lundi 13 août 2007

Mémoires d'une pionnière


Quatrième de couverture:


« Jésus Marie Joseph, je suis excitée en diable, comme jamais auparavant, dans la cabine d'un navire sur un golfe écumeux, quelque part à l'ouest de Terre-Neuve, le soi-diasant comte d'Epirgny, mauvais garnement sacré champion de tennis d'Orléans il y a cinq ans, coincé entre mes cuisses. »


Le personnage principal, Marguerite de Roberval, possède d'emblée, à la lecture de cette quatrième de couverture, toute la saveur d'une héroïne hors norme: jouisseuse, un esprit d'aventure, amoureuse de l'amour, un tantinet iconoclaste et politiquement incorrecte en ce 16è siècle, celui de la Renaissance.
Elle embarque sur le navire de son oncle pour Québec, pour le Nouveau Monde, pour fuir les rigueurs de l'Ancien où elle est considérée comme une fille indomptable, têtue et lubrique dont son père ne sait que faire. Avec elle son amant du moment, Richard d'Epirgny, grand joueur de jeu de paume (ou tennis: d'ailleurs, j'ai un peu tiqué en lisant ce terme qui m'est apparu mal approprié vu l'époque où se déroule l'action, le 16è siècle qui ne devait pas connaître ce terme moderne! Traduire par « jeu de paume » alourdissait-il les phrases? A mes yeux, « tennis » dans ce récit est un néologisme gênant...mais foin de la polémique...!) dont elle attend un enfant. Le tempérament ardent et impulsif de la demoiselle provoque un incident en fin de voyage: ayant mal à une dent, elle noue celle-ci avec un fil autour de la balle en cuir de Léon, le dogue de Roberval. Elle la lance, la balle après rebond passe par-dessus bord, et Léon l'ayant attrapée tombe à l'eau. Est-ce la goutte qui a fait déborder le vase? Marguerite est condamnée à être débarquée sur une île, l'île des démons, déserte avec sa vieille nourrice, son amant et quelques vivres...l'île se trouve à l'embouchure du St-Laurent, autant dire que le trio est condamné à mourir de faim et de froid quand arrivera l'hiver!
La vie de Marguerite, Bastienne et Richard s'écoule lentement au rythme des cris d'oiseaux: Richard s'obstine à tracer un terrain de jeu de paume à marée basse, Marguerite chasse les oiseaux pour améliorer l'ordinaire tandis que Bastienne s'affaire à amasser les plumes en prévision des froidures futures. L'espoir de voir Roberval venir les rechercher s'amenuise pour disparaître tout à fait et laisser place à un certain désespoir: le Nouveau Monde sera leur tombe à ciel ouvert! La traversée ayant été pénible, le navire une puanteur au fil de l'océan, les miasmes affaiblissent les naufragés. Richard, l'amant à la raquette, s'étiole pour disparaître, Bastienne, à son tour est vaincue par les rigueurs climatiques. Seule Marguerite, et son enfant à venir, demeure. Les conditions de vie deviennent de plus en plus infernales, la solitude mène Marguerite au bord de la folie, les repères n'existent plus, les souvenirs des lectures, des livres de lointaines images: Marguerite est en compagnie d'elle-même, de la Bible et du lexique de Jacques Cartier pour entrer en contact avec les sauvages, des étoiles aussi, la grande et la petite ourse. Des rêves étranges peuplent des nuits et ses jours: une ourse blanche, un enfant poisson, farandole d'une âme qui ne supporte plus d'être seule!
Marguerite met au monde son enfant, un fils, sans bras ni pieds, un bébé-poisson qu'elle appelle Emmanuel, qui ne vivra que le temps de quelques soupirs. Douglas Glover livre alors des passages d'une sensibilité extrême: Marguerite décide d'être la meilleure des mères et raconte à son fils sa vie, son âme, les histoires, les légendes, les espoirs, les peines, les peurs, tout ce qui l'a construite et tout ce qu'elle lui offre en héritage, au fil de sa mélopée elle le conduit jusqu'au Passage vers l'autre vie...des moments d'une intense et infinie tendresse au bout desquels les larmes dansent dans les yeux et nouent la gorge du lecteur.
Le désespoir est à son comble, la haine envers son oncle est à son apogée: elle ne vit que pour se venger! L'ombre de l'ourse est de plus en plus présente... Un jour, une ourse blanche, blessée, arrive sur l'île encerclée par les glaces, tente de s'en prendre au tombeau de Richard: Marguerite l'abat, lui ouvre les entrailles et se glisse à l'intérieur du ventre chaud. Lorsqu'arrive Itslk, l'autochtone, elle sort du ventre de l'ourse et impressionne ce dernier: cette femme étrange et laide est un esprit doué de pouvoirs magiques!
Commence alors pour Marguerite un long voyage initiatique auprès des indiens du Grand Nord, voyage où son totem sera l'ourse. Elle parviendra à acquérir, mais non à totalement maîtriser, les rêves magiques lors dequels elle se transformera en ourse. L'espace d'une saison, elle vivra aux côtés de ces sauvages qui n'en sont pas, suivra les rites de passage pour trouver sa véritable âme. Le Canada l'emplit peu à peu de sa magie, de sa majesté, de son savoir et de son essence....lorsqu'elle repartira pour accomplir son destin, elle y laissera beaucoup d'elle-même comme la plupart des européens qui y ont un peu vécu.
Le Nouveau et l'Ancien Monde se rencontrent sans jamais se comprendre, sans accepter la part d'humanité de l'autre: le Canada, cette terra incognita, dont Cartier ne fut pas le premier découvreur, est le monde où se confondent les cultures, les langues, les habitudes sexuelles (Marguerite est une femme qui aiment les hommes, mais surtout l'amour, plus que de raison). Marguerite est le point de rencontre, hors des chemins balisés de l'Histoire, des deux continents. Ses tribulations sont truculentes, à la fois drôles et émouvantes, aux accents picaresques et où le frisson n'est guère éloigné.
Douglas Glover, auteur que je ne connaissais absolument pas, dresse un portrait plein d'humour et de verve de la conquête du Nouveau Monde où les vrais ours et les ours imaginaires scandent les parcours initiatiques d'une pionnière confrontée à la réalité de l'Amérique, aux regards des siens mais aussi aux regards des autochtones, une incompréhension mutuelle tragique.
Le début du roman est un peu déconcertant: le lecteur se demande où l'auteur veut l'emmener puis très vite, le rythme trépidant des mémoires de Marguerite le laisse voguer au gré des mots. La cerise sur le gâteau: les références littéraires et culturelles importantes ainsi que le clin d'oeil à un auteur du 16è siècle, jouisseur devant l'Eternel, auteur de cinq livres qui marqueront l'histoire littéraire,auprès duquel Marguerite vivra à son retour du Canada: F. Rabelais, moine, médecin, écrivain, mis à l'index et promis aux pires tortures par le pouvoir! Un charmant régal!!!


