samedi 31 juillet 2021

Il était un fleuve


 

Pour illustrer le thème du mois de juillet pour le challenge « Une année en Angleterre », après bien des tergiversations, j'ai choisi, grâce à une participante, de lire « Il était un fleuve » de Diane Stetterfield dont j'avais lu, il y a quelques années, « Le treizième conte ».

 

Juillet et son thème « voyage en Angleterre », m'a emmenée sur les rives de la Tamise, en amont de Londres, pour suivre quelques méandres de secrets, de fables et de mystères.

Il y a le Swan, auberge au bord de la Tamise, tenue par une famille nombreuse dont le pater familias, Joe, a un don pour raconter les histoires.

« Aux frontières de ce monde, existent d’autres mondes. Il est des gués que l’on peut traverser. En voici un. » L’incipit est, à lui seul, déjà un voyage. Puis le roman s’ouvre sur ces mots « Il était une fois une auberge paisiblement installée sur les berges de la Tamise à Radcot, à une journée de marche de la source. Les auberges étaient nombreuses en amont du fleuve à cette époque, et partout on pouvait s’y soûler, mais outre le cidre et la bière qu’il convenait d’y trouver, chacune présentait une spécificité.[…] Le Swan, à Radcot, possédait aussi sa spécialité. On s’y rendait pour écouter des histoires. » Le décor est planté par l’auteure dans cette belle ouverture romanesque, le fleuve charrie autant de marchandises, d’hommes que de mystères.

Par une nuit du solstice d’hiver, les histoires vont bon train au Swan, notamment celle issue de la bataille du Radcot Bridge au cours de laquelle, en 1387, deux grandes armées se confrontèrent provoquant la perte de huit cent soldats. Seuls, trois hommes en réchappèrent, un chevalier, un valet et un jeune garçon. Depuis cinq cents ans, le sort des pauvres âmes perdues est revisité par les conteurs du Swan. Les histoires se déroulent, sans fin, quand un inconnu arrive, gravement blessé, portant dans ses bras une espèce de mannequin.

L’homme tombe, inconscient, il est transporté dans une salle à coté pendant qu’un commensal court quérir Rita Sunday, l’infirmière de la région. Cette dernière prend en charge le blessé et apprend que le mannequin s’est révélé être une fillette. Elle l’examine et constate qu’elle ne donne aucun signe de vie. La petite est installée dans la pièce la plus froide de l’auberge tandis que l’inconnu reçoit les soins appropriés. Plus tard, dans la nuit, Rita se rend auprès du corps de la fillette, lui prend la main, tâte son poul et…miracle le cœur bat doucement, tout doucement.

La fillette, revenue d’entre les morts, d’où vient-elle ? Qui sont ses parents ? Les gens se souviennent de la disparition, deux ans plus tôt, d’une fillette, Amélia Vaughan. Serait-ce elle ?

Commence alors un récit haletant, empreint de mystères et de merveilleux aux côtés du sordide et du misérable. On oscille entre le roman victorien et les références aux œuvres de Dickens, le tout servi par des rebondissements plus incroyables les uns que les autres, comme dans un roman policier.

 

« Il était un fleuve » est l’histoire trépidante d’hommes et de femmes, quelque part au milieu du XIXè siècle, sur les berges de la Tamise, en butte avec leurs chagrins, leurs espoirs, leurs illusions perdues, leurs croyances, leur mode et leurs choix de vie. Diane Setterfield met en scène une galerie de personnages dont l’épaisseur donne corps au roman.

L’inconnu s’avère être Henry Daunt, photographe dont la passion est de prendre en photo la Tamise et ses berges dont il apprécie les changements de lumière au cours de la journée et des saisons. Ses clichés dégagent une âme qui parle à ceux qui les regardent avec attention. Il s’est retrouvé coincé dans les remous avec son bateau quand il a voulu accoster pour soigner la fillette récupérée dans l’eau.

Rita Sunday, orpheline élevée dans un couvent, a appris très vite à soigner les gens, à connaitre les remèdes et à apprendre les gestes pour réparer les corps et leurs tissus. Elle a choisi le célibat pour ne pas mourir un jour en couches et décidé de vouer sa vie à aider ses semblables. Elle est l’esprit éclairé, la scientifique du roman : elle ne croit que ce qu’elle voit et parfois ce qu’elle voit est si incompréhensible qu’elle se lance dans des recherches pour comprendre ce qui titille ses questionnements. Tout mystère a une explication rationnelle… parfois la théorie est bousculée par un élément appartenant au merveilleux. C’est ce qui arrive au Swan, lors de cette nuit du solstice d’hiver.

