jeudi 31 mars 2022

L'Oeuvre au Noir

 



Le titre m'a toujours intriguée et je me suis souvent demandé pourquoi M.Yourcenar a-t-elle choisi ce titre pour son roman dont je n'avais lu que des bribes. J'ai compris, rapidement, la raison de ce choix d'autrice d'une érudition époustouflante.

Zénon est un clerc, un philosophe, un érudit, un médecin, un chercheur, un explorateur du corps et de l'âme humains. Il s'est aussi essayé à l'alchimie. Lorsque que l'on cherche la signification d'oeuvre au noir en alchimie, on tombe sur cette explication : cela « désigne la première des trois phases dont l'accomplissement est nécessaire pour achever le magnum opus », le Grand Oeuvre. "En effet, selon la tradition, l'alchimiste doit successivement mener à bien l'œuvre au noir, au blanc, et enfin au rouge afin de pouvoir accomplir la transmutation du plomb en or, d'obtenir la pierre philosophale ou de produire la panacée. »

 

Marguerite Yourcenar relate la vie extraordinaire d'un homme que la vie aurait pu aigrir mais qui préfère, après s'être émancipé de ses maîtres à penser, parcourir le monde pour étudier la machine fabuleuse qu'est l'homme. Le roman se déroule entre la fin du Moyen-âge et le début de la Renaissance, période pendant laquelle tous les possibles ouvraient ou fermaient les horizons de la pensée, de la littérature, des arts et des découvertes.

Zénon est l'homme marchant sur le pont entre ces deux rives, reliant deux époques historiques.

Il est d'abord l'errant, homme parcourant le monde et ses vicissitudes monstrueuses, violentes, intolérantes ponctuées de phares lumineux des nouvelles connaissances souvent iconoclastes.

Après l'errance vient la vie immobile. Il se réfugie, las des poursuites et mises à l'index de ses œuvres « Prognostications des choses futures » et son « Traité du monde physique », dans un monastère  Bruges, sous le nom de Sebastian Théus, docteur de son état. Il se croit à l'abri jusqu'au jour où quelques novices jouent aux bacchanales dans les souterrains du monastère.

Les désordres de ces derniers le mènent en prison et en procès. Zénon sait qu'il se heurte à un mur, celui des dogmes en vigueur qui condamnent les activités scientifiques osées et l'esprit critique, germes de l'hérésie tant redoutée. Comme il connaît parfaitement la nature humaine, il préfèrera prendre l'issue, fatale certes, qu'il aura choisie en pleine conscience, parce qu'il refuse de se rétracter et de taire la vérité du monde à ses contemporains.

Et si  les trois parties de la vie de Zénon, versé dans l'art de la conversation qui suspend le temps (avec son cousin Henri-Maximilien, le prieur des Cordeliers ou avec le chanoine Bartholommé Campanus), étaient les étapes dont l'accomplissement est nécessaire pour achever le Grand Oeuvre de la connaissance des hommes ? Le magnum opus de Zénon n'est-il pas d'atteindre la connaissance ultime, celle de la quintessence de l'âme ?

 

Quand on suit le parcours de Zénon, on ne peut que se souvenir de Giordano Bruno, brûlé en place publique à Rome, ou aux nombreux penseurs du XVIè siècle persécutés par les autorités religieuses, sans cesse bousculées par l'avancée des sciences tant physiques qu'humaines : plus le monde s'agrandit, plus l'horizon s'élargit, plus le ciel s'explore plus les fondations des dogmes religieux chancellent.

Lire « L'oeuvre au noir » c'est plonger dans une époque où l'obscurantisme religieux provoque les mouvements hérétiques amenant au protestantisme de Luther et de Calvin. Les guerres jettent sur les routes les villageois malmenés, torturés par la faim et la pauvreté, la soldatesque et ses pillages, les épidémies et leurs ravages. C'est aussi penser aux tableaux de Lucas Cranach et de Bosh,

La plume de Marguerite Yourcenar fait la part belle à une phénoménale érudition et à un style raffiné d'une beauté à provoquer des frissons délicieux tant les mots sont choisis avec justesse et portent une force d'évocation extraordinaire.

 

« L'oeuvre au noir » fut une lecture jubilatoire et merveilleuse. J'avais gardé un excellent souvenir de ma lecture des « Mémoires d'Hadrien », je me suis régalée, dans tous les sens du terme, avec ce roman qui dormait depuis des années dans ma bibliothèque.

Quelques avis:

Babelio  Sens Critique  France Culture Critiques Libres  Le Monde La vie errante

Les Inrocks

Lu dans le cadre:


 




lundi 28 mars 2022

Ranee Tara Sonia Chantal Anna

 


Trois générations, cinq femmes, cinq voix et voies d'émancipation pour une harmonie entre culture indienne et vie américaine.

