jeudi 28 octobre 2021

Mes sacrées tantes

 


J'ai de nouveau voyagé en Inde parmi des femmes voyageant seules ou en groupe pour se marier, visiter un fils ou fuir.

Huit nouvelles, huit portraits de femmes émouvants et drôles à la fois. La tragédie pétille pour ne pas sombrer dans la laideur.

Le voyage est le début d'une nouvelle vie, est le moment où tout bascule dans un lieu emblème de l'ailleurs : la gare et ses trains.

Chaque nouvelle est une fenêtre ouverte sur un aspect de la condition féminine en Inde. Les mariages arrangés dès le plus jeune âge, tant du côté du promis et celui de la promise, unions dérangeantes pouvant donner naissance à des unions heureuses et joyeuses comme celle de Mini arrachée à sa famille et escortées par des tantes jusqu'à la demeure de sa belle-famille.


Le pouvoir des mères peut être tyrannique et nombreux sont les fils et brus terrifiés par la maîtresse de maison. Le recueil s'ouvre sur l'histoire du pèlerinage à Londres d'une mère faisant régner la terreur dans son foyer. Mayadevi décide, avant de mourir, de rendre visite à son fils resté à Londres. Comme tout ce qui n'est pas de la caste des brahmanes est impur, la vieille dame passe son temps à prier, à se purifier et à rouspéter après tout et n'importe quoi. La catastrophe est imminente dès que l'avion atterrit en Angleterre. C'est sans compter sur le sang-froid de la bru, anglaise, qui saura avec un tact incroyable dompter la matriarche.


Après le portrait d'une matriarche peu amène, Bubul Sharma, nous embarque à la suite d'une famille traditionnelle partant pour la première fois en vacances. « Les premières vacances de RC » est une nouvelle délicieuse à lire. L'humour est toujours présent et on assiste, peu à peu, à la prise de conscience des femmes (mère, épouse et fille) d'un monde des plus intéressants à découvrir. Régies à chaque instant de leur vie par un Rathin Chandra pétri d'habitudes et de certitudes plus sclérosantes les unes que les autres, elles découvrent, grâce à l'étrange lubie du chef de famille, les prémices de la rébellion dans les rencontres faites lors de leur séjour dans un ashram. Un vent de liberté se lève, le regard sur le monde change et RC ôte ses chaussures et décide d'acheter un cerf-volant... ou comment derrière le masque du patriarche se cache un homme qui aurait aimé ne pas endosser tant de responsabilités.


Certaines nouvelles sont proches du conte philosophique comme celle « La vie dans un palais » . J'ai oscillé entre l'onirisme et l'étrange. Une épouse quittée par son mari parti chercher l'illumination sur les chemins, s'enfuit de chez elle pour ne pas subir le triste sort réservé aux veuves. Elle fera une rencontre qui bouleversera sa vie et lui montrera son Chemin de Damas dans un palais où le temps semble s'être arrêté.


« Mes sacrées tantes » fait rire, grincer des dents et humidifie le coin de l'oeil. L'auteure m'a entraînée, une fois de plus, dans une lecture jubilatoire remplie d'odeurs, de couleurs et du bruit des trains.

Traduit de l'anglais (Inde) par Mélanie Basnel


Quelques avis :

Babelio   Le livre provençal  Délivrer des livres  La culture se partage

Lu dans le cadre d'une lecture commune "Editions Picquier"




mardi 26 octobre 2021

L'enfance n'est pas un long fleuve tranquille

 


« Poil de carotte » est une longue nouvelle ou un roman autobiographique de Jules Renard relatant l'enfance et les déboires d'un jeune garçon roux dans la seconde moitié du XIXè siècle.


François Lepic dict Poil de carotte est un jeune garçon que personne n'embrasse ou câline, que tout le monde rabroue et un bouc émissaire tout trouvé lorsqu'il s'agit de punir le coupable d'une bêtise.

Pourtant, petit dernier de la famille Lepic, Poil de carotte aurait pu prétendre à une place confortable dans la fratrie. Que nenni ! Sa mère l'asticote sans cesse ou le rabroue dès qu'elle le peut, son père est distant, indifférent et peu enclin aux démonstrations, ses frère et sœur se moquent de sa tignasse rousse et de ses taches de son sur le visage.

Les saynètes, drôles, souvent touchantes et parfois cruelles, s'enchaînent pour dresser un portrait attachant d'un enfant mal aimé. Au point qu'on se demande sans cesse : pourquoi tant de méchanceté ?

Dans l'univers de Poil de carotte, la gentillesse est rarement récompensée aussi doit-il mettre en place moult stratagèmes pour parvenir à ses fins et ne pas se laisser abattre par les humiliations quotidiennes de son aîné Félix et de sa sœur Ernestine.

Est-ce parce qu'il est rouquin que sa mère l'a en horreur ? Les roux reflets d'un Enfer où le Diable mène la danse ?