La petite fille noyée, source de mystère en revenant à la vie, est reconnue comme étant Amélia Vaughan, disparue depuis deux ans. Du moins, Mme Vaughan en est-elle persuadée. Nombreux sont les faisceaux qui se rejoignent pour le croire. Or, il y en a autant pour rejeter l’assertion, notamment l’hésitation de Mr Vaughan à chaque fois qu’il prononce le prénom de sa fille Amélia. Ne serait-elle pas plutôt Alice, la fillette disparue de Robin Amstrong, fils du propriétaire terrien prospère, bâtard d’un noble et d’une servante noire ? Ce Robin qui ressemble beaucoup aux personnages fourbes et prêts à tout que l’on trouve chez Dickens… sordide, immoral et insane.

Une course à la paternité prend corps au cours de laquelle le mystère de la disparition de la petite Amelia sera levé. Qui est le père : celui qui conçoit l’enfant ou celui qui l’élève et l’éduque ? L’inné peut-il être atténué par l’acquis dispensé par les valeurs et l’éducation reçues ? L’atavisme peut-il peser longtemps sur les enfants ?

Et le Silencieux, ce passeur qui aide les bateliers en perdition à rejoindre la rive : celle de la vie quand l’heure n’a pas encore sonné ou l’autre rive quand il est temps de rejoindre l’autre monde. Tel un Charon, il apparaît pour guider les âmes en péril. On dit qu’il est à la recherche de sa fille, on dit qu’il aide aussi à retrouver l’être cher. Il est l’élément du merveilleux qui offre le gué entre les mondes existants.

 

« Il était un fleuve » est un roman savamment construit fait de méandres, de remous, de multiples ramifications. Il m’a emportée dans son courant auquel il est difficile de résister : les mystères se nouent et se dénouent au prix de nombreuses souffrances et de deuils. Un voyage extraordinaire et enchanteur.

 

Traduit de l’anglais par Carine Chichereau

 

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Babelio  Nicole  Nadège  Sens critique Cannetille  Diacritik  Auryn

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mercredi 28 juillet 2021

Les aventures de Cluny Brown

 


L'an dernier j'ai découvert, en participant au Mois Anglais, le charme ineffable des romans « vintage ». Après « Des femmes remarquables » de Barbara Pym, j'ai sorti de ma Pile A Lire « Les aventures de Cluny Brown » de Margery Sharp.


Hitler fait parler de lui en Europe, la menace d'un conflit armé gagne chaque de jour de l'ampleur. Cependant, l'Angleterre reste elle-même, engoncée dans son carcan moral, immuable comme un manoir à la campagne ou un hôtel particulier à Belgravia. Chaque chose a sa place dans le paysage ou une maison... les êtres humains ont également chacun leur place dans la société et tout le monde doit s'y tenir.

Or Cluny Brown, nièce d'un plombier londonien, bouscule, l'air de rien, les conventions en suivant ses idées et ses envies. A un point tel que l'oncle lui trouve rapidement une place de bonne dans le Devonshire, à Friars Carmel, résidence de Sir et Lady Carmel.

A peine débarquée du train, Cluny se fait remarquer en arrivant en Rolls Royce, celle du colonel voisin de ses employeurs, au domaine des Carmel : elle est parvenue à calmer le labrador, Roddy, du colonel qui pour la remercier l'accompagne en voiture.

Cluny sait-elle où se trouve sa place ? N'en fait-elle pas trop à vouloir toujours regarder plus loin que le bout de son nez, faisant fi des conventions ?

Ce que sait Cluny c'est qu'elle veut vivre des aventures, voir le monde et multiplier les expériences. Elle est grande, mince, a des cheveux attachés en queue de cheval rebelle. Personne ne lui trouve aucun charme et pourtant elle intrigue et pique la curiosité de celui ou celle qui l'observe.

Cluny possède une curiosité intellectuelle surprenante pour quelqu'un de sa condition sociale ce qui dérange l'ordre établi. Pourtant, personne ne peut lui en vouloir longtemps tant son caractère, fantasque mais franc, apporte un peu de fraîcheur dans l'immobilisme des jours.

Cluny est une jeune femme de chambre pétillante, décontractée, un brin délurée, honnête, s'appliquant à faire son travail consciencieusement, à comprendre le monde qui l'entoure. Ces qualités font qu'elle est très attachante : on l'aime bien, Cluny bien qu'elle ne fasse jamais ce qu'on attend d'elle!

Pour elle, c'est certain, la vie est ailleurs qu'à Londres ou dans le Devonshire, ailleurs oui mais où ? Dans les promenades aux alentours de Friars Carmel en compagnie de Roddy, le labrador énergique et joueur, et du pharmacien Mr Wilson qui s'éprend, peu à peu, de la jeune fille ? La vraie vie est-elle à écouter et observer la jeunesse aristocratique ou encore se trouve-t-elle dans les échanges, au débotté, avec le Professeur Belinski, intellectuel polonais fuyant le nazisme ?


Je me suis laissée charmée par ce roman délicieusement anglais tant par son humour de chaque instant que par l'atmosphère typiquement britannique : Lady Carmel, ses roses et son jardin, Sir Carmel et ses promenades équestres ou l'immuable tea time au charme indicible.

