Après avoir eu un aperçu de la Science-Fiction russe, j'ai souhaité regarder de plus près la SF sud-américaine avec "Dimension latino" édité chez La Rivière Blanche.
Cette anthologie de textes, aussi variés que plaisants, révèle l'imagination débordante et la richesse de l'imaginaire des écrivains sud-américain chez lesquels le questionnement sur la technologie, l'emprise du pouvoir sur la population, ou le regard porté sur la tendance auto-destructrice de l'Homme, est un régal à lire. Quatorze nouvelles qui transportent le lecteur dans des récits parfois comiques, souvent graves et toujours incitatrices à réfléchir sur soi, sur la place de l'homme sur la planète mais aussi dans l'univers. Elle apporte le regard sud-américain sur les sujets incontournables de la SF: le voyage dans le temps, le monde post-apocalyptique, le monde cyberpunk, la rencontre extra-terrestre, les découvertes scientifiques ou les guerres intergalactiques.
"Timbouctou" est une transposition dans le futur d'une favella ou d'un quartier sordide, un no man's land, où tout est permis d'essayer et de faire, un monde interlope sous l'emprise d'une drogue exclusive, "La Dame Noire", celle qui s'implante dans la moindre molécule du corps mais aussi de l'âme de celui qui s'y adonne, même une seule et unique fois. Elle ravage, elle rince, elle hébète jusqu'à ce que l'on ingère une nouvelle dose, moment extatique où la fulgurance du flash est indicible. Sam est esclave de cette dangereuse maîtresse et à la botte d'un inspecteur de police qui lui fournit, le temps d'une courte liberté, sa dose. Des meurtres horribles ont eu lieu dans le quartier de Timbouctou, le lieu de tous les extrêmes, et Sam y est dépêché pour couper court au carnage. Le lecteur suit Sam dans une balade où l'espoir et l'innocence sont absents: un enfer lentement se dévoile, un enfer tant intime que social...les ravages de la dépendances, l'exploitation des addictions pour permettre à la société bien pensante nettoyer ses latrines de temps à autre. La délivrance est souvent un leurre ou au mieux un jeu de dupe. Une ambiance à la "Blade runner" dans laquelle on aime frissonner et s'interroger.
Le voyage dans le temps est une composante essentielle de la SF et les écrivains sud-américains ont abordé ses rivages. Deux textes, "Gu ta gurrarak" et "Le secret", offre deux versions de ce genre de voyage: celui pour connaître ses origines, une famille basque en fait l'expérience, drôle, afin de démontrer la supériorité des basques dans moults domaines. Entre les enfants plus surdoués les uns que les autres et les parents, dont une mère au sens pratique très développé, et les amitiés sélectionnées, un voyage jusqu'aux débuts de l'humanité se met en place pour asseoir les certitudes des uns et des autres. "Le secret", lui, emporte le lecteur au coeur du mystère de la civilisation maya et de son calendrier très particulier, voire hermétique. Un chercheur allemand, en pleine seconde guerre mondiale, se retrouve happé dans une spirale temporelle qui lui fait saisir l'essence incompréhensible pour les hommes d'aujourd'hui des Mayas. Si l'histoire avait été différente, le devenir de la civilisation maya aurait-il été différent? Sommes-nous, Occidentaux, passés à côté de splendeurs immatérielles, en ayant opté pour une destruction massive d'un Autre qui avait tant à apporter? Un voyage dans les légendes pré-colombiennes qui donne envie de remonter le Temps.
La SF ne serait plus ce qu'elle est si la découverte scientifique n'était pas un des déclencheurs d'imaginaire. "Apolvénusia" une pilule miraculeuse qui peut transformer celui qui l'utilise en personne dont il rêve! Cette nouvelle est très originale car conçue comme une longue notice d'utilisation doublée d'un article publicitaire. On sourit beaucoup en pensant, forcément, aux nombreux "marchands de sommeil" que notre société consummériste ne cesse de proposer pour accéder à une vie plus facile, meilleure et plus heureuse. Mieux que la pilule amincissante, voici la pilule qui peut vous clôner en star sexy du moment....attention bien lire le protocole d'utilisation et les contre-indications avant de se la mettre, 5 seconde pas plus, sous la langue puis la cracher! "Les interférences" est l'histoire, burlesque, d'un père de famille vivant dans "un petit pays" (que l'on identifie très vite comme étant Cuba) qui a une manière très personnelle de réparer son antenne lorsque la réception s'avère aléatoire: il se saisit de son marteau, en frappe ladite antenne et tout redevient normal jusqu'au jour où la méthode provoque un étrange phénomène. Les épisodes des séries habituelles, mornes d'ordinaire, s'accélèrent un peu, deviennent d'un coup plus palpitants: pourquoi? Comment? Très vite, Mr Perez s'aperçoit que son poste de télévision transmet des évènements du futur proche. Branle-bas le combat dans le quartier où interviennent, pas vraiment discrets, les sbires du régime, un cordon de sécurité est mis en place, les interrogatoires musclés commencent pour finalement déterminer que la famille Perez n'est pas une opposante au régime. Le petit pays et son "affable dictateur (Guide Eclairé du Peuple)" se voient possésseurs d'une découverte révolutionnaire que "le Leader suprême, Le Guide Illuminé de son peuple" utilise au profit de son pays. Au début c'est la risée puis peu à peu le reste du monde s'aperçoit que "le petit pays" détient un pouvoir extraordinaire. Au bout de nombreuses péripéties, l'assemblée internationale décide de détruire la découverte afin que le monde recouvre sa sérénité et sa liberté de s'entredéchirer sans connaître l'avenir. La chute de la nouvelle est assez amusante rappelant que l'on peut toujours tomber de Charybde en Scylla...même comiquement. Le récit est émaillé de descriptions dont la coloration comique suggère la pesanteur de la mise sous surveillance de tout une population, éreinte le culte de la personnalité et gratte le quotidien du citoyen toujours à la merci d'une dénonciation...une facétie mielleuse et doucement ironique, pied de nez à une dictature sclérosante.