Quelques passages:


« Son* côté ourse me fait penser à la passion du tennis de Richard: elle comme lui semblent déplacés, romantiques dans leur attachement à un mode de vie qui ne répond plus aux circonstances.
Et je me souviens des longues nuits qu'elle passait, anxieuse, à faire les cent pas dans l'obscurité (il y a dans la forêt un sentier creusé par son passage). Par quoi était-elle troublée? Par ma propre présence d'abord. De cela, je suis certaine. Pour les habitants du Nouveau Monde, je suis le hérault de la nouveauté, d'un monde neuf, aussi troublant pour eux qu'ils le sont pour nous. Je crois qu'elle a consulté l'avenir et entrevu la fin de tout ce qui avait un sens pour elle: elle 'aurait plus sa place dans un monde sans explication, où il faudrait tout traduire, un peu comme, dans mon Ancien Monde, les bouleversements qui s'amorcent balaieront les antiques hiérachies, courtoisies et protocoles. Car leur monde me semble réfuter le nôtre aussi sûrement que celui-ci réfute le leur. Notre capacité de vivre, de lutter et de détruire malgré le doute sera l'un de nos atouts. Mais le doute nous dévorera peu à peu. Voilà ce que je crois. »
(p 181 et 182)

*Marguerite parle de la vieille guérisseuse indienne qui l'a initiée.