Toujours est-il que la mère le voit comme un enfant cruel avec les animaux (la scène où on lui donne les perdrix à achever est absolument abominable et ne fait que renforcer le côté sombre du jeune garçon), sournois (forcément, pour s'en sortir Poil de carotte doit sans cesse ruser et mentir) et sale. Aussi a-t-il l'honneur de toutes les corvées.

Or, au fil des saynètes, on se retrouve devant un enfant qui rêve d'être aimé et considéré comme digne de l'être. Cependant, la famille lui nie le droit d'être « trop petit » pour s'acquitter de telle ou telle tâche. Il se construit un monde dans lequel la nature tient une place importante et ne bâtit de relation d'amitié qu'avec Mathilde une petite voisine, chaleureuse et conviviale avec lui, et son parrain qui ne voit pas en lui un vilain garnement. On sent que Poil de carotte n'en peut plus de subir tant de remontrances injustes et cruelles, on apprend qu'il a pensé plusieurs fois à attenter à ses jours. On en frissonne d'horreur car quand un enfant pense à en finir avec la vie c'est que le malheur est son quotidien insoluble.

L'emprise maternelle est telle que Monsieur Lepic se voit interdit de promenade avec son benjamin. Elle oblige Poil de carotte à dormir avec elle... certes, à l'époque, le froid nocturne une fois le feu éteint, impose un telle pratique cependant on ne peut s'empêcher de voir un enfermement, un assujettissement à l'autorité mortifère de la mère.

La tyrannie qu'il subit provoque la cruauté qu'il exerce sur les animaux ou les mensonges qu'il peut proférer, notamment celui à l'encontre du maître d'étude au collège où il est pensionnaire, il propage la rumeur d'attouchements contre nature sur un jeune élève.


« Poil de carotte » serait un roman horrifique s'il n'était servi par la plume ironique de l'auteur qui manie l'art de la litote, en dire moins pour suggérer plus, tout au long du roman. Le style dense d'une précision extrême apporte une dimension souvent tragique au récit tandis que le l'humour, corrosif et incisif, le sauve du pathos et permet de prendre un recul salvateur lors de la lecture.

Avec ce roman autobiographique, Jules Renard lève un important tabou celui du désamour maternel qui est tu socialement pour ne laisser place qu'à l'amour maternel terreau de toutes les grandeurs d'âme. Or, il arrive qu'une mère n'aime pas son enfant, Madame Lepic en est un exemple. Il arrive aussi qu'au paroxysme de l'amour haineux d'une mère, la parole d'un père approuve la révolte de l'enfant malmené.


« Poil de carotte » est un classique à la saveur acidulée, parfois glaçante, d'une enfance volée à un petit garçon qui n'aspire qu'à être aimé en retour de l'amour qu'il éprouve pour les siens.


Quelques avis :

Babelio  Takalirsa

Lu dans le cadre

  


lundi 25 octobre 2021

Dans la famille Holmes, je demande la soeur

 


En septembre j'ai fait la connaissance d'une nouvelle série de romans jeunesse, « Les enquêtes d'Enola Holmes » de Nancy Springer. J'avais vu sur les blogs de nombreux billets de lecture sur cette série, notamment depuis qu'elle a été éditée en BD.


Enola, ou « alone » si on lit le prénom à l'envers ce qui pose rapidement le décor, vit seule avec sa mère dans un manoir campagnard. D'ailleurs pourquoi Lady Eunoria a-t-elle appelé sa fille Enola qui, lu à l'envers signifie Alone, seul ? Cette question taraude la jeune fille qui se la pose tout au long du roman.

Tout est pour le mieux, loin des soucis d'étiquette, pour la jeune Enola qui vit sa vie de jeune fille, un peu garçonne, sans contrainte. Jusqu'au jour où Madame Holmes mère, Lady Eudoria, disparaît sans mot dire laissant Enola, le jour de ses quatorze ans, seule et à la merci d'un monde patriarcal peu tolérant.

Débarquent alors les deux frères aînés d'Enola, Mycroft, bien établi socialement et très strict, et Sherlock, le célèbre détective aux addictions mystérieuses. Les deux frères se mêlent de la vie de leur sœur et décident de l'envoyer en pension dans une institution pour jeunes filles de bonne famille. Sauf qu'Enola ne veut absolument pas perdre la liberté de penser, de courir, de découvrir inculquée par sa mère.

Elle s'échappe puis s'enfuit pour rejoindre Londres, ville de tous les dangers où elle pourra enquêter sur la disparition de sa mère. En chemin, elle tombe sur la cachette d'un jeune lord dont la disparition fait la une des journaux.

Déguisée en veuve, Enola arrive à Londres pour enquêter sur la disparition du jeune homme. Commencent pour elle des aventures angoissantes voire dangereuses dont elle triomphe grâce à sa vivacité d'esprit, sa faculté d'entreprendre et d'aller de l'avant, son goût des messages à décoder laissés par sa mère dans un précieux carnet.