« Les aventures de Cluny Brown » offre au lecteur des personnages attachants qu'il a envie de suivre jusqu'au bout. Margery Sharp a réussi un coup de maître en mettant en scène deux héros aussi dissemblables l'un que l'autre et pourtant fantasques et imprévisibles. Cluny et Belinski forment un duo depuis leur rencontre, duo invisible dont personne, même pas eux, ne soupçonne l'existence. Ils sont tous les deux atypiques et surprenants : ils sont en quête, chacun à leur manière, du bonheur et de l'amour.

L'auteure les fait évoluer avec intelligence grâce à son style énergique, pétillant et empreint d'humour : elle aime ses personnages et les malmène juste ce qu'il faut pour ne pas sombrer dans la niaiserie. D'ailleurs, la chute est à l'image du roman... surprenante.... je n'ai rien vu venir et ce à ma plus grande joie.


« Les aventures de Cluny Brown » est un roman agréable à lire qui n'occulte pas les conventions sociales sclérosantes et étouffantes, pouvant tuer dans l'oeuf les plus louables aspirations – comme celles de s'élever dans l'échelle sociale – et parvient à les critiquer avec espièglerie : Betty Cream, délicieusement belle, est aussi délurée que Cluny et bouscule également les conventions de son milieu social en ne cherchant pas à s'établir avant d'avoir pu s'amuser comme bon lui semble.

Cluny et Betty représentent deux voies de l'émancipation féminine et apportent du rythme au roman avec leur conception de la vie.

Traduit de l'anglais par Yves-Gérard Dutton


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lundi 26 juillet 2021

En compagnie d'Hérodote on ne s'ennuie jamais!

 


Vous aimez vous plonger dans l'histoire antique ? Vous avez toujours été fasciné par Athènes et les cités grecques ? Vous vous êtes toujours demandé pourquoi Darius, le Perse, a voulu conquérir la Grèce ? Hérodote d'Halicarnasse, le grand historien grec, vous offre un voyage extraordinaire dans les méandres d'une gigantesque enquête au cœur du monde antique.

Les « Histoires » ou « Enquête » d'Hérodote permettent de comprendre l'origine d'un conflit se perdant dans la nuit des temps.

Hérodote a répertorié au cours de ses voyages les nombreux indices et informations concernant les guerres médiques or il n'en parlera qu'au livre VI, que je n'ai pas encore lu car je me suis arrêtée au livre IV. Qu'y a-t-il avant ces guerres médiques ? C'est ce qu'expose Hérodote dans les livres I à IV : il y a, avant, la croissance de l'empire perse jusqu'au moment de ces dernières. Il raconte comment trois souverains successifs, Cyrus, Cambyse et Darius, après avoir mis sous leur domination les Lydiens de Crésus, s'attaquèrent à l'Asie Mineure et à l'Assyrie, objet du Livre I, puis à l'Egypte, sujet du Livre II, à Samos, Livre III, et enfin au Scythes, à la Libye et aux Thraces, au Livre IV.

Ce qui désarçonne un peu c'est qu'Hérodote ne se situe pas dans un esprit historique et ne déroule pas les événements dans l'ordre chronologique. Une fois habitué, la lecture et les divers raccords aux événements s'effectuent à l'aide des notes du traducteur André Barguet et de son excellente préface.


Il ne commence pas par les souverains perses : il ouvre le livre I par l'histoire de Crésus, le premier des princes « barbares », c'est à dire non grecs, a avoir soumis certains Grecs et on ne rencontre Cyrus que lorsqu'il a vaincu Crésus. D'un bout à l'autre des quatre livres, Hérodote organise son récit avec de très longues parenthèses dans une sorte de patchwork de pièces cousues ensemble : ces pièces sont comme des monographies pouvant être indépendantes les unes des autres.

Ainsi quand il explique la prise de Babylone par Cyrus, il décrit d'abord la ville, ses habitants, leurs coutumes et habitudes, il parle des grands rois et reines, leurs hauts faits et leurs grands travaux, il réalise un travail d'ethnologue et une fois ce travail achevé, il en vient à la prise de la ville. Ces longues parenthèses sont présentes parce que son ouvrage n'est pas destiné à être lu mais à être entendu d'un public d'auditeurs.


Ce qui est fascinant dans « L'enquête » c'est d'appréhender la vision du monde d'Hérodote qui n'est pas celle des géographes aujourd'hui. Le monde est constitué, pour lui, uniquement par l'Asie, l'Europe et la Libye et pour le Grec qu'il est, seule la Ionie peut être considérée comme un pays civilisé... le reste n'est que barbarie. Aussi place-t-il l'Ionie au centre du monde connu tel qu'il se l'imagine, avec un centre et ses limites.

Son monde est un centre climatique également : en dehors de l'Ionie où le climat est agréable, il ne peut avoir que contrées soumises au froid et aux averses ou des contrées soumises à la sécheresse et à d'insoutenables chaleurs.

