Le corps d'un homme est retrouvé sur le parking d'une grande surface de mobilier, en banlieue parisienne. Tout semblerait conclure à un suicide mais très vite, l'équipe du commissaire Coralie Le Gall se lance sur la piste du meurtre: en effet, l'homme retrouvé sur le parking n'est pas un simple pékin...il n'est rien de moins qu'un proche conseiller du Premier ministre. Ce cadavre devient rapidement un "cadavre d'état" et l'enquête s'annonce longue et difficile pour le commissaire et son équipe....les chausse-trappes et écueils en tout genre, plus pernicieux les uns que les autres vont agrémenter le chemin, ardu, menant à la vérité. Et surtout....qui manipule qui dans cet imbroglio?
Les personnages sont bien travaillés, même si on n'échappe pas aux stéréotypes du genre (sinon, ce ne serait pas vraiment du polar): les lieutenants du commissaire sont aussi inattendus qu'efficaces (le Lama - le pauvre a un patronyme basque impossible à retenir en entier - et Zacharie, le boudhiste à la grande culture, calme et serein, et le fondu d'informatique, juif marié à une beurette) flanqués d'une stagiaire, venue des îles, à la perspicacité fulgurante. Le divisionnaire, pleutre (il y avait deux solutions: l'intègre et solidaire ou le pleutre incapable), incompétent mais sachant jouer de l'entregent pour tracer sa carrière, le duo de juges accros au règlement, le jeune et bel énarque dansant sur la corde raide, la dircab du ministre froide, impassible, impeccable dans son tailleur qui ne froisse jamais, le planton fidèle, aveugle et sourd au besoin, un ministre de l'Intérieur cauteleux à souhait, des hommes de main, des tueurs, des trahisons, des comptes en Suisse....bref, les ingrédients d'un bon polar sont réunis. Surtout, ne pas oublier, le personnage de la victime: Hubert de Vaslin, un aristocrate brillant, spécialiste de Leibniz, à la grande fortune mais s'en fichant comme d'une guigne, venant d'achever une thèse sur ce grand philosophe-mathématicien-moraliste, spécimen, rarissime de nos jours, de l'honnête homme (au sens du XVIIIès).
Quant à Coralie Le Gall, elle dissimule une grande douleur sous un langage d'une verdeur et une énergie de Don Quichotte: fille d'une grande musicienne et d'un énarque de l'Inspection des Finances (grand corps d'Etat s'il en est) ayant plus que flirté avec les "affaires" d'état, elle n'a de cesse de vouloir mettre fin aux magouilles et ignominies de la caste dirigeante depuis qu'elle a appris les accointances paternelles et que le chauffard qui a tué son petit garçon n'a pas été inquiété en raison de sa notabilité locale! A la lecture du "pitch" du roman, la description de Coralie, en tant que personnage central, était rébarbative et donnait à penser à la venue d'une héroïne de plus à la plastique parfaite toujours mise en valeur. Ouf, il n'en a rien été! Certes, la commissaire est belle mais le récit ne s'y attarde pas lourdement et préfère mettre en scène son côté énergique (l'énergie du désespoir?) frisant l'outrancier parfois mais en adéquation, du moins à mon sens, avec l'inextinguible souffrance qu'elle porte en elle. Sa rébellion vient de ses tripes, son langage gouailleur, une carapace pour ne pas craquer.
