lundi 28 novembre 2022

Pierre et Jean

 


La thématique du mois des Dessous(fantastiques) des classiques était le titre-prénom. J'avais deux lectures en prévision, seule celle de « Pierre et Jean » s'est concrétisée.

Pour moi, il s'agit, encore une fois, d'une relecture à près de trente-cinq ans d'intervalle.

J'ai lu l'excellente préface de l'auteur après avoir relu le roman qui s'avère ne pas être une illustration des postulats énoncés dans ladite préface. Cela n'a gâché en rien le plaisir de ma lecture, heureusement.


« Pierre et Jean » est un roman dit « naturaliste », ou réaliste et psychologique, dont la montée en puissance est bien menée par un récit qui ne laisse rien au hasard.

L'action se déroule au Havre, ville dans laquelle est venu vivre le couple Roland, bijoutiers à Paris. Sans être riches, les Roland ne sont pas pauvres non plus. Ils sont aisés, sans plus. Monsieur Roland est un inconditionnel de la mer ce qui l'a décidé à prendre résidence et retraite dans cette importante ville portuaire.

Après leurs études parisiennes, les deux fils de la famille, Pierre, l'aîné, titulaire de plusieurs diplômes, dont le dernier est celui de médecine, brun et sec, et Jean, le cadet, jeune avocat, aussi blond que son aîné est brun, rejoignent l'appartement familial en attendant de s'installer en ville pour y exercer leur profession.

Jean a une douceur et une tranquillité que ne possède pas Pierre ce qui n'échappe à la jeune veuve qu'est Madame Rosémilly. Dans la quiétude, relative, de la promenade en mer qui ouvre le roman, l'opposition évidente entre les deux frères est en place, prête à mûrir et à enfler.

Sous le soleil normand, les différences se précisent, la compétition commence au moment de rentrer au port : qui souquera le plus ferme ? L'aigreur de Pierre est vive, si vive qu'elle transpire dans les descriptions, du paysage et des personnages, de Maupassant. Le père ne voit et n'entend rien, la mère semble loin de ce qui se trame, seule la jeune invitée ne s'y laisse pas prendre.

Quelque chose surviendra, c'est évident.


En attendant le déclencheur de la future crise familiale, Maupassant fait patienter le lecteur en l'imprégnant de cette partie de la côté normande : la senteur particulière du port du Havre, l'atmosphère des cafés, celle de la jetée, véritable invitation au voyage maritime. Il mène son petit monde dans une partie de campagne, sur la plage à Trouville, lui fait croiser une serveuse de bar, la vendeuse de bock, accorte et gouailleuse. Il ouvre la porte d'une pharmacie dans laquelle se rend souvent Pierre.

Pour un peu, l'iode s'échapperait des pages.


Un jour, le notaire, ami de la famille, se fait porteur d'une triste et d'une bonne nouvelle. La première est celle du décès d'un ami parisien, un peu perdu de vue depuis l'exil normand, Léon Maréchal, client de la bijouterie Roland devenu ami intime du couple. La seconde est celle de l'héritage reçu par Jean de la part du disparu.

Pourquoi Jean a-t-il tout reçu ? Pourquoi Pierre a-t-il été oublié ou exclu ?

Rapidement la tension monte d'un cran au sein de la famille.

Très vite, en écoutant les réflexions logiques du vieux pharmacien et de la serveuse, Pierre soupçonne une aventure amoureuse entre sa mère et Léon Maréchal. Il en aura confirmation lorsque le portrait du disparu ne se trouve plus exposé aux regards.

Le point d'orgue est atteint quand Mme Roland annonce à son époux et à Pierre qu'elle a trouvé l'appartement idéal pour l'installation de Jean en tant qu'avocat... le même que celui repéré par Pierre, freiné par le manque d'argent.

S'enchaînent les événements qui ne feront qu'exacerber l'acrimonie, frisant la haine, de Pierre envers sa mère et son frère. Il en veut au monde entier, il souffre et fait souffrir tout le monde autour de lui avec la rage du désespoir. La jetée du Havre est le miroir des sentiments violents du jeune médecin maudit : ombres, lumières tamisées par la brume marine, cornes de brume déchirantes, feux croisés des phares guidant le trafic maritime telle une balise pour l'avenir de notre malheureux héros. Caïn-Pierre passera-t-il à l'acte funeste ? Abel-Jean se laissera-t-il homicider ? Eve-Louise Roland parviendra-t-elle à mettre un terme au drame et surtout à se faire comprendre de son aîné ?

Je n'en dirai pas plus hormis le fait que la dernière image créée par les mots de Maupassant est absolument sublime.


J'ai savouré ce court roman de Maupassant pour son réalisme qui s'empare de sujets, nouveaux pour l'époque, tels que l'hérédité (que le personnage soit légitime ou bâtard – quel vilain mot!-), la petite bourgeoisie, souvent étriquée, et les problèmes liés à l'argent. Thèmes loin d'être passés de mode tant la nature humaine ne change point au fil du temps.


Pour ne pas paraphraser Italo Calvino dans « Pourquoi lire les classiques » quand il écrit sur « Pierre et Jean », je cite ce qui suit, tellement vrai et contemporain !

« Le testament inattendu d’un ami de la famille, défunt, fait exploser la rivalité latente de deux frères, Pierre, le brun, et Jean, le blond, à peine diplômés l’un en médecine et l’autre en droit ; pour quelle raison l’héritage va-t-il tout entier au placide Jean et non à Pierre, le tourmenté ? En famille, à part Pierre, personne ne semble se poser ce problème. Et Pierre, de question en question, de colère en colère, renouvelle la prise de conscience d’un Hamlet, d’un Œdipe : la normalité et la respectabilité de la famille de l’ex-bijoutier Roland n’est qu’une façade ; la mère au-dessus de tout soupçon était une femme adultère ; Jean est le fils adultère et c’est à cela qu’il doit sa fortune ; la jalousie de Pierre n’est plus maintenant ressentie à cause de l’héritage de la mère et de son secret ; c’est la jalousie que son père n’a jamais songé à savoir qui dévore à présent le fils ; Pierre a, de son côté, la légitimité et la connaissance, mais autour de lui le monde vole en éclats. » (p 114-115).

Pourquoi lire les classiques ? Pour revivre, au gré d'une gamme étendue d'émotions, ce qui construit l'être humain au-delà des époques et des lieux.

L'être humain est une tragédie grecque ambulante, un théâtre No, une épopée sanglante, un éternel palimpseste et ce depuis la nuit des temps.


Quelques avis:

Babelio  Critiques Libres

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