« Le 124 était habité de malveillance. Imprégné de la malédiction d'un bébé. Les femmes de la maison le savaient, et les enfants aussi. »
Ainsi débute le roman de Toni Morrison « Beloved ». Ainsi le lecteur sait-il d'emblée que l'histoire ne sera pas joyeuse, qu'il y aura des cris, des larmes et du sang.
Nous sommes en 1870, en Ohio, à Cincinnati au 124 Bluestone Road où la colère d'un esprit tapageur, en quête d'apaisement, fait voler les meubles, où la lumière fait apparaître des flaques de sang sur le sol, où la présence physique d'un bébé marque de son empreinte la porte du four de la cuisine.
Que s'est-il passé pour que le 124 Bluestone Road devienne un lieu hanté et empreint de malheur ? Pourquoi cette solitude suintant la malédiction ? Pourquoi Sethe reste-t-elle au cœur de ce désespoir avec sa fille Denver ? Personne ne leur parle, aucune visite, l'ostracisme les enveloppe dans un voile d'invisibilité.
Le lecteur suit le chemin tracé par l'auteur, sans savoir où cela le mènera... enfin si jusqu'au bout du roman car dès la première phrase il est happé par le tragique qu'il sent être le moteur du récit.
A mesure que les souvenirs de Sethe, puis de Paul D, se déroulent, on chemine au cœur de l'histoire muette de l'esclavage et de ses violences insoutenables.
« C’est vrai, dit Toni Morrison dans une de ses interviewes, je voulais que le lecteur se sente kidnappé, sans préparation, sans explication, sans itinéraire préétabli. Exactement comme le furent les esclaves. Je ne cherche pas à séduire, ou à convaincre le lecteur, je veux qu’il se sente emporté là de gré ou de force. » Et c'est ce qui m'est arrivé, j'ai emprunté les chemins désignés par l'auteure, j'ai marché aux côtés de Sethe et de ses cauchemars, de Sethe et de sa faute.
Très vite, le lecteur sait que l'enfant dont l'esprit enferme le 124 et ses habitantes dans une mise au ban de leur communauté, n'a pas eu une mort sereine et que cette dernière lui a été donné par une main qui n'aurait pas du lui ôter la vie. L'infanticide sourd à chaque avancée du récit, on le sait sans se l'avouer car le geste est terrifiant et glaçant.
La Guerre de Sécession est terminée depuis longtemps sans avoir effacé les stigmates des ravages qu'elle a occasionné en son amont puis en son aval.
L'émancipation des esclaves les a précipités sur les routes en quête d'une place dans ce qui aurait pu devenir un nouveau monde. Certains y parviendront, d'autres se perdront.
Sethe a fui le Bon Abri, la plantation à laquelle elle appartenait, pour rejoindre la mère de son mari, Baby Suggs, et ses jeunes enfants. Elle fuit, enceinte, vers l'Ohio, état de l'Union où les esclaves fugitifs peuvent trouver refuge. En chemin, elle rencontre une jeune fille blanche, Amy Denver, qui l'aide à mettre au monde sa dernière-née qu'elle prénommera Denver. Enfin, elle parvient au 124 Bluestone Road et retrouve les siens. Elle se pense tirée d'affaire jusqu'au jour où arrivent le nouveau propriétaire du Bon Abri et ses hommes de main, à la recherche des fuyards. Sethe, affolée, désespérée, ne veut pas qu'elle et ses enfants retombent entre les mains du planteur. Une seule sortie se présente à elle : tuer ses enfants pour qu'ils ne connaissent pas les horreurs de l'esclavage, puis se tuer. Seule la fillette de deux ans n'en réchappe pas. Sethe est arrêtée, emprisonnée puis libérée, hantée par son geste empreint de folie.
Puis, dix-huit ans plus tard, apparaît une une jeune fille, sortie de nulle part, se faisant appeler Beloved... seul mot qu'a pu faire graver Sethe sur la tombe de sa petite fille. Est-elle l'incarnation de cette dernière ? Pourquoi vient-elle ? Cette présence dérangeante puis de plus en plus mortifère, est-elle le moyen pour Sethe de faire la paix avec le fantôme de sa fillette morte ?
Toni Morrison tient son lecteur par un récit où elle enchâsse d'autres récits éclairant le passé des personnages. Il se laisse prendre par les multiples analepses, récits rétrospectifs dans le récit, permettant à l'indicible de devenir, petit à petit, audible : l'indicible de l'infanticide et l'indicible de la réalité de l'esclavage trop souvent lissée dans les manuels historiques.
Il y a des scènes absolument terrifiantes dont celle des esclaves enfermés dans des cages à étage, échouées au fond d'une tranchée, en proie à la violence insane des gardiens. Paul D narre l'horreur petit bout par petit bout tant c'est insoutenable : si le premier de la ligne tombe, tous les autres tombent à sa suite... tenir pour ne pas provoquer des morts en cascade.
« Beloved » est un roman magnifique, écrit avec réalisme tout en n'écartant pas les passages poétiques. Il parle aussi bien de l'horreur de l'esclavage que de l'amour, la force, la culpabilité et de la solidarité. Il est foisonnant de par son style particulier, fourmillant d'allers-et-retours entre le présent et le passé, tiraillant parfois le lecteur qui n'a pas toujours le choix du chemin à emprunter. Et ma foi... c'est plaisant d'être embarqué sans connaître de balisage : c'est que nous devons raccorder les blancs du récit en rebondissant d'ellipses en analepses et ce pour notre plus grande joie.
Une très belle découverte littéraire.
Quelques avis
Lettres & caractères Sens critique Le dévorateur
Un regard de critique sur le personnage de Beloved
Approche critique de la fiction afro-américaine
Lu dans le cadre du