« C 'était par une froide et grise journée de fin
novembre. Le temps avait changé pendant la nuit : vent violent, ciel de
granit, puis une pluie fine. Bien qu'il ne fût guère plus de deux heures de l'après-midi,
la tristesse d'une soirée hivernale semblait s'être abattue sur les collines,
les couvrant d'un manteau de brume. Il ferait nuit à quatre heures. »
C'est le début du roman, d'emblée le lecteur est mis dans
l'ambiance inquiétante et glauque dans laquelle évoluera l'héroïne, Mary
Yellan.
En quelques mots bien choisis, en peu de phrases bien
agencées, Daphné du Maurier saisit son lecteur, le tient en haleine de bout en
bout : il sait qu'il y aura des drames, des atrocités, des larmes et de la
peur intense.
Mary Yellan, devenue orpheline, n'a pas d'autre choix que de
rejoindre sa tante Patience mariée à un aubergiste à la réputation sulfureuse,
Joss Merlyn. Elle quitte la ferme avenante d'Helston pour rejoindre l'Auberge
de la Jamaïque, perdue au milieu d'une lande hostile, non loin de la côte
atlantique anglaise, une côte désolée et hostile.
Plus le coche se rapproche de l'auberge plus le paysage et le
temps se dégradent tels des signes avant-coureurs des tourments qui l'attendent
car il est évident que la jeune fille se dirige vers de nombreux dangers.
L'accueil est à la hauteur de la réputation de
l'aubergiste : glacial, âpre et inquiétant. Joss Merlyn joue et abuse de
la terreur qu'il inspire aux braves gens de la région en surjouant son rôle d'homme
maléfique et violent. Quand on lit sa description, on a l'impression de se
retrouver face à un ogre regardant, goguenard, le tendron qu'est à ses yeux
Mary.
L'intérieur de l'auberge est à l'aune de ses
propriétaires : suintante de la terreur de tante Patience, sombre comme
une forêt malfaisante, enfumée comme une grotte mal aérée, branlante comme la
vie du couple et menaçante comme un ciel de tempête.
L'auberge de la Jamaïque est un repaire glauque de malfrats
en tout genre, d'hommes rustres et violents, beuglants des chansons paillardes
et descendant les verres de rhum aussi aisément qu'une pinte de cidre.
Cependant, Mary fait le choix de montrer le moins possible sa
peur : elle regarde, affligée, ce qu'est devenue sa tante Patience, une
pauvre petite chose constamment effrayée, fidèle à son époux comme peut l'être
un chien maltraité par son maître. Son « baptême » du feu a lieu peu de
temps après son arrivée, derrière le comptoir du bar où elle sert les verres
d'alcool aux malandrins et sbires composant la bande dirigée par son oncle.
Daphné du Maurier excelle dans l'art d'immerger son lecteur au cœur de
l'action, il suit, à la limite de la terreur, la montée du degré
d'alcoolisation des écumeurs de la côte, dégénérant en sordides élucubrations
et violentes prises de bec. On se dit qu'ils ne feront qu'une bouchée de Mary.
Or, l'ogre veille au grain, sans doute parce qu'il se rend compte que sa nièce
a dépassé le stade de terreur paralysante et qu'elle est dotée d'un caractère
bien trempé.
Très vite, Mary n'a qu'un seul objectif : quitter
l'horrible auberge de la Jamaïque et sortir Tante Patience de cet enfer.
Elle parcourt la lande lors de longues promenades,
s'approprie son environnement, apprend à reconnaître les dangers des marécages
en se défiant des herbes trop vertes et attirantes. Parfois, la lande est belle
quand elle la regarde avec d'autres yeux que ceux d'une jeune fille prisonnière
des contingences, les éclaircies sont rares et précieuses.
Ainsi en sera-t-il de ses rencontres avec Jem Merlyn, le jeune
frère de son oncle, un séducteur et méchant garçon comme les aiment les jeunes
filles en fleurs et qui ne laissera pas Mary indifférente. Puis de sa rencontre
avec le vicaire, Francis Davey, homme étrange, secret, habile à faire
s'épancher ses paroissiens, sachant se faire confident des soupçons de Mary au
sujet des activités sordides de son oncle.
Le point d'orgue de l'immonde se jouera sur la côte, lors
d'une tempête, où les naufrageurs, sans avoir bien préparé leur stratégie,
feront s'échouer sur les récifs un lourd navire. Ils achèveront les naufragés
rescapés dans un déchaînement de violence et de folle tuerie, obligeant Mary à
être témoin de leurs exactions.
« L'auberge de la Jamaïque » est un roman
foisonnant dont l'héroïne est une jeune fille du XIXè siècle, courageuse,
intrépide et intelligente. Elle entraîne le lecteur sur un chemin de péripéties
dramatiques se déroulant dans une atmosphère, incroyable, de constante horreur.
Daphné du Maurier sert au lecteur une puissance d'évocation de
la langue avec un grande maîtrise. Ce avec des mots extrêmement bien choisis
pour agencer le récit de manière à tenir en haleine son lecteur. Elle n'utilise
pas de « grands mots », nulle grandiloquence dans les propos, il n'y
a que de subtiles touches et nuances sélectionnées avec soin si bien que le
caractère des personnages s'esquisse naturellement, sans fioriture
philosophique.
On aime ou on déteste, on trouve démodé et insipide ce roman
ou on le lit et relit régulièrement, admirant, à chaque lecture, le style
maîtrisé des descriptions des expressions des visages, des paysages, des
ambiances.
L'auteure joue, avec maestria, sur les codes du roman
d'aventure à la Stevenson et du roman gothique : l'évocation des actes
cruels et abominables est plus puissante que leur description crue. C'est ce
qui fait le charme du roman et le rend indémodable.
Je n'avais lu que « Rebecca », aussi ai-je quitté
« L'auberge de la Jamaïque » enchantée par ma lecture.
Non, « L'auberge de la Jamaïque » n'est pas un
roman mièvre, non les personnages ne sont pas gnangnans ni ridicules. Ils sont
intemporels car ils ne seraient pas décalés s'ils étaient transportés dans
notre merveilleuse époque contemporaine.
Lu dans le cadre