Pour l'étape aoûtienne des Classiques c'est fantastique, mon
choix s'est porté sur un roman classique français de la fin du XIXème siècle,
d'un auteur que je n'avais encore jamais lu, Octave Mirbeau, « Le journal
d'une femme de chambre » porté quatre fois à l'écran et joué à multiples
reprises au théâtre. Le sujet abordé dans le roman, sous forme de journal, se
prête aussi bien au jeu cinématographique que théâtral.
« Le journal d'une femme de chambre » paraît
d'abord en feuilleton dans le journal « L'Echo de Paris » pendant six
mois (d'octobre 1891 à avril 1892). l'auteur ne peaufinera son feuilleton qu'en
1900 date de parution du roman dans la Revue Blanche, aux connotations
dreyfusardes, ce qui explique le choix de la revue car le sujet du roman est
très critique envers la bourgeoisie.
Bien entendu Octave Mirbeau s’inscrit dans le mouvement du
roman réaliste car son roman n’est pas linéaire au contraire le récit passe du
présent au passé régulièrement.
Célestine est une jeune femme, on apprendra rapidement qu’elle
vient de Bretagne, de la baie d’Audierne, allant de place en place, qui ne
parvient pas à rester longtemps dans la même maison. Très vite on comprend
pourquoi : comment résister à l’enfer de la servitude qui broie les êtres
et les âmes ?
« Etre au service de » est tout sauf une sinécure
car la « bonne » est à la merci des moindres caprices des maîtres de
maison. Célestine en a vu des bourgeois et des plus huppés : au fil des
souvenirs qu’elle déroule dans son journal, on en arrive au même constat, « Si
infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes
gens. » Entre les hommes libidineux et leurs femmes suant le mépris de classe
par tous les pores de leur peau, il y a de quoi voir d’un autre œil la belle et
bonne société du siècle. Un adjectif revient souvent dans la bouche, et sous la
plume, de Célestine : sale. Quand elle utilise ce mot elle dit tout le
dégoût, toute la rancœur et la haine de la domesticité envers les dominants peu
soucieux du bien-être de leurs serviteurs. On est loin de « Downton Abbey » !
J’ai suivi Célestine, qui est attachante malgré tous ses
défauts, au gré de son travail, au gré de ses souvenirs ; je l’ai
accompagnée au bureau de placement, lieu de toutes les cruautés, d’un côté
comme de l’autre. Les domestiques sont des bêtes de somme que l’on jauge, que l’on
évalue selon leur potentiel. La dame du bureau est un peu une mère maquerelle :
elle retient une somme sur les gages des employés de maison. D’ailleurs,
certaines filles franchissent facilement la ligne ténue séparant les métiers de
bonne et de fille follieuse. Au point que les maquerelles ne sont jamais loin
des bureaux de placement, elles récupèrent ainsi les désespérées.
Octave Mirbeau avec Célestine dénonce cet esclavage moderne d’une
manière impitoyable : « On prétend qu’il n’y a plus d’esclavage… Ah !
voilà une bonne blague, par exemple… Et les domestiques, que sont-ils donc,
sinon des esclaves ?… Esclaves de fait, avec tout ce que l’esclavage comporte
de vileté morale, d'inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines. »
Il aborde, de façon très pédagogique, l’enfer social et les conditions
révoltantes dans lesquelles évoluent les « gens de maison ». Ohhh, la
scène d’une violence inouïe, dans laquelle un couple souhaitant être engagés
comme jardinier au domaine d’une Comtesse, cache la grossesse de la femme,
souffrant sans mot dire les paroles cinglantes de l’employeuse expliquant que
les « pauvres » ne devraient pas avoir d’enfants. A frémir d’horreur d’autant
que non loin les trois jeunes enfants de la Comtesse jouent joyeusement sous le
regard attendri de leur mère.
Mirbeau démythifie la condition des « gens de maison »,
montre l’injustice sociale sévit ailleurs que dans les mines de fond ou les industries.
Cependant, l’auteur ne tombe pas dans l’excès inverse à
savoir magnifier cette branche du prolétariat : les « gens de maison »
sont loin d’être très scrupuleux et c’est à qui récupèrera le plus de miettes.
La révolte des petites gens n’est pas pour tout de suite tant l’aliénation de
la servitude est ancrée dans leur mode de pensée. Célestine est un personnage
capable de réflexion, de prendre du recul sans pour autant être structurée
politiquement. Le roman se déroule entre la fin du XIXè et le tout début du XXè
siècle, les remous révolutionnaires ne sont encore qu’épars. Joseph, le
jardinier des Lanlaire, lit « La libre parole » qui lui permet d’exalter
son antisémitisme et est loin des préoccupations communistes.
Célestine est écoeurée par ce qu’elle est contrainte de vivre,
elle en est nauséeuse, elle l’exprime à maintes reprises, consciente qu’il est nécessaire
de faire quelque chose sans en avoir la force. A travers Célestine, qui a été
si souvent débaptisée par ses maîtresses, Mirbeau expose son tourment
existentiel devant tant de tragique dans la condition humaine. Célestine dit le
sordide de son quotidien, la vulgarité ambiante, chez les nantis comme chez les
subalternes, et le vide de cette vie. Célestine aime s’élever, aime les romans
et la poésie. Célestine est une libertaire qui s’ignore.
Je comprends pourquoi le roman a été perçu comme étant
subversif mais il fait un bien fou, il est un exutoire qu’on lit avec
jubilation tant le style est tonique et absolument moderne. Il a été publié en
1900 et on a l’impression qu’il a été écrit hier. D’ailleurs, quand j’entends,
au vol, à la radio des faits divers d’esclavage domestique, ce que Mirbeau
dénonçait à son époque est toujours en cours au XXIè siècle. De quoi désespérer
de l’humanité qui joue en boucle le duo dominé-dominant avec des variantes dues
au mince verni civilisationnel.
« Le journal d’une femme de chambre » a été une
lecture enthousiasmante malgré la rudesse du sujet. Je suis encore sous le
charme subversif du roman que j’attendrai un peu avant de visionner l’adaptation
cinématographique de Luis Buñuel qui fit scandale lors de sa sortie en 1964. D’aucuns
pourraient clamer à l’appropriation culturelle, or Mirbeau, avec sa sensibilité
d’artiste, parvient à devenir Célestine, comme Flaubert était Emma Bovary.
Quelques avis :