Cependant, son ethnocentrisme ne l'empêche pas de voyager en Egypte ou en Asie Mineure afin de collationner les témoignages, in situ, nécessaire à son ouvrage. Certes, il porte toujours son regard de Grec sur ce qu'il voit ou entend, ce qui n'occulte pas le fait qu'il a pris des risques certains car entreprendre des voyages au long cours comme il l'a fait est œuvre de tout une vie.

Les confins, comme la Libye, sont peuplés avec profusion d'arbres, d'animaux sauvages inconnus et forcément merveilleux. Les peuples des confins ont des cultures différentes et intéressantes tout en ayant, malgré tout, des coutumes grossières par rapport à la Grèce.


J'ai lu Hérodote pour voyager dans le monde ancien du pourtour méditerranéen, celui du berceau de nombreuses civilisations qui ont éclairé le monde antique, aux côtés d'un esprit curieux de tout, avide de savoir et de partager ses connaissances et ses idées. Avec lui, j'ai appris ce qui se disait à Sardes, Suse, Milet, Memphis ou Athènes, ce que les conteurs des rues ou les guides dans les sanctuaires racontaient aux passants. Ce fut une plongée dans un lointain passé où les faits historiques se mêlent aux épopées, légendes, prophéties, récits et traditions religieux.

Hérodote pose les jalons des recherches historiques et ethnographiques pour que les contemporains de toute époque puissent s'emparer de toutes traces laissées par leurs prédécesseurs pour tenter de comprendre le passé.

« L'enquête » d'Hérodote tient aussi bien du reportage de terrain que du roman car il a réussi à passionner l'ancienne étudiante en Lettres Classiques que je fus.


Traduit du grec ancien par André Barguet.


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dimanche 18 juillet 2021

Les veuves de Malabar Hill


 

Perveen Mistry, première avocate de Bombay, a rejoint le cabinet d'avocat de son père pour l'aider à monter les dossiers. Elle ne peut pas plaider au tribunal en tant que femme ce qui ne l'empêche pas de prendre en charge des enquêtes.

Le dossier de succession des veuves d'un riche marchand musulman de Bombay, Omar Farid, lui est confié car ces femmes, parsies, ont choisi la réclusion ou purdah, autrement dit de ne pas paraître en public et de ne parler aux hommes qu'à travers un mur grillagé, le jali.

Plusieurs points chiffonnent notre héroïne qui cherche à en savoir plus sur les liens entre les trois épouses, les trois bégums, et le mandataire gestionnaire de leurs affaires.

Quand ce dernier est retrouvé assassiné, tout se précipite, entraînant Perveen dans une enquête passionnante au cœur de la diversité ethnique et religieuse de l'Inde.


De multiples aspects de la société indienne, au début des années 20, sont abordés au fil du roman qui est autant historique que policier.

Perveen est issue d'une famille parsie très aisée et moderne pour l'époque : on lui laisse suivre des études de droit qu'elle continuera en Angleterre, à Oxford, lorsqu'elle devra, précipitamment, quitter sa famille.

J'ai aimé les allers-retours entre le temps de l'enquête, 1921, et le passé de Perveen, 1917. Les retours en 1917 permettent de comprendre pourquoi la jeune femme est allée en Angleterre, pourquoi elle s'inquiète quand elle croit apercevoir la silhouette de son époux.

Sujata Massey offre à son lecteur une documentation passionnante sur les us et coutumes des communautés parsie et musulmanes de Bombay et Calcutta. On sombre dans le désenchantement, la souffrance et le désespoir avec Perveen quand elle commence sa vie de jeune épousée auprès de ses beaux-parents. Rapidement, elle est malmenée, déconsidérée et surtout enfermée comme une pestiférée lorsqu'elle a ses menstrues dans un réduit isolée et sans hygiène. Une maltraitance due à des superstitions encore en cours en ce début de XXè siècle.

Les sombres souvenirs de sa condition de femme mariée émaillent le récit d'émotions et de combats importants à mener.

On rencontre des personnages étonnants, comme la meilleure amie anglaise de Perveen, Alice Hobson-Jones, fille d'un haut fonctionnaire britannique, brillante mathématicienne revenue au bercail familial. Perveen et Alice sont deux jeunes femmes pour qui la liberté de penser et de mener sa vie est essentielle : elles bousculent, chacune à leur façon, les codes immuables d'une société en passe d'être bouleversée par la roue de l'Histoire.

Les bégums sont également des personnages intéressants avec leurs histoires personnelles et leurs visions du monde. Au final, grâce au soutien et aux conseils de Perveen, elles parviendront à s'émanciper et à quitter le fameux 22 Sea View street, à Malabar Hill. Sans oublier la jeune Amina, fillette intelligente et avide de savoirs, fille de Razia la première épouse d'Omar Farid.


Sujata Massey m'a plongée dans les senteurs de l'Inde, celle des parfums de rose et de santal, celle des pâtisseries sucrées, celle de la cuisine épicée et colorée et celle du thé au gingembre servi à l'heure du thé.

