Qu'il est difficile d'être Allemand en cet après-guerre des années 1950/1960 au royaume du Danemark. La haine est viscérale, la méchanceté de mise et surtout, on ne cherche pas plus loin que le bout de son nez! Certes, les circonstances sont atténuantes: on ne peut pas dire que la soldatesque d'Hitler ait été des plus arrangeantes dans les pays occupés. Certes, on ne peut oublier la soumission face au plus fort, certes on ne peut mettre au rencard les souffrances des privations et de la peur au ventre pendant l'Occupation. Certes, certes, certes...Mais pourquoi s'en prendre à un enfant qui n'a rien demandé à personne, qui n'y est absolument pour rien dans le fait que son père, Danois, soit tombé amoureux de sa mère, Allemande? L'amour ne connaît pas de frontière ni de raison, c'est bien connu!
Knud Romer puise dans ses souvenirs d'enfance matière à une histoire émouvante, terrible et cruelle. Une histoire qui amène un enfant à se terrer en lui-même, à accepter toutes les avanies en silence et avec fatalisme, afin de survivre parmi ses pairs. Que celui qui assure que l'enfant est un ange dénué de toute hypocrisie et cruauté sache qu'il ne sait absolument pas de quoi il parle et qu'il est un naïf des plus affligeants! Les cours d'école sont les pires jungles qui existent: le faible est vite repéré et si personne n'ose prendre sa défense, il n'a pas fini d'en être le souffre douleur. Le plus inacceptable, dans le récit de Romer, est l'attitude des adultes de l'école qui ferment les yeux devant les agaceries, parfois violentes, subies, en récréation, par le jeune narrateur. L'heure est loin d'être à la réconciliation...hélas!
Le jeune narrateur (Knud Romer?) retrace l'historique familial en un va-et-vient entre les époques, l'Allemagne et le Danemark. Chaque époque a son atmosphère, ses rites, ses préoccupations et ses ambiances.
La famille paternelle, danoise, vit au rythme de la tannerie, vit en marge de la société: le métier de tanneur est considéré comme dégradant, répugnant et malsain car proche de la mort et des chairs putrides...presque aux portes des Enfers. On est tanneur de père en fils sans espoir de quitter cette condition. Mais le grand-père du narrateur met un terme à la tradition et part faire fortune dans le tourisme! Hélas, cet homme aux mille et une idées innovantes et modernes est trop en avance sur son temps: le progrès ne s'arrête jamais à sa porte! Peu à peu la ruine frise l'indigence et la famille Jorgensen Romer ne vit bientôt que d'expédients. L'aîné de la famille, le père du narrateur, gravit un à un les échelons de son entreprise, une compagnie d'assurance. Il aide ses frère et soeur qui n'embarquent que dans les pires galères, il rembourse les dettes du premier et tente de se faire oublier le plus possible...pour vivre heureux, vivons cachés dans la petite ville de Nykobing Falster! Le père du narrateur est un maniaque de l'ordre: tout doit être à sa place (la cérémonie de la fermeture des portes et fenêtres est digne d'antologie, à mourir de rire si le contexte n'était pas aussi sombre!), immuablement.
La famille maternelle, allemande, paraît plus conformiste et a un statut social: "Papa Schneider" est un grand propriétaire terrien, possède de nombreux tableaux de maîtres. Personne, sauf son épouse, ne connaît son prénom et ce patriarche terrorrise tout le monde. Hildegarde, la mère du narrateur, est sa belle-fille. Cette dernière doit de battre pour gagner, mériter sa place dans la famille car elle n'a pas le sang dynastique à couler dans ses veines. Une telle pugnacité trempe un caractère et Hildegarde ne manque ni de courage ni de volonté d'airain. D'ailleurs, elle luttera contre les nazis et échappera de peu à la torture et à la mort. Knud Romer aborde un sujet peu connu: celui de la résistance allemande contre le nazisme. Hildegarde sait qui elle est mais cela ne lui suffit pas pour supporter les vexations de ses concitoyens danois: elle a besoin de sa vodka pour tenir tête haute aux rancoeurs et haines jetées à la figure. En effet, pourquoi tenter d'expliquer qui on est vraiment quand on sait que l'on ne sera ni écouté ni entendu?
Il y a, parmi les nuées sombres du récit, un moment de bonheur et de douceur, une éclaircie lumineuse et libératrice: la confection du goulasch familial dans une marmite vieille de cent ans où est gardé un morceau du goulasch précédent....on en a les papilles en délire!
"J'adorais la cuisine de ma grand-mère, son Wienerschitzel, son émincé de veau aux pommes de terre sautées et surtout son goulasch, que j'aimais par-dessus tout. Elle s'affairait à la cuisine parmi de vieilles cocottes et de grands couteaux, la viande et l'oignon crépitaient dans la poêle. L'air saturé d'épices, de paprika, de cannelle, de poivre chatouillait les narines; les vapeurs qui montaient de ses marmites répandaient des effluves incomparables. impossible de ne pas y tremper le bout du doigt, et lorsque enfin l'heure du repas arrivait et que le goulasch était servi, l'univers explosait en sensations gustatives qui pénétraient jusqu'aux tréfonds de l'être et s'y imprégnaient à jamais. On avait le sentiment d'avoir accompli un grand voyage, un périple de plusieurs années; puis on se retrouvait à nouveau dans la pièce, la tête en feu - et on prenait encore un morceau.
Le goulasch de ma grand-mère était irrésistible; l'ayant goûté une fois, on en redemandait encore et encore, on n'arrêtait plus de lécher son assiette. Puis venait le moment où grand-mère disait ça suffit, emportait la cocotte et la mettait au réfrigérateur, le torchon de cuisine autour du couvercle. mes pensées y revenaient constamment, je sentais grandir la faim. Dès que la porte se refermait sur mère et grand-mère sorties faire un tour en ville, je courais à la cuisine, ouvrais le réfrigérateur et inspectais la marmite. Il y avait une part de trop, je m'en emparais; le goulasch avait un goût encore plus exquis, il me transportait dans un passé de plus en plus lointain, jusqu'à l'arrière-grand-mère: Lydia Matthes, qui faisait revenir la viande et les oignons dans cette même marmite cent ans auparavant. Elle mettait le paprika, écrasait les tomates, ajoutait l'ail et les épices - gingembre, genièvre, cumin -, et quand le mélange commençait à frémir, elle y versait le vin rouge et le fond de boeuf. Elle construisait son goulasch lentement, le faisait mijoter plusieurs heures, jusqu'à ce que la viande se détache en filaments. Elle en prélevait un peu et se servait lors des préparations ultérieures de cetet substance qui se renforçait et s'enrichissait au fil des années. Ayant hérité de la cocotte, grand-mère utilisa la même méthode, veillant à ce qu'il reste toujours une petite quantité pour le goulasch suivant." (p 35, 36 et 37)
Un splendide roman sur la bassesse et la cruauté humaine, sur le difficile passé à assumer, sur les frustrations d'une enfance terriblement solitaire et sombre où tout est "plombant" du départ en vacances aux visites chez l'oncle. Un roman qui dénonce et qui bouleverse.
Roman traduit du danois par Elena Balzamo