Ce roman jeunesse est également le récit de grandes histoires d'amour : celle que l'on vit avec sa moitié d'orange, celle qui se tait et se crie sous le crayon volubile dans un journal intime, celle compliquée et chaotique avec une mère, celle magnifiée avec un père, Rajeev, trop tôt disparu, enfin l'histoire d'amour que l'on transporte avec sa culture maternelle.

Il raconte le fragile équilibre entre désir d'émancipation et envie de conserver sa culture d'origine sans les tabous qui forme un couvercle de plomb sur la vie des femmes.

Les femmes de la famille Das avancent dans la vie au gré de leurs révolte ou acceptation, au gré de leurs amours.

Elles vivent les tourments de l'intégration dans un pays qui n'est pas le leur, tiraillées, parfois, entre ce qu'elles sont et ce qu'elles désirent être.

Tara, dicte Starry, l'aînée de Ranee, aime le théâtre, le cinéma et a l'art du mimétisme en s'imprégnant de la culture du pays d'accueil, elle est un peu le caméléon de la famille.

Quant à Sonia, la cadette, c'est dans les livres qu'elle se plonge pour s'intégrer dans le paysage. Elle y puisera l'énergie pour promouvoir le droit des femmes à être maîtresses de leur corps, de leur avenir, de leur féminité.

L'auteure, Mitali Perkins, aborde les mariages forcés au Bengale, et en Inde, les rituels religieux lorsque le Pa disparaît dans un accident de la route. Elle raconte également la cuisine, les odeurs et les fragrances épicées de l'Inde. Elle relate, aussi, l'art de la danse et du chant traditionnel des femmes, les couleurs chatoyantes des saris et des salwars, la pudeur que bouscule la pratique sportive au lycée.

Le roman évoque les tensions raciales des années 70 aux Etats-Unis ainsi que le racisme de Ma envers les Noirs que Sonia a du mal à comprendre et accepter. Vous imaginez un peu la tête de Ma (Ranee) quand Sonia tombe amoureuse de Lou, afro-américain originaire de Louisiane, qu'elle épousera quelques années plus tard.

« Ranee Tara Sonia Chantal Anna » parle des amours adolescentes, des premiers émois, des peurs de la différence, des batailles pour s'accepter sans oublier d'où l'on vient, du pouvoir des mots ouvrant l'horizon et donnant la force de s'affirmer.

La joie est toujours présente malgré les deuils et les chagrins, Ranee quitte sa chrysalide de veuve bengali pour devenir un très beau papillon, ses filles s'accomplissent chacune à leur manière et ses petites-filles ne s'en laissent pas conter.

C'est bien écrit, drôle et émouvant. On pense à la feel-good littérature et ma foi, de temps en temps ça fait du bien d'en lire. Est-ce que dans la vie, ce genre d'histoire se termine-t-il toujours bien ? Sans doute pas mais un peu d'optimisme est toujours bienvenu.

Ah... j'allais oublier un détail important : à chaque chapitre son beau mandala.


Lu dans le cadre d'une lecture commune des Etapes Indiennes 2022 avec Rachel, Hilde, Isabelle, Niniolivre et Blandine.

Traduit de l'américain par Pascale Jusforgues


Quelques avis :

Babelio  Ricochet Mylène Analire Hilde  Isabelle Ninijolivre  


  


mardi 22 mars 2022

Meurtre d'un baron allemand: les Enquêtes de Miss Merkel

 


Vous connaissiez le "cosy mystery" anglais et une Reine d'Angleterre enquêtrice mais saviez-vous que l'Allemagne s'y mettait aussi ? Non ? Ouvrez grands vos oreilles et vos yeux car je vous emmène en ex RDA dans le petit village coquet où la célèbre Chancelière Angela Merkel a décidé de passer sa retraite.

Souvenez-vous, il y a quelques mois, Angela Merkel faisait ses adieux à la politique pour prendre une retraite bien méritée, loin de l'agitation médiatique.

Si vous ne vous êtes pas souciés, à juste titre d'ailleurs, de la vie de retraitée d'Angela Merkel, un auteur allemand, David Safier, a imaginé la femme politique allemande la plus connue et la plus coriace dans une villégiature calme, insignifiante comme l'aurait apprécié la vraie Angela.