L'intrigue est simple mais prenante. Je me suis laissée porter par l'histoire et surtout je me suis attachée à la jeune héroïne prenant son destin en main. En cette fin de XIXè siècle où être une femme signifie se résigner à ne vivre que pour procréer et trimer, Enola est un petit bout féministe qui ne craint pas d'être hors la norme. Indépendante, élevée par sa mère pour ne pas avoir à dépendre de la figure paternelle ou fraternelle, elle estime qu'elle seule doit décider ce qui est bon pour elle.

« La double disparition » est le premier épisode d'une série de romans policiers et met en place le personnage principal, ses qualités et ses défauts, ses peurs et ses espoirs, son caractère bien trempé et son envie d'aider autrui, au point qu'elle décide d'ouvrir une agence de détective.

A la fin du roman, le secret de la disparition de la mère n'est pas percé, quelques avancées sont faites mais sont-elles de vraies pistes ou des chemins de traverses pour perdre ses poursuivants ? Madame Holmes souhaite-t-elle être retrouvée ? Parfois, on en doute.


Enola Holmes est une héroïne dont on a envie de suivre les aventures et ne peut que séduire un jeune lectorat appréciant les histoires mystérieuses à rebondissements.

Pour les jeunes lecteurs moins aguerris, la version BD semble être une excellente entrée en matière pour découvrir Enola Holmes.

Traduit de l'anglais par Rose-Marie Vassalo-Villaneau


Quelques avis :

Babelio  Ricochet  Ma petite médiathèque  Bulle de Manou  Sens critique


Lu dans le cadre




 


samedi 2 octobre 2021

Jour bleu


 

Gare de Lyon, au café « Le train bleu », une jeune femme, Chloé, attend l'arrivée d'un homme qu'elle a croisé trois mois auparavant.

Elle est très en avance, elle a plus de trois heures devant elle. Elle s'installe au «Train bleu », commande un café, sort son carnet et observe les gens, les saynètes d'un quotidien plus ou moins rose, note des impressions, des morceaux de vie. Elle se souvient surtout.

L'enfance partagée entre deux maisons : celle du père et celle de la mère. Les passages de l'une l'autre sur les aires de repos puis au fil des voyages en train.

L'amour de la lecture et de l'écriture, ce besoin viscéral de noter les petits riens qui deviendront points d'ancrage, anecdotes familiales, tranches de vie d'écolière, de collégienne puis de lycéenne.


Les tasses de café se succèdent, la ronde du serveur est une chorégraphie au rythme de l'attente. La narratrice est comme une île au milieu du « Train bleu », une île au rivage mouvementé sur lequel les vagues de la mémoire s'échouent joyeusement ou avec tristesse.

Qui attend-t-elle ? Ses souvenirs emmènent le lecteur, un soir Quai de Béthune à Paris, après le vernissage d'une exposition photographique. Il y a de l'électricité dans l'air, une fulgurance, celle du coup de foudre. Une balade, un départ aux allures de fuite en taxi et avant que la porte ne claque ces mots : « Voici l'horaire de mon train de retour, je l'ai déjà réservé, Gare de Lyon, le 19 septembre, 13h17 » (page 89). Descendra-t-il du train ? Se souviendra-t-il de cette soirée toute en sensualité ?

Le tourbillon des souvenirs fait valser le lecteur au bras de la narratrice, les époques se mêlent, se rencontrent et chaque élément nouveau apporte un éclairage sur la jeune femme, assise depuis des heures au « Train bleu ».


Je suis avec Chloé, dans ce café Gare de Lyon et j'attends le train de Lyon en laissant flâner mon regard travers celui de la narratrice. Je suis au cœur de l'éloge, très poétique, de l'attente et de la réminiscence. Et je me rappelle certains voyages en train, ceux d'avant le TGV, au cours desquels le temps s'étire sur les rails et offre mille et une fenêtres d'émerveillement au gré des paysages.

Le train est un lieu d'entre-deux, un temps suspendu pendant lequel on se retrouve face à soi.


Aurelia Ringard avec « Jour bleu » écrit un roman tout en sensibilité, subtilité et intimité. Chloé ouvre son cœur et invite à voyager et attendre avec elle. On s'installe et on partage avec elle ce qu'elle offre avec une retenue tout en délicatesse.

Lorsque Chloé s'est levée pour rejoindre le quai, j'ai eu soudainement peur que le dénouement ne soit pas à la hauteur de l'espérance entretenue tout au long de ma lecture. Peur qui s'envola dès les premiers mots de la chute. Je me retrouvais à l'opéra, spectatrice de « La flûte enchantée » au moment du chant de la Reine de la nuit lorsque tout le monde retient son souffle à l'approche du fameux contre-ut et se détend quand l'obstacle est maitrisé par la cantatrice.


« Jour bleu » est un premier roman très réussi et le talent de son auteure très prometteur. En trois mots … j'ai a-do-ré.


Quelques avis :

Babelio  L'Or des livres  Le petit carré jaune  Marine Stouppou  Mes ptits lus