Babylone et ses banquets, ses rites, sa
démesure, sa vénération pour Alexandre. L'empire établi par le
conquérant macédonien vit ses ultimes heures dans une fête
continuelle.
Un temple, perché et perdu en Arie,
loin de Babylone et ses fastes mortifères, abrite une jeune femme et
son enfançon, Dryptéis, fille de Darius, héritière d'un empire
déchu, veuve d'Hyphaistion, fidèle d'Alexandre. Elle s'y est
réfugiée pour que l'Empire l'oublie, pour se fondre dans la
solitude et l'anonymat, pour que l'Histoire des hommes ne la rattrape
pas.
Les prêtres, silencieux, l'ont
accueillie, elle assiste, chaque matin, au geste rituel de l'offrande
safranée, celle qui apaise la faim des dieux, celle qui peut faire
reculer la mort.
Un banquet, des chants, une grimace
d'Alexandre, un malaise, une douleur qui le ronge : l'Empire
vacille, l'Empire retient son souffle, l'Empire vit au rythme des
pulsations du Macédonien jusqu'à ce que ce dernier réclame la
présence de Dryptéis.
C'est alors que nul désert, nulle
montagne ne peut arrêter la marche de l'Empire, la tenaille des
hommes.
Le safran, épice ô combien précieuse,
est dispersé pour apaiser les dieux et leur appétit féroce.
Derrière la brume orangée, une troupe à cheval. Dryptéis sait
qu'elle ne pourra, ne saura échapper à son destin.
Alexandre se meurt, Alexandre la
réclame, Alexandre dialogue avec une tête posée dans un panier :
la réponse de celui qui règne au-delà de l'Indus, à Pâtalipoutra.
L'Empire s'effrite : grande est
l'ambition des généraux d'Alexandre, grande est leur envie de
prendre sa place.
Alexandre ne veut pas rester enfermé
dans un catafalque, Alexandre veut partir jusqu'au monde inconnu, si
proche et si lointain.
Un chant triste, mélancolique et beau
s'élève entre les trois âmes qui ne peuvent se quitter :
Alexandre, Dryptéis et Ericleops, messager d'Alexandre auprès du
Dhana Nanda. Un trio se parle, se construit, les voix s'éloignent
puis se rejoignent, convergeant vers un unique but : rendre la
liberté à l'âme d'Alexandre.
L'épopée se vit au gré des mots, des
phrases magnifiques de Laurent Gaudé. Nous sommes Alexandre, dépecé
par ses fidèles, nous sommes Dryptéis, reine des vaincus, pleureuse
de celui qui a mis à genoux Darius, nous sommes Ericleops, fidèle
messager affrontant une mort inévitable. D'au-delà de l'Indus
jusqu'à Babylone, la marche funèbre est un chant du cygne sublime
qu'accueille l'Arie et ses brumes safranées.
« Pour seul cortège » est
un poème épique, en prose, chantant le dernier voyage des
personnages, ivres d'une ultime chevauchée, celle qui les
affranchira des chaînes de l'Histoire. L'Empire se disloque, ils
demeurent dans le secret minéral de montagnes perdues.
Quelle magnifique épopée où la
fidélité, l'amour et le devoir orchestrent une errance à couper le
souffle des personnages historiques magnifiés par le regard de
l'auteur.
« La mort du roi Tsongor »
fut un monument, « Pour seul cortège » en est un autre,
porté par le même souffle, celui d'une écriture qui aime s'offrir
à l'autre, à l'inconnu qui tourne les pages, emporté par l'élan
épique de la fin d'un homme qui changea la face du monde connu.
A qui appartient la dépouille
d'Alexandre ? A sa mère ? A ses généraux ? A
l'Empire ? Les pincées de safran, portées par la brise des
dieux, sont l'ultime voile d'Alexandre dont l'âme, enfin libérée,
murmure aux quatre vents :
« Je vois tout et je me disperse,
mes ennemis n'y peuvent rien, je suis sur eux dorénavant. A qui
appartiens-tu, Alexandre ? A vous, mes compagnons, qui me
ressemblez, à vous mes rêves lointains que je n'ai pas réalisés
mais qui m'ont porté. A toi, Dryptéis, qui ma sauvé de mon
cercueil, qui a jeté sur chacun d'entre nous une poignée de poudre
de safran pour que nous échappions à la voracité des dieux, à toi
qui es maintenant, je le sens, dans le cœur heureux du temps où les
secondes sont infinies, je souffle sur le Gange, oh comme il est doux
d'être si loin, je dis vos noms Hyphaistion, Dryptéis, je dis vos
noms Tarkilias, Chandragupta, vous avez fait de moi l'homme qui ne
sait pas mourir, l'urne est cassée et le vent souffle, je suis là,
à jamais, j'enveloppe tout du regard, écoute Dryptéis, les mondes
inconnus, les fleuves interminables, les combats de demain, écoute.
A qui appartiens-tu, Alexandre ? Tu leur diras, Dryptéis, toi
qui fus la seule à voir l'armée des morts entrer en terre et les
cinq cavaliers du Ghandhara périr en pleine course, tu leur diras, A
qui appartiens-tu ? A mes compagnons lancés au galop dans la
plaine et à l'éternité qui s'ouvre devant moi. »
On referme le livre à regrets, des
images d'une beauté à couper le souffle dans la tête, un parfum de
safran flottant autour de soi, le bout des doigts teintés d'orange,
couleur sacrée s'il en est. On le referme puis on le rouvre pour
feuilleter au gré du regard, les pages qui se révèlent sous un
autre jour.
A qui appartiens-tu, épopée ? A
celui qui s'est laissé emporter sans crainte, avide du vertige donné
par une Histoire revisitée, ravi d'un voyage qui longtemps le
portera, et ce sans crier gare, au détour d'un quotidien dont la
platitude se pare de la beauté d'une écriture qui émeut sans que
l'on s'en aperçoive.