lundi 28 mars 2016

Le facteur revêt aussi l'uniforme

Nous sommes en été 1914, celui qui fera basculer l'Europe dans un conflit sans précédent dans l'histoire contemporaine.
La mobilisation est lancée en France, l'Angleterre, après l'envoi de ses soldats de métier, met en place l'engagement volontaire. En effet, il n'y a pas de service militaire ni de conscription au Royaume Uni.
John, fils de facteur érudit, prépare son entrée à l'University College, et ne comprend pas l'engouement de son ami et frère de lait Martin Bromley: "De toute façon, il est trop jeune [...] Il n'a que 17 ans." "Dans ce cas, il n'a aucune chance d'être pris. Seuls ceux qui ont au moins 19 ans peuvent combattre à l'étranger" lui explique son père.
C'est mal connaître la détermination de Martin qui utilisera l'acte de naissance de son frère disparu en bas âge, pour parvenir à ses fins, au grand dam de John.

John, plongé dans ses livres, dans l'univers feutré des études universitaires, résiste aux appels incessants à l'engagement volontaire. Il entre à l'University College où il rencontre un jeune homme exalté, pacifiste de la première heure, William, issu d'un milieu aisé.
Les semaines, les mois passent, les journaux exaltent le sacrifice d'une jeunesse engagée dans les combats sanglants. John tente de ne pas se laisser distraire par l'actualité, d'autant qu'il sait que Martin s'est enfui pour s'engager et ne donne plus de nouvelles à sa famille.
Tiraillé entre ses deux amitiés, John perd peu à peu le fil de ses études, donne le change à son père qui n'en peut plus de délivrer les funestes télégrammes aux familles qu'il connaît de longue date. Il devient messager de la mort, du malheur et non du bonheur simple.

Il n'y a pas qu'à l'arrière où l'absurdité de la guerre prend corps: au front, la Noël apporte son lot de fraternisation entre soldats alliés et allemands. Ce qui exalte davantage William.
"Une Woodbine, à tous les coups! fit William en montrant du doigt la cigarette dans la bouche de l'Allemand. Echangée contre une bouteille de snaps! J'te le dis, John, les soldats veulent la paix, pas la guerre!" (p 181). Un pamphlet? Mais n'est-ce pas risqué en temps de guerre? "Risqué? Moins que de marcher sous une grêle de balles. T'as vu la liste des morts? De pleines pages! La boucherie se poursuit sans relâche." (p 182)

Peu à peu, les bancs de l'University College se dégarnissent: les étudiants cédant à l'emprise sociale, préférant s'engager plutôt que d'affronter les quolibets des femmes et des hommes trop âgés pour partir au front. Il reste à l'université, tel le dernier des Mohicans. Il rate son année et tait son échec à son père, entre honte et désespoir.
John, résiste encore jusqu'au jour où la guerre le rattrape quand son père succombe à un bombardement. Il découvre que le facteur, las des télégrammes porteurs de deuil, a cessé de distribuer son courrier, notamment un, adressé à Mme Bromley. Martin? Qu'est-il devenu?
Le jeune homme restera toujours évasif et rassurant vis à vis de la mère de Martin, mentant pour ne pas apporter l'odeur de la mort sous son toit.

Il craque après le décès de son père: la littérature devient vaine, les éditions originales rares, les livres précieux ne valent plus rien devant sa vie dévastée. Il s'engagera pour le front et en profitera pour rechercher Martin, combler le vide de son histoire.
Comme il sait lire et écrire, il sera la plume et les yeux des "poilus" vivant dans le dénuement le plus complet: crasse, froid, tranchées sordides, assauts suicidaires, boucherie permanente, pluies diluviennes d'obus, massacres quotidiens, puanteur des gaz et de la mort.

John remontera le fil des événements et apprendra la vérité sur le destin de son ami et frère de lait, une vérité poignante et indicible. 

"Courrier des tranchées" est un roman qui relate l'abîme existant entre l'exaltation de la guerre, l'exaltation qui en fait une image épique et chevaleresque, et l'effroyable réalité de cette dernière. Le froid, la misère sanitaire, sentimentale, sexuelle des soldats, la mort côtoyée au quotidien dans l'horreur, la terreur, l'ivresse pour ne plus les connaître. La réalité indicible vécue par les hommes, souvent très jeunes, que rien n'avait préparé à subir de telles violences tant physiques que psychiques.
Où se trouvent la lâcheté et l'héroïsme? Souvent mêlés, souvent proches, la ligne qui les sépare est plus que ténue. Parfois il faut être doté d'un grand courage pour refuser d'obéir à des ordres inacceptables. 
"Courrier des tranchées" raconte la pression à laquelle sont soumis les jeunes Anglais restant à l'arrière, raconte le désespoir des gueules cassées, le traumatisme subit par de jeunes engagés quand ils débarquent sur une place bondée de blessés et de mourants, juste avant de rejoindre le front. 

En ce centenaire de la Grande Guerre, des pans, dûment enfouis dans les archives, sont dévoilés au grand public. On comprend certains atavismes dus au silence des survivants. Comment pouvaient-ils exprimer l'indicible d'une horreur qui n'avait pas de nom? Comment ont-ils pu retourner auprès des leurs sans basculer dans la folie? Il est évident qu'aucun soldat n'est rentré indemne de ce conflit, que les blessures psychiques furent plus pernicieuses que la dévastation des poumons par les gaz toxiques.
Il ne reste alors qu'une planche de salut: celle de dire que tous les morts sont tombés en héros. John rend un bel hommage, à son retour, à son ami au destin doublement tragique.
Une question surgit chez le lecteur, une fois le roman terminé: à quel moment l'enfer du devoir devient-il l'enfer de l'héroïsme?

Ils ont aussi lu "Courrier des tranchées":

Lea  La XXVè heure  La bibliothèque d'Alphonsine Y a d'la joie


jeudi 3 mars 2016

La citation du jeudi #10

"Un doute semé au vent germe mieux dans les esprits qu'une vérité plantée à la bêche." (p 261)

(in "La confrérie des chasseurs de livres" de Raphaël Jerusalmy)