lundi 17 février 2020

Une quête et une chaise

Eté 1945, Saint-Brieuc est libérée par les Alliés, De Gaulle met en place un exécutif pour restaurer la République française, les Résistants règlent leurs comptes, les femmes en subissent les conséquences.

Maria Salaün, splendide jeune fille rousse, a vécu une histoire d'amour avec un officier allemand, une histoire tout sauf sordide. Hélas, l'époque n'était pas des plus propices à son épanouissement.
Antoine, son ami d'enfance (et amoureux éconduit au début de la guerre), chef des maquisards, débarque avec ses acolytes au volant d'une jeep américaine. Il vient rendre justice et demander des comptes à Maria.
Attroupement devant l'auberge « La petite bedaine » tenue par Victor Salaün, père de Maria, un des maquisard part réquisitionner un coiffeur, il revient en lieu et place avec un barbier qui sait ce qui lui sera demandé et qui en a déjà honte. Parmi les badauds, des femmes, des commères bien sûr, des enfants, des hommes bien pensants et deux GI noirs, les frères Monroe originaires de Louisiane. Ces derniers venaient à l'auberge attirés par la réputation de la poule au pot du père Victor, las du cornbeef des rations réglementaires de la caserne.
Le décor et les figurants sont en place, place aux acteurs du « carnaval moche ».
Maria ne se dérobe pas car elle n'est pas une putain et encore moins une traîtresse, elle est amoureuse d'un beau capitaine aux doigts de musicien.
Maria se livre, magnifique dans la robe de fiançailles de sa mère, la chevelure flamboyante relevée en un chignon sublime et compliqué, à ses tortionnaires.
Antoine lui ordonne de s'asseoir sur une des chaises de l'auberge, une chaise bistrot appelée « numéro 14 » de conception autrichienne. Maria obéit, pieds nus, en robe de mousseline blanche, l'humiliation publique peut commencer sous le regard avide d'un public impatient.
Maria subit son supplice en silence et droite comme un "i" sur sa chaise, ange malmené par des rustres revanchards.

Comment vivre après ça ? Comment regarder le monde après ça ? Maria choisit la Quête et établit une liste de six noms, six personnes auprès de qui elle demandera justice et réparation.
C'est cette quête que Fabienne Juhel raconte avec force et émotion, une reconquête de l'estime de soi, de l'honneur : Maria jeune femme libre et insoumise demande des comptes à ceux qui l'ont humiliée... en portant sa chaise « numéro 14 » en guise de croix.
La chaise devient le symbole de ce que la Libération produit d'injustice, celle faite à ceux qui subiront des jugements hâtifs. « Le carnaval moche » est une page de l'histoire peu glorieuse : déverser sa frustration, sa bile, sur des femmes dont les amours n'ont pas entraîné d'arrestation ni de déportation, fut tellement facile que cela en devint misérable et petit.

Les cheveux de Maria deviennent l'emblème de la liberté d'aimer et de se donner à celui que l'on a choisi. Leur couleur celui du feu de la vie, de la sève et du combat pour rester debout.
Petit à petit la honte change de camp et la chaise perd son lustre à mesure que les pardons sont reçus et accordés. La rousseur est une lumière éternelle, magnifiée sous la plume de l'auteure.
Fabienne Juhel adapte son écriture aux situations : faite de phrases sèches, sécantes lorsque les ciseaux coupent la chevelure de Maria, elle devient lumineuse et intense lors des scènes intimistes dans lesquelles la chaise, la robe ou la chevelure rousse acquièrent une dimension symbolique proche du merveilleux.
Chaque mot est juste, chaque image possède une force d'évocation incroyable parfois de poésie. L'écriture de Fabienne Juhel est subtile, une dentelle à travers laquelle le monde est dessiné avec finesse et délicatesse. L'art de la chute dans un roman est un art ardu et, cette fois encore, l'auteure le maîtrise à la perfection et cela ravira, une fois encore, le lecteur.