Le lecteur ne peut que se laisser prendre dans les rêts d'une intrigue bien menée, bien ficelée, avec ce qu'il faut de manichéisme pour ne pas faire pencher la balance du mauvais côté (le dénouement est très surprenant). Dès les premières lignes, le souffle de l'intrigue appelle à la continuation du voyage en eaux troubles au coeur d'une mécanique froide, sans état d'âme qui glace les sangs: des engrenages bien huilés au fil des ascensions politiques, au fil des hameçonnages dans les grandes écoles de la République, petites mains qui planifieront des batailles rangées dans l'ombre des urnes ou dans le secret de cabinets qui parfois n'existent pas...officiellement. Arrangements entre amis, arrangements entre consciences dévastées par la griserie du pouvoir. Certes, on aurait tendance, comme Coralie Le Gall, à mettre tout ce joli monde ,et son cortège de héraults plus veules et serviles les uns que les autres, dans le même paquet de linge sale, très sale même: le décorticage d'un système qui paraît être arrivé au bout de sa folie fait un peu peur...si le système s'emballe, la folie peut-elle être arrêtée à temps? Quels gardes-fous une société peut-elle mettre en place lorsque le miroir aux alouettes lui envoie l'image d'une police ombre d'un Don Quichotte luttant désespérement contre ses moulins à vent, lorsque tout est fait pour que l'on ne regarde pas attentivement ce qui se déroule devant soi (entre le sport, combats de gladiateurs modernes, les jeux insipides et décérébrants et une info tellement dans l'instant qu'elle ne devient plus lisible car sans recul possible)?
"Cadavre d'état" est un thriller d'un réalisme étonnant, subjugant, écrit par un auteur qui connaît bien les arcanes de la politique menée au plus haut sommet de l'état. Claude Marker, pseudonyme de l'auteur(e), démontre et démonte avec adresse un système mortifère où les dangers les plus grands broient les plus faibles, offrent une survie aux plus forts, c'est à dire à ceux qui ont réussi à devenir plus requins que les autres et à tisser une toile aux mailles si serrées qu'elles en deviennent léthales, au sens propre comme au sens figuré!
A vos cerveaux citoyens!!!
"D'abord, je les ai jugés tocards, ringards, nullards. J'avais un exemple sous les yeux; l'un d'eux était mon proche.
Puis je les ai constatés parasites, voleurs goinfres, tricheurs.
Ensuite, m'est apparu le système. Non plus seulement la caste, mais ses soutènements financiers, idéologiques, criminels, ses réseaux d'échanges de bénéfices, le dépouillement entrepris sur tout un peuple, jusqu'à l'épuisement de ce peuple, jusqu'à sa mort. J'ai dû me faire à l'idée que les marchands de drogue, les marchands de femmes, d'enfants, les tueurs....sont dans le système, à leur place, utiles, nécessaires, indispensables; que profiteurs politiques et grands criminels sont une même bande qui se nourit d'immoralité, qui berne les citoyens, les vampirise, leur verse des tranquillisants....
Et maintenant, je les découvre...fous. Inconscients du mal. Inconscients du mal qu'ils causent, des souffrances qu'ils provoquent. Inconscients que le vol est mal, que le meurtre est mal...
Ils sont le mal. Et ils ne le savent pas.
Et dans leur folie, ils croient même qu'ils sont...le bien.
Le Lama m'avait parlé un soir, tard, au bureau, de Leibniz.
"Les disciples, du grand savant et théologien, m'avait-il expliqué, ont prolongé ses idées géniales en prenant appui sur les découvertes biologiques de notre siècle. Selon eux, selon Vaslin en particulier, l'homme, comme tous les êtres vivants, naît avec un programme de développement, qui va se déployer au long de son existence terrestre - et au-delà si on a foi en la survie. Il a un capital génétique pour son corps, sa pensée, son coeur et son âme - si on y croit. Une double hélice spirituelle, en plus de l'autre, en quelque sorte. Celui qui ne respecte pas son programme de vie devient malade, se détraque, se déstructure. Le programme de vie de tout homme, c'est l'amour, et à la base de l'amour, il y a la considération à porter aux autres, et à la base de la base, il y a la simple morale. La morale est notre nourriture de base, comme êtres dotés de raison et ouverts à la spiritualité, de la même manière que l'herbe est la nourriture des ruminants. Si nous ne nous nourrissons plus de morale, nous devenons fous. Comme la vache qui ne respecte pas son programme de vie à elle, qui boulotte de la bidoche au lieu de manger de l'herbe." (p 377 et 378)
Merci à
Suzanne de
Chez les filles et aux éditions carnets
nord pour cette lecture prenante au plus haut point!
Une interview de l'auteur
ici