Une autre composante fondamentale de la SF est la rencontre avec les E.T. Trois textes, trois possibles contacts, "Le clown de porcelaine", "Notre Jerry Garcia" et "Kaishaku". Le premier emmène le lecteur dans l'univers du cirque, lieu de l'imaginaire, de la poésie et de l'illusion, où un journaliste voit un clown-enfant que les autres spectateurs n'ont pas vu. Rencontre imaginée, rêvée, rencontre iréelle, celle qui n'a pour but que celui de côtoyer autrui afin de mieux le connaître, de parler, d'échanger avec lui, d'illuminer un moment sa vie, de se sentir bien et de faire le bien. Le don d'un bout de soi pour apporter un peu de soleil à celui que l'on croise, l'espace d'un instant. Le second a une tonalité un peu douce amère: Jerry Garcia est un conteur que tout le monde souhaite et aime rencontrer car ses histoires sont le reflet de la beauté du monde, d'un monde qui n'est plus; Jerry est le dernier hippie, est le dernier homme, celui qui vit dans une réserve...histoire que l'on oublie pas le passé. Il y a une petite note du "Meilleur des mondes" d'Huxley, celle de la nostalgie de ce que l'on a irrémédiablement perdu. Le dernier récit est le plus pessimiste, le plus terrible. En quelques jours, l'humanité est réduite à peau de chagrin par des entités aux lumières rouges. Les hommes, après avoir pressuré la Terre, sont partis à la conquête de l'espace, ont pris d'assaut Vénus et Mars qu'ils surexploitent, ils ont installé des stations spatiales, sont en passe de détruire la ceinture d'astéroïdes et ont parsemé de déchets l'espace. Après l'échec de la mission diplomatique japonaise, Ivana est l'ultime envoyée, la dernière chance pour la poignée d'hommes survivante, la Terre est devenue un vaste désert humain, la végétation a repris ses droits, les vestiges de la civilisation humaine ne sont plus. Elle emporte avec elle la dernière parole de l'émissaire japonais "kaishaku", l'acte de compassion de celui, choisi par le candidat au harakiri, qui donnera le coup de grâce au mourant, mourant ayant lavé son honneur de son sang. Jusqu'à la fin, Ivana ne saisit pas l'essence de ce mot... lorsqu'à l'issue de son entretien télépathique avec les entités, elle découvre que l'Humanité a toujours su faire preuve d'auto-destruction et qu'aucune création artistique ou découverte scientifique bénéfique ne pourra racheter cela sauf si par "kaishaku" elle réussit à ouvrir les yeux des Hommes. La rencontre extraterrestre après avoir été dramatique se révèle être une possibilité de rédemption: les entités lumineuses partent comme elles sont venues...leur tâche de passeur achevée. L'espoir luit un peu et le lecteur ne peut qu'espérer que les héros feront le bon choix: celui de recommencer sans commettre les erreurs du passé....un voeu pieu?
Pour terminer, on ne peut oublier un des points d'orgue SF: les mondes post-apocalyptiques, "Décombres" et "Comme des poissons dans la nasse" en sont leur déclinaison. "Décombres", le narrateur est accro à la machine "de drainage mental, l'holomécanisme du temps chromosomique" et travaille dur pour obtenir de quoi se payer un voyage dans un Mexique qui n'existe plus....la vie humaine se passe sous terre, car, à l'air libre il n'y a plus que désolation et amas chaotiques d'un monde qui a vécu il y a très longtemps, celui des légendes. La douleur des souvenirs inscrits dans les gènes n'empêche pas l'addiction aux images d'un lointain passé, jusqu'à ce que l'envie d'aller voir de plus près soit irrépressible. Une lueur, celle d'un espoir, ponctue ce court texte. "Comme des poissons dans la nasse" présente un monde qui a basculé dans le désastre: les pays de l'hémisphère nord ont connu l'apocalypse et leurs populations, exangues et affamées, errent sur des embarcations de fortune pour tenter d'atteindre les rivages plus cléments des pays du Sud. Finney, après avoir perdu sa famille, s'est engagé dans l'armée d'un pays du Sud et est affecté à une équipage marin. Un jour, ils croisent un navire nord américain dont les occupants tentent un marché avec l'équipage militaire...mais les ordres sont parfois inébranlables. Un récit dur où l'on prend la mesure d'une misère humaine qui est le lot de nombreuses populations, celles qui échouent, victimes d'escrocs, sur les côtes européennes, portes d'un Eldorado qui n'est plus. Une nouvelle qui renverse le schéma habituel de l'image du réfugié...pourquoi ne regarde-t-on pas autrement ces drames humains car, un jour, la situation pourrait s'inverser!
"Dimension latino" est un recueil de nouvelles plus plaisantes les unes que les autres (bien que certaines soient plus inégales), offrant un moment de lecture des plus réjouissants!
Merci à Livraddict pour ce livre voyageur dans le cadre de ses partenariats. (Et mille et une excuses pour l'énorme retard!!!)
Textes traduits de l'espagnol par Sylvie Miller