« Faire la saison » c'est
s'expatrier pour découvrir un ailleurs où le travail ajoute un
autre parfum, subtil, à la sueur. On « fait la saison »
en ramassant les cocos paimpolais, les haricots, les pommes-de-terre,
les pêches, les abricots, en « faisant les vendanges »
ou encore en louant un emplacement de camelot dans un marché en bord
de mer.
C'est ce que font Bruno et Jeanne,
marchands ambulants dans les monts du Lyonnais, au cours d'un printemps et d'un été,
dans une station balnéaire du Bordelais, Carri. Ils arrivent un beau
matin d'avril pour prendre possession de leur concession.
Parce qu'ils vendent des bijoux, que
fabrique Bruno en hiver, ils sont rapidement surnommés « Les
Bijoux » par l'ensemble des camelots campant depuis des lustres
sur le marché de Carri.
Jeanne, l'épouse de Bruno, attise
immédiatement les convoitises des hommes, notamment celle de
Forgeaud, le caïd de Carri, l'autorité implacable régnant sur la
communauté des ambulants. Avec Francis, le placier municipal, il
fait la pluie et le beau temps à Carri, en est à la fois le
régulateur et le « parrain ». C'est qu'il a des airs
mafieux le Forgeaud... des airs et la musique puisque tous subissent
la « Taxe Forgeaud » pour avoir la paix et une place
intéressante garantie.
Bruno, Jeanne, Virgile et Alexis
apparaissent comme LES étrangers, l'inconnu qui dérange et c'est
bien connu, les gens ordinaires n'aiment pas être dérangés par les
étrangers... surtout quand ces derniers montrent peu à peu que le
système instauré par Forgeaud est loin de les satisfaire.
La tension entre Bruno et Forgeaud est
palpable dès leur rencontre : le premier subit une humiliation
publique, devant son épouse, par le second. Ce dernier pense
asseoir, ainsi, son autorité, sa loi, montrer qu'il peut prendre un
droit de cuissage sur Jeanne.
Par petites touches, savamment
déposées, Eric Holder fait entrer son lecteur dans l'univers
particulier des camelots, des marchands ambulants. Il peint ses
personnages avec art, sans fioritures parfois quand la rudesse est de
mise, avec douceur et fermeté quand la situation l'exige.
Derrière l'écriture en apparence
simple, Eric Holder décortique la nature humaine, sous tous ses
aspects – des plus agréables au plus abjects – tout comme le
microcosme sociologique des marchands ambulants. Il associe
personnages principaux et secondaires avec subtilité et justesse,
amenant son lecteur à vivre au rythme de ces derniers, à les
considérer comme des voisins, des connaissances de quartier. Le
lecteur est au cœur du marché saisonnier de Carri, il est chacun
des marchants tout en possédant le recul de la lecture.
Les scènes dramatiques sont courtes et
efficaces, Forgeaud apparaît, très tôt, comme un
« parrain » de pacotille que la moindre étincelle
embrasera. Le mac toulonnais qu'il embauche pour punir Jeanne, après
avoir inquiété, peint sous un jour sombre par les mots de l'auteur,
ne prend pas l'ampleur escomptée par son commanditaire.
Le point
d'orgue est la scène où tous les ingrédients de dramaturgie sont
présents pour apporter la violence et le chaos : Le souteneur,
répondant au doux nom d'Enzo, après les repérages autour du bungalow
des « Bijoux », se prépare à corriger Jeanne.
Le jour J
de l'action, tout vole en éclats grâce à un deus ex machina
cocasse.
Le lecteur attendait, depuis quelques pages, le drame, qui
tourne court, montrant combien Forgeaud n'est qu'un homme hâbleur et
vain. En quelques mots, le matamore devient pantin ridicule, et ce
accompagné par la plume jubilatoire de l'auteur.
Il fait très chaud, Virgile est parti
acheter de l'insecticide dans une grande surface, Jeanne est au calme
dans son bungalow, Enzo est en approche :
« Ayant laissé son 4x4 deux
cents mètres plus bas afin de ne pas être identifié, Enzo s'était
tapé d'aller à pied jusqu'au sommet. Revêtu pour la circonstance,
de sa tenue fétiche autant que professionnelle, il n'avait pas été
aidé dans sa marche par les santiags à bout ferré, le pantalon
cuir sous lequel il cuisait, et le véritable fouet de gaucho qu'il
avait passé en guise de ceinture, et qui n'arrêtait pas de se
dénouer...
Quant au boléro, de cuir noir
également, qu'il avait choisi de porter à même la peau, laissant
apparaître de nombreux tatouages, il glissait maintenant sur son dos
enduit de sueur comme un gilet en carton bouilli, écorchant le
quatre-mâts goélette qui naviguait entre ses épaules, un souvenir
de la marine française. Enfin l'abondance de chaînes, toutes plus
imposantes les unes que les autres, dont il était paré, lui râpant
le cou, tenait maintenant de la punition supplémentaire.
L'emplacement qu'occupaient les Bijoux
avait été tracé au bulldozer, on y accédait de plain-pied par la
route qui s'élevait encore avant de redescendre. Enzo n'eut pas le
temps de se cacher (….) Jeanne leva la tête. Le petit mac
l'observait depuis là-haut, à contre-jour. (…) On dit qu'une taie
opaque envahit l'oeil des grands requins au moment où ils
s'apprêtent à mordre, les rendant aveugles. Enzo donnait tous les
signes de l'absence, devenu gris, subitement. Sa mâchoire, à lui,
pendait.
Elle hurla. D'un bond elle était sur
pied et courait vers le bungalow. Il y parvint à l'instant où elle
donnait un tour de clé à la porte, qu'il enfonça d'un sel coup de
talon en oblique, façon kung-fu. Elle n'eut pas le temps de crier à
nouveau, déjà il était sur elle et, d'un revers de main lui
giflant le visage, l'envoyait à terre.
Enzo sentit alors qu'on le tirait par
un pan du gilet. On l'appelait même « Hé, Ducon ! »
Peut-être bénéficia-t-il d'un millième de seconde, en se
retournant, pour reconnaître Virgile au bout du bras qui tendait
l'aérosol, pschitt ! » (pages 260 à 262)
On a l'impression d'être dans un
Western spaghetti ou un film des années 50. Le cocasse et le
ridicule sont le pendant des divers drames tissés au fil de
l'histoire.
Le comique est associé, sans fausse note, à la gravité
des situations dans lesquelles sont placés les personnages : la
vie est une sarabande endiablée.
On rit, on a un peu peur pour les
héros, on se glisse à leurs côtés avec naturel tout en appréciant
la manière ineffable qu'a Holder de parler des femmes. Il les
esquisse, avec tendresse et passion, d'une plume poétique :
leurs forces, leurs faiblesses et leurs secrets offrent autant
d'occasion à l'auteur de les raconter avec subtilité.
« La saison des Bijoux »
est un roman savoureux que l'on prend plaisir à lire, appréciant le
passage des deux saisons composant la « saison », le
printemps et l'été, les jours qui passent sous la plume du
romancier devenu peintre le temps d'une description :
« On tient dans la région
septembre pour le plus beau mois de l'année. Juin y éclate pourtant
dans le jaillissement des rosiers en fontaines, les verts intenses
des feuilles alanguies à force d'être grasses. Au milieu de la
danse des coquelicots, un pavot déploie lentement sa robe de
derviche. Il pleut des pétales d'acacia.
Les couleurs miellées de résine se
rejoignent en une : l'orange, en fin d'après-midi, tandis
qu'apparaissent, sous les arbres à l'orée des forêts, les pans de
mur, des constructions inachevées d'ombre profonde. Avec la marée
monte une odeur de sel et d'algues où se glisse l'épice des plantes
maritimes. » (p 115)
«C’était à Carri l’heure où les tempéraments s’alanguissaient. Le sable
de l’arène humaine désertait la grand-rue, franchissait des tamis
successifs, la douche, l’apéro, les charmes de la villa ou du
camping, avant de verser ses grains les plus colorés, les plus
aurifères, dans la rue des restaurants. »
(page 186)
Eric Holder nous tient et ne nous
lâche pas, le temps d'une « saison ».
Je remercie Babelio et les Editions
du Seuil pour cette lecture où la poésie côtoie le romanesque, le
policier et le western.