je crains d'être perdue au milieu de références qui n'en seront peut-être pas pour moi!

Katell a dit…

kalistina, les références ne sont pas obscures et le style de Pamuk est tellement agréable que la lecture coule de source et ne présente aucune difficulté! Je ne pense pas que tu sois perdue dans cet univers, loin s'en faut!

Anonyme a dit…

Je l'embarquerai pour mon prochain déplacement en train, alors, je pense!

Anonyme a dit…

Merci pour ce superbe billet ! Si ce roman est aussi captivant que ta note, alors notre bonheur de lecteurs est assuré !;o)