Les bruits des rues où se pressent travailleurs et mendiants, les marchés, le port et sa pagaille, les rickshaws, les fiacres ou les voitures élégantes de la bonne société indienne et britannique.


L'intrigue est bien menée, le suspense toujours au rendez-vous grâce aux multiples rebondissements, si bien que je ne me suis pas ennuyée un seul instant. J'étais en Inde, dans les années 20 aux côtés des personnages et au cœur de l'action.


Traduit de l'anglais par Aurélie Tronchet


Quelques avis :

Une souris et des livres  Babelio  20 minutes  L'Inde en livres  Rachel  Maggie Jojo en herbe

Lecture commune avec RachelMaggie et Jojo dans le cadre:





jeudi 15 juillet 2021

La campagne anglaise ne rime pas avec tranquillité

 


Depuis le temps que je devais découvrir les aventures des détectives du Yorkshire, je me suis enfin procuré le premier tome de la série, « Rendez-vous avec le crime ».

Samson O'Brien débarque, après dix ans d'absence, sur sa moto rouge à Bruncliffe dans le Yorkshire, bourgade tranquille, les habitants ne sont pas très heureux de le savoir en ville. Pourquoi ? On le sait peu à peu avec force de détails. Ce retour de l'enfant prodige au bercail est le fil rouge du roman.

Julia Chapman guide son lecteur dans les méandres d'un village où tout le monde connaît tout le monde, où aucun secret ne peut vraiment être gardé. Bruncliffe, village typique anglais, avec ses mystères, ses influences, ses familles aux racines anciennes, ses enfants terribles, ses absents toujours dans les esprits, se retrouve être le théâtre d'une enquête dramatique.


Revenons à Samson, policier spécialisé dans l'infiltration de réseaux glauques, mis en congé d'urgence suite à une enquête londonienne compliquée. Il revient aux sources pour ouvrir une agence de détective privé. Il croise une amie d'enfance, Delilah Metcalfe, sœur de son meilleur ami Ryan, tombé en Afghanistan lors d'une mission. Elle a ouvert une agence de rencontres et cherche à la sauver de la faillite en acceptant de louer le rez-de-chaussée de son habitation à un jeune entrepreneur qui n'est autre que Samson ! Tout pourrait être merveilleux sauf que Samson a choisi les mêmes initiales pour son agence que celles du site de Delilah, sauf que la famille Metcalfe sera furieuse en sachant qui est le locataire, sauf que des abonnés du site sont assassinés au grand dam de la jeune femme, petit génie de l'informatique, qui craint pour la réputation de son entreprise.

Aux grands maux, les grands remèdes, Samson et Delilah (bien entendu vous avez saisi le clin d'oeil biblique) ne couperont pas les cheveux en quatre et s'allieront pour démasquer le tueur en série qui hante Bruncliffe et sa campagne.


Julia Chapman sème les indices et fausses pistes avec science et art de l'effet de surprise, on se laisse mener par le bout du nez sans s'en apercevoir. L'intrigue est bien construite et apporte, dans les digressions du récit, de quoi comprendre l'origine des reproches faits à Samson et de la haine Metcalfe à son encontre.

« Rendez-vous avec le crime » est un cosy mystery que l'on savoure comme un bon thé accompagné de scones délicieux. Il y a une galerie de personnages secondaires extraordinaires : l'ancienne institutrice qui mène son groupe de retraités d'une main ferme, le propriétaire de pub radin, ronchon au possible, la bouchère au grand cœur, la femme de ménage qui ferme les yeux sur le squat du débarras de Delilah par Samson, le fou de mécanique en amour avec un vieux modèle de tracteur, une bibliothécaire glamour, l'entraîneur de l'équipe locale de rugby, le promoteur immobilier un peu louche, l'ancien entraîneur des coureurs de trekking en montagne et la belle-soeur de Delilah, magicienne de la pâtisserie. On les suit, on les perd, on les retrouve entre larmes et éclats de rire, entre les souvenirs d'enfance au goût amer, la réalité économique, les fermes vendues, les résidences pour seniors et les crimes perpétrés de sang-froid. Le tout saupoudré, à bon escient, d'humour so british et de vérités qui dérangent.


J'ai tout de suite apprécié le duo formé par Samson et Delilah, personnages au caractère bien trempé qui s'accordent parfaitement tant ils se complètent.


Traduit de l'anglais par Dominique Haas


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mercredi 14 juillet 2021

Parler tue, se taire aussi

 


Quatrième de couverture :


« Jean McClellan est docteure en neurosciences. Elle a passé sa vie dans un laboratoire de recherches, loin des mouvements protestataires qui ont enflammé son pays. Mais, désormais, même si elle le voulait, impossible de s’exprimer : comme toutes les femmes, elle est condamnée à un silence forcé, limitée à un quota de 100 mots par jour. En effet, le nouveau gouvernement en place, constitué d’un groupe fondamentaliste, a décidé d’abattre la figure de la femme moderne. Pourtant, quand le frère du Président fait une attaque, Jean est appelée à la rescousse. La récompense ? La possibilité de s’affranchir – et sa fille avec elle – de son quota de mots. Mais ce qu’elle va découvrir alors qu’elle recouvre la parole pourrait bien la laisser définitivement sans voix… »


Quand on lit la quatrième de couverture on ne peut que penser aux romans de Margaret Atwood « La servante écarlate » et « Les testaments ».

Dans « Vox » il ne s'agit pas de la même violence faite aux femmes : quel que soit leur statut social et leur âge, elles sont soumises au même quota de mots journaliers, cent. Cent mots pour communiquer avec leur famille, pour exprimer des idées, soutenir des conversations … autant dire qu'elles sont réduites au silence. Quant aux petites filles... ne pas babiller, ne pas échanger longuement avec l'entourage c'est annihiler tout développement du langage et par voie de conséquence tout accès à l'abstraction et au monde des idées.

Le début de la dystopie est très prenant, on est pris dans l'histoire puis rapidement la baudruche se dégonfle : la dystopie devient thriller.

Tout n'est pas à jeter, loin de là, car je trouve intéressant d'aborder par la privation de mots, une violence intolérable envers les femmes. L'auteure, Christina Dalcher, montre très bien la perte de vivacité, de pétillance, de joie de vivre des personnages féminins : la first lady en est un exemple édifiant.

Le roman montre combien le langage est essentiel dans le développement cognitif de l'être humain, dans l'appropriation de sa culture et de ses codes, dans l'ouverture et son rapport aux autres. Sans langage il n'y a plus rien, uniquement une coquille vide et sèche. L'interdiction du langage assèche l'humanité en chacun de nous si bien que la manipulation psychologique n'en devient que plus aisée.

Il montre également combien les actes contestataires sont importants pour mettre en garde contre la suppression d'acquis. On se dit souvent « non, ils n'oseront pas » et au final, si, ils ont osé. Alors, on regrette de ne pas avoir pris au sérieux les lanceuses et lanceurs d'alerte au moment voulu.

Le début du roman insiste sur tous les menus faits qui furent autant d'attaques envers les droits durement acquis des femmes et que voter est un acte essentiel dans une démocratie.


Ensuite, quand le roman prend la direction du thriller, j'ai eu l'impression de perdre le petit quelque chose qui m'avait plu dans les premiers chapitres. La petite part d'âme du roman.

L'intérêt pour l'intrigue s'amoindrit quand elle tourne au complot politico-scientifique. Elle aurait pu rebondir si la partie consacrée aux recherches neurolinguistiques avaient été développées, il est vrai que le sujet étant très pointu, la vulgarisation n'était pas évidente. Le doigt est mis sur l'importance de ce qui produit le langage et ce qui peut l'affecter. Une protéine que l'on peut isoler et concocter avec d'autres peut guérir de l'aphasie ou de la mettre en place. Mieux qu'une arme bactériologique.

Bien que je n'ai pas été complètement convaincue par le roman, ce dernier se laisse lire et je suis allée au bout de ma lecture sans me sentir contrainte à le faire.


Traduit de l'anglais (USA) par Michael Belano


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mardi 13 juillet 2021

Ecoute la ville tomber


 

Harry, Leon, Becky, Pete sont des jeunes gens dont les aspirations sont peu à peu broyées par la réalité, dans une ville où tout semble désenchanté.

Ils ont des rêves, des peurs, des solitudes et des blessures. Ils essaient de réussir leur vie, chose difficile dans une société qui ne prône que le culte de la réussite et de son affichage.

Londres est le lieu incontournable de ces destins croisés.

Les personnages sont jeunes et hésitent entre regarder le monde avec cynisme ou se perdre dans le besoin d’utopie, Harry et Leon rêvent de quitter Londres pour ouvrir un lieu à eux, à la campagne, loin de la drogue et ses violences. Becky voudrait rejoindre une compagnie de danse et impose à son corps un entraînement impitoyable.

« Ecoute la ville tomber » est un chant d’aujourd’hui, une complainte qui donne le frisson et fait l’éloge du réel, ce qui pourrait déranger: Kate Tempest, comme dans ses chansons, plonge son lecteur au cœur des quartiers interlopes londoniens, au sein de deux familles modestes, broyées par les années Thatcher, au cœur d’un trafic de drogue faisant les beaux soirs des gens au bord de la crise de nerfs.

L’auteure fait se croiser les trajectoires des personnages ou leur fait décrire des cercles concentriques jusqu’au moment où ils se retrouvent longuement ou brièvement.

Le roman s’ouvre sur la fuite en vieille Ford Cortina de Leon, Harry et Becky, en pleine nuit, une valise remplie d’argent. Que fuient-ils ? Comment l’argent a-t-il été acquis ? Qui sont-ils ? Les réponses sont apportées, peu à peu et par petites touches. Le lecteur trace ensuite, au fil des pages, les destins croisés, les histoires familiales au cœur de la grande histoire, pour arriver à boucler la boucle.

Je me suis attachée aux personnages qui au-delà de leurs travers inspirent l’empathie, notamment Pete, le frère de Harry, Harriet de son vrai prénom, qui est allé à l’université, a une culture certaine et qui ne parvient pas à trouver sa place dans la société, il enchaîne les petits boulots mal payés et l’ANPE : son univers étriqué pèse sur sa façon de voir le monde.

Sous l’apparente tranquillité des vies mornes se cache la turbulence des fêtes que l’auteure sait mettre en scène en quelques mots « L’air sent la sueur cocaïnée, la vulnérabilité qu’on tente de tenir en bride, l’autopromotion effrénée. », le décor et l’atmosphère d’un Londres particulier sont plantés.

Kate Tempest donne la part belle aux personnages féminins qui ne sont pas de pauvres petites choses subissant le cours du temps. Bien au contraire, elles revendiquent leur liberté d’être, de vivre et d’aimer, elles sont tout en fluidité et force.

Un premier roman prometteur.

Traduit de l’anglais par Madeleine Nasalik

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vendredi 9 juillet 2021

Avec vue sur l'Arno


 

Une jeune anglaise, Lucy Honeychurch, séjourne à Florence en compagnie de son chaperon et cousine Miss Charlotte Bartlett. Comme toute jeune fille de bonne famille, et de la bonne société, Lucy voyage et visite l'Italie, en l'occurrence Florence, guide Baedeker en main pour être sûre de ne pas s'égarer.

Elles ont réservé une chambre avec vue dans une pension recommandée par les touristes anglais et sont très désappointées quand elles constatent qu'elles n'auront pas vue sur l'Arno.

Un homme et son fils, Mr Emerson et George, cèdent leurs chambres à Lucy et Charlotte. Ces dernières s'aperçoivent, très vite, que les deux hommes sont mis à l'écart par les anglais de la pension : MM Emerson et fils ne sont pas convenables.

L'Angleterre sous règne d'Edouard VII est puritaine, dans la continuité des règnes précédents. Pourtant, le monde change à grands pas en ce début du XXème siècle. Lucy se retrouve confrontée aux préjugés de classe et moraux de la « bonne société » anglaise, même à l'étranger, et découvre, également, combien la vision de l'autre est étriquée et remplie d'a priori défavorable.

L'auteur, E.M. Forster, emmène son lecteur dans un chassé-croisé amoureux entre Lucy et George, attirés l'un par l'autre sans vouloir se l'avouer. La jeune fille n'aspire qu'à prendre son envol, l'audace lui manque encore, pétrie de préjugés qu'elle sait être des oeillères, qu'à rencontrer l'inattendu, l'extraordinaire et le sublime. Le jeune homme a été élevé dans l'athéisme et une liberté de pensée faisant de lui un « bohême » attirant et intriguant.

Lors d'une sortie commune avec les pensionnaires de la pension Bertolini, ils échangent un baiser au milieu des violettes de Fierone, scène extraordinaire et sublime. La conséquence de cette délicieuse folie sera la fuite de Lucy à Rome pour rejoindre la famille de Cecil Vyse.

Peut-on réellement oublier un baiser passionné parmi les violettes de Fierone ?

De retour en Angleterre, Lucy choisira de se fiancer au distant et froide Cecil Vyse pour oublier ses aspirations de jeune femme désirant s'émanciper. Or, l'émotion amoureuse de Florence revient frapper à la porte de Lucy quand elle apprend que les Emerson et fils ont loué un cottage non loin de chez ses parents.

Le voyage initiatique de Lucy s'achèvera-t-il sur une note agréable ? Je n'en dirai pas plus sinon que la chute est surprenante.


« Avec vue sur l'Arno » est une romance, de prime abord gentillette, qui s'avère être une critique, subtile et mordante, de la société anglaise sous le règne d'Edouard VII : à petits coups de dents, le carcan de préjugés de la bonne société est battu en brèche, ses travers mis en lumière, le mépris de Cecil envers les femmes est insupportable, et pas seulement parce que je suis une femme bénéficiaire de tous les combats féministes des années 70/80, tout en étant, hélas, conforme à l'époque. Les prémices du mouvement des Suffragettes sont présents en filigrane, motivant les écarts de Lucy, d'abord avec le guide Baedeker puis avec les convenances.

J'ai apprécié le regard de l'auteur sur ses personnages : il s'en moque gentiment ou pas, selon le caractère de ces derniers, il les fait se remémorer peintures classiques, poèmes ou tragédies shakespeariennes, il les embarque dans des égarements artistiques ou dans des situations cocasses.