« Un soir, je me perce le lobe des oreilles à l'aide de tiges en os, à la mode des sauvages. Avec une aiguille et de la suie, je me tatoue, imitant le dessin des étoiles, celui de la Grande Ourse, qui est facile à reproduire (...). Dans le noir, je touche mes blessures toutes neuves et, au profit de Léon, designe leurs modèles dans le ciel en prononçant leurs noms. Comment les désigne-t-on en Canada? Je n'en ai ps la moindre dée.
Quand j'en ai assez, je drape la peau d'ourse sur ma tête et mes épaules, je me dandine jusqu'à l'embouchuer du ruisseau en suivant le rivage et je fais peur aux sauvages dans leur campement, sans y causer de véritables dommages, sauf chiper quelques poissons te renverser leurs plans de cuisson. Ils sont sensibles à l'humour de la situation, me semble-t-il, puisqu'ils ne tirent pas sur moi, se contentant de crier et d'agiter leurs mantes. »
(p 187 et 188)


« Il m'est arrivé de temps à autre de rêver qu'on me sauvait – par habitude. Si je vivais encore en France, je me ferais peur à moi-même. L'altérité m'a infectée. Que faire d'une fille à la tête dure? Question superflue. » (p 202)


« Le temps est venu de filer, me dis-je, mais pour aller où?
Le chien montre les dents, aboie un avertissement. Le garçon jette un coup d'oeil par-dessus son épaule, au supplice à la pensée de l'orgie de cupidité en cours sur la rive, de tout le plaisir dont il se prive. Le soleil se couche. Des lanternes fumantes s'embrasent à bord du bateau, qui se découpe comme un nuage sombre ou une île d'ensorceleur. Tout juste derrière, une baleine fait surface et replonge tête la première dans la mer. Un cormoran, serpent noir ailé, rase l'eau en silence. Des eiders montent et descendent sur des vagues invisibles. Je songe à la mystérieuse beauté du Canada, à la paix qui échappe de justesse à la misère humaine, au silence que déchire le cri d'un oiseau ou le hurlement d'un loup, à la blancheur aseptisée et spectrale de l'hiver. Déjà, le pays me manque.
Il m'arrive à l'occasion de penser à ce moine qui a demandé à saint Brandan de le laisser en Canada ou, comme on disait alors, aux îles Fortunées. Quelle pulsion explique cet acte de téméraire abandon? Je l'imagine, tonsuré et en soutane, priant à genoux sur les galets luisants tandis que le navire à la curieuse forme ronde s'estompe à l'est dans les brumes océanes. Quand le bateau a disparu, il se lève et se retourne, les bras ouverts pour embrasser l'île, le vaste continent déployé devant lui, tout neuf, avec sa vie à faire, tandis que des flocons commencent à tomber, Dieu dans le vent. »
(p 202 et 203)

Des avis plus nuancés ici et celui du bibliomane


Roman traduit de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Je suis partagée: je n'aime pas les romans historiques mais tu as diablement su me tenter par ce personnage hors du commun !

Katell a dit…

@cathulu: c'est une lecture jubilatoire! Si tu en as l'occasion, un conseil: plonge dans ce roman foisonnant et truculent!

BelleSahi a dit…

Hummm comment résister après un tel article ?

Katell a dit…

@bellesahi: justement, il ne le faut aps car ce roman mérite d'être lu!

Anonyme a dit…

Grande amatrice de romans historiques, celui-là n'arrive pas à me convaincre. Peut-être plus tard.

Katell a dit…

@maijo: garde le en réserve dans ton carnet à LAL...on ne sait jamais ;-)

Anonyme a dit…

Moi aissu j'hésite : ça n'a pas l'air bien gaie...Et cette femme me fait un peu peur...

Katell a dit…

@papillon: Non, non, ce récit est tout triste! J'ai même beaucoup ri car le pittoresque prend le pas sur le côté sombre de l'histoire!
Il est certain que le personnage de Marguerite est hors norme mais elle n'en a que plus de saveur ;-)

Anonyme a dit…

Je serai du mème avis que Cathulu
J'aime ce qui à trait au Quebec et le personnage à l'air hors norme. Il m'attire comme un aimant ce livre/

Anonyme a dit…

L'histoire m'a intriguée. Ta critique m'a convaincu. et les extraits encore plus. Allez zou... dans ma LAL. Et à très vite pour te dire ce que j'en ai pensé.

Katell a dit…

Rhoo làlàlà j'oublie des mots: il faut lire "non, non, ce récit n'est pas du tout triste"!
@frédérique: Marguerite devrait te plaire...elle est étonnante et pleine de ressource!