Le narrateur est un ancien repris de justice qui redécouvre le monde de la liberté. Il rejoint une équipe mise sur pied pour construire un barrage en haute montagne, dans une région reculée et isolée du pays.
Arrivé à destination, une ascension à travers une forêt verdoyante et humide attend l'équipe et le narrateur. Le périple commence, les hommes aperçoivent, perdue dans la brume constellée de goutelettes, une vallée au creux de laquelle niche un village qui semble désert. Ce hameau est comme hors du temps, arrêté à une époque révolue: deux mondes opposés se rencontrent, la modernité représentée par l'équipe du barrage, ses machines, ses outils, sa technicité, et la tradition dont le village est le miroir fragile. Les maisons sont recouvertes d'une mousse d'un vert lumineux, luisant de l'eau absorbée par elle, lentement par elle exhalée sous le soleil printanier. Les habitants sont autant de fantômes silencieux vaquant à leurs occupations agrestes. L'atmosphère est gorgée d'humidité, celle de la pluie, celle des goutelettes de la brume, ce voile opaque qui cache pour mieux découvrir cette vallée perdue dans l'espace et dans le temps.
La moiteur, la couleur verte deviennent rapidement oppressante tant pour les hommes du chantier que pour le narrateur et le lecteur. Ce dernier est dans l'attente du déséquilibre qui tôt ou tard fera basculer le rythme du temps. Le vert fait apparaître un indicible et inévitable sentiment mortifère: l'oppression de la chappe forestière, de la nappe de brouillard dense, de l'omniprésence de la mousse, éponge silencieuse des humeurs du ciel comme de la terre, ne sont qu'étouffement et inquiétude. Chacun est engoncé dans ses certitudes: les ouvriers, bagnards qui s'ignorent, regardent de haut ces hommes et ces femmes à la vie simple et traditionnelle tandis que ces derniers ignorent par conviction d'être supérieurs à ces "barbares", agités et froissant les susceptibilités de la tradition et des légendes de la forêt, l'équipe du chantier. Seul, le narrateur, qui est venu dans cet endroit perdu pour oublier et surtout expier l'acte qui le conduisit en prison. Seul le narrateur regarde d'un oeil amical la nature mystérieuse, attirante par sa sauvage beauté verte et sombre: sans cesse lui revient sa violence lors du meurtre de son épouse, sans cesse la possibilité du chaos s'installe en lui, lui qui a comme talisman des osselets, ceux des orteils de sa femme! Le narrateur ne peut qu'être attiré, subjugué et apaisé par l'étrangeté des habitants du hameau perdu qui dans un calme absolu refont sans relâche ce qui a été défait par les soubresauts des détonations du chantier.
Bien entendu, au coeur de cette verdoyance sombre et cette moiteur opaque, le drame attend son heure, le déséquilibre est en latence: les ouvriers ne peuvent comprendre ce qui est le fondement du mode de vie du hameau et une gêne profonde, une incompréhension teintée de peur monte, graduellement au fil des brouillards et des pluies qui augmentent le flou permanent de la situation. Un jour, trois habitants du village, deux hommes et une très belle jeune fille, arrivent au camp, la jeune fille désigne un des ouvriers puis ils regagnent le village. Plus tard, le corps de la jeune fille est retrouvée, suppliciée, au pied d'un arbre, près du camp, image inamovible de la faute commise. Les travaux continuent malgré tout dans un malaise des plus étouffants.
La narration de Yoshimura est d'une très belle fluidité, à l'image de l'eau qui coule, impassible et pourtant tumultueuses, des montagnes. Cette eau qui bientôt noiera le village sous ses flots, cette eau qui sonnera le glas d'un mode de vie. Il insinue, silencieusement, secrètement presque,dans son récit, la fascination de la mort, la répulsion face à l'étrange que l'on ne comprend pas, la curiosité vis à vis de l'autrui, créant une atmosphère mystérieuse, mortifère et d'une immense singularité. Les descriptions de la forêt, des mousses, des camaïeux de vert sont d'une intense poésie au pouvoir de suggestion étonnant. Le lecteur est le vert qui joue en de multiples variations, mais aussi la transparence trompeuse de l'eau, élément en filigrane à la permanence cristalline ou grave.
Le convoi de l'eau est un récit magnifique où la poésie est au détour de chaque image construite par l'auteur qui, avec science, invite son lecteur à se fondre dans les particules infinies d'un monde où le vert est en mode majeur. Un roman fort, un roman qui offre une multitude d'émotions dans lesquelles le lecteur apprécie de se perdre pour mieux retrouver le fil de la narration, pour mieux appréhender l'éternelle lutte entre la modernité et la tradition: un mode de vie, ancré dans le temps et l'espace, s'efface, sans un mot, sans un cri, dans une immense dignité silencieuse et majestueuse, pour laisser place à un nouveau système dévoreur, ogre insatiable et aveugle, pour se fondre encore plus intimement avec la symphonie en vert d'un monde de l'invisible et du secret.
Récit traduit du japonais par Yutaka Makino