J'ai suivi leur pérégrinations avec plaisir, je me suis posée à leurs côtés devant les tableaux de maîtres de la Renaissance italienne, devant l'architecture magnifique florentine ou les paysages d'un printemps méditerranéen inspirant. Une petite voix susurrait, discrètement, celle de Mr Emerson père, que tout ce beau monde, pétri de certitudes, n'aimait pas réellement son prochain donc en était d'autant plus intransigeant avec lui.


Un roman qui peint, avec humour, une Angleterre « moyenâgeuse » dont les indécrottables préjugés deviennent ridicules sous la belle lumière italienne. La Renaissance des idées a toujours un accent italien pour les voyageurs du nord de l'Europe.

Traduit de l'italien par Charles Mauron


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mercredi 7 juillet 2021

Honni "peau" qui mal y pense

 

« Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » tel pourrait être mon crédo en fin d'année scolaire pour l'écriture de mes billets de lecture.

Autant j'ai lu les romans sélectionnés pour le Mois italien, autant je n'ai pu boucler l'ultime billet dans les temps.


« La peau » de Curzio Malaparte est un roman autobiographique de l'auteur qui raconte l'Italie à la fin de Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement la ville de Naples avant et pendant l'éruption du Vésuve qui eut lieu entre les 12 et 21 mars 1944.

Autant dire que je n'ai pu m'empêcher de penser que « La peau » faisait écho à « Ce soir, on soupe chez Pétrone ».


« La peau » est un roman dont la lecture est difficile dans le sens où le style particulier de l'auteur ne permet pas un rythme rapide tant les informations sont foisonnantes et l'univers décrit très particulier.

Le lecteur se retrouve confronté à un décorticage des relations entre les soldats américains et la population italienne : les premiers, empreints d'une grande naïveté, si sûrs d'eux-mêmes et pleinement conscient de la supériorité morale et économique de leur pays, arrivent dans un pays exsangue, à bout de souffle et de forces, qu'ils ne peuvent d'autant plus ne pas comprendre qu'il s'agit de la ville de Naples, ville européenne aux accents d'Inde. Les seconds, épuisés, désespérés au point que le recours à la corruption devient plus criant qu'en période ordinaire. L'auteur assiste à un vrai choc des cultures. Le roman rappelle parfois l'époque néronienne : tout se vend ou s'achète pour survivre ou pour satisfaire une envie de débauche, les élites donnent des dîners alors que la plèbe n'en peut plus de mourir d'inanition.

« Lost in translation » pour les officiers américains pris au dépourvu devant des scènes ahurissantes où les mères vendent leurs enfants pour un pain. Ils ne conçoivent pas un tel spectacle aussi ne peuvent-ils comprendre le fonctionnement de l'économie souterraine napolitaine... ou comment un soldat noir est vendu et revendu à de multiples reprises sans qu'il s'en aperçoivent … ou comment la roublardise dotée d'un zeste de mafia entourloupe le quotidien.

Ils ne conçoivent pas, non plus, l'humour, certes noir et ironique, du plat servi lors d'un dîner donné par le Général Cork aux officiers et officiels américains : une sirène. Ou plus exactement un lamentin, ou un dugong, prélevé dans l'aquarium de Naples, suscitant l'horreur des convives aux portes du cannibalisme : dans une ville où les mères vendent leur progéniture, tout est possible surtout le pire et l'horrifique. Exagération, sens de l'action et du décor, tout y est dans « La peau » de Malaparte et à chaque fois, on se demande où se situe la frontière entre réalité et délire luxuriant du récit.

Malaparte entraîne son lecteur dans un récit rocambolesque, picaresque et fantasmagorique dans lequel l'Enfer de Dante est au coin de chaque ruelle napolitaine, dans lequel le pyromane néronien côtoie la délicatesse de l'art Renaissance, dans lequel une cérémonie imaginaire, la figliata, tourne en orgie.

Naples est une Cour des miracles moderne, un lieu de perdition et d'élévation, une image de l'Italie rongée par le despotisme mussolinien, le désespoir des vaincus. Naples est une allégorie de l'Europe qui s'est perdue dans les illusions du fascisme, qui se perd dans une bacchanale échevelée dans laquelle la morale n'a plus lieu d'être.

Au cours de ma lecture, fastidieuse parfois en raison d'un déluge de mots et d'images emmêlées, j'ai eu souvent l'impression d'évoluer dans un tableau de Cranach ou de Brueghel fourmillant de détails lugubres et surréalistes.

Malaparte peut déconcerter quand on le lit avec nos filtres contemporains, sa lecture en deviendrait presque subversive car l'auteur ne connaît pas les mouvements de libération de la femme, ceux des droits LGBT ni ceux de lutte contre le racisme. Il peut déconcerter et pourtant sa verve est sublime, son écriture joyeusement outrancière et magnifique quand il décrit la chute d'un monde dans tout son panache mortifère et lugubre.

Le lecteur doit trier, seul, le vrai du fantasmé, le réel du rocambolesque, la vérité de l'allégorie.

Traduit de l'italien par René Novella

Quelques avis :

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