Imaginez un coin perdu, dans une région de l'ancienne Allemagne de l'Est, répondant au doux nom de Klein-Freudenstadt. Hé hé hé, je vois vos yeux briller de curiosité, si si je les vois ! Imaginez une maison confortable mais pas clinquante, un joli jardin avec une dépendance pour le garde du corps, une cuisine diffusant des odeurs appétissantes de pâtisserie – Angela s'est mise à la pâtisserie avec succès – un mari ravi de profiter de la compagnie de son épouse, un carlin gourmand adopté dans un refuge afin de guérir Angela de sa phobie des chiens. A noter que le carlin s'appelle Poutine... ceux qui ont suivi quelques reportages sur la carrière du Président Poutine saisiront le sel du clin d'oeil.


Angela Merkel passe ses journées à randonner en pleine nature accompagnée de son mari Joachim dict Achim ou Puffel, son garde du corps Mike et de son Carlin Poutine en aussi bonne condition physique que sa maîtresse. Au cours d'une ballade, le trio (et demi) croise le baron Philipp Von Baugenwitz à cheval et en armure. Ce dernier les invite à la fête du vin organisée au château. Quoi de mieux qu'une fête locale pour s'intégrer dans sa nouvelle communauté !

Angela se rendra donc à cette fête.

C'est alors que le drame survient : le baron est retrouvé mort dans sa cave. Suicide ou assassinat ? Dame Merkel, forte de son savoir historique local, pense à un meurtre tandis que le commissaire, dépressif au possible, espère classer l'affaire rapidement et penche pour le suicide.

Angela Merkel ne lâche pas le morceau et avec opiniâtreté mènera l'enquête pour prouver qu'il y a eu assassinat.


« Meurtre d'un baron allemand » est une agréable fantaisie policière : c'est un plaisir que de suivre une Angela Merkel, retraitée active, sur la piste du meurtrier, escortée par un immense Mike sur le qui-vive ou au volant d'une petite voiture électrique, prêt à protéger l'ex-Chancelière au moindre incident, accompagnée de son époux, tendre complice rempli d'admiration amoureuse et d'implacable logique de chercheur en physique quantique, et flanquée d'un Poutine aux flatulences meurtrières pour les nez.

Angela Merkel, sous la plume de David Safier, oscille entre Miss Marple, Sherlock Holmes et Hercule Poirot et m'a entraînée



dans une partie de Cluedo d'outre-Rhin. On rit beaucoup, on s'amuse énormément et on apprécie cette lecture légère qui sait maintenir l'intérêt du lecteur : on veut connaître l'identité du meurtrier et comme dans les romans d'Agatha Christie, tout se dévoile en une scène mémorable. Scène au cours de laquelle Poutine aura du chien !

Maintenant, j'attends avec intérêt la prochaine enquête de Miss Merkel.

Traduit de l'allemand par Jocelyne Barsse

Quelques avis :

Babelio  Livraddict  The cannibal lecteur

Lu dans le cadre





mercredi 16 mars 2022

Les murs et autres histoires (d'amour)

 


Ou comment découvrir l'Inde en lisant des nouvelles. Cinq textes, cinq tranches de vie, cinq contes philosophiques offerts au lecteur qu'il termine par un « Mangalam Shubam! Que le bonheur vous sourie! »


Basheer nous entraîne dans une prison dont le directeur est amateur de roses. Le narrateur, la main verte, devient le fournisseur de rosiers de l'établissement pénitentiaire et tombe sous le charme d'une odeur perçue au-delà du mur séparant la prison des hommes de celle des femmes. Une odeur de femme. Dès lors, le narrateur, qui n'est que Basheer lui-même emprisonné pour ses écrits et prises de position politiques, cherche à la voir bien qu'il l'entende chanter à la nuit tombée.

L'amitié nouée avec les détenus et les gardiens se double d'un amour redonnant des couleurs à la réalité, offrant l'espoir en un avenir après la prison.

La nostalgie est également présente, chant ténu empreint de tristesse d'avoir recouvré la liberté avant de pouvoir mettre un visage sur les voix et odeur de Narayani.

Sous la plume subtile de Basheer, la poésie se lie à l'odeur d'une femme et à l'imagination incroyable du prisonnier.


Le voyage continue entre négociations conjugales, sursauts spirituels aux accents fantastiques et quête amoureuse au long cours. Basheer pointe avec poésie, humour et tendresse, les contradictions de la société indienne, sa complexité, ses nombreux groupes identitaires et ses interdits.

L'écriture de Basheer est ciselée et poétique, elle a un goût de liberté et de fantaisie qui enchante la lecture.

Mais, ce que j'ai vraiment apprécié c'est le côté malicieux de l'auteur, sa finesse d'esprit et sa capacité à produire le merveilleux et la sagesse.


Traduit du malayalam (Inde) par Dominique Vitalyos


Quelques avis :

Babelio  Hélène  Sens Critique  Clarabel Rachel

Lu dans le cadre: