mardi 4 décembre 2007

Shoah

C'est une incompréhension et une curiosité enfantines qui ont conduit Daniel Mendelsohn dans une grande quête: "Pourquoi les vieilles personnes pleurent-elles en me voyant? Il paraîtrait que je ressemble à une personne de la famille....oncle Schmiel?" Hélas, personne ne souhaite en parler et peu à peu la curiosité de l'enfant devient celle de l'adolescent puis enfin la quête de l'adulte: un silence est tombé sur ce souvenir...que s'est-il vraiment passé?


Commence alors une enquête, une quête à travers le temps et de par le monde. Daniel Mendelsohn emporte son lecteur au coeur de l'Histoire et des histoires des hommes et le fait s'égarer, puis retrouver, dans un récit en apparence labyrinthique. En effet, la Génèse (première partie de l'Ancien Testament) est en filigrane du récit, les aller-retour sans cesse se font entre l'interprétation d'exégètes (en plus de son ressenti) et les recherches sur la famille de Schmiel. Le tout parsemé de galerie de portraits de famille, hauts en couleurs, décrits avec un humour ravageur....on a l'impression d'être parfois dans un film de Woody Allen!
L'histoire familiale de Daniel Mendelsohn cache un sentiment de culpabilité: il y aurait eu des tensions entre les frères Jäger (dont le grand-père du narrateur et son frère Schmiel qui retourna en Pologne après un court séjour aux Etats-Unis). Mendelsohn ne peut que rapprocher ces tensions des conflits qu'il a eu avec un de ses frères (il alla jusqu'à lui casser un bras!) et du conflit entre Abel et Caïn: "En dépit de sa raideur archaïque, c'est une histoire qui, pour quiconque a une famille - parents, frères et soeurs, ou les deux -, c'est à dire tout le monde, va paraître étrangement familière. le jeune couple, l'arrivée du premier enfant; l'arrivée du premier frère, impliquant des émotions plus complexes, un certain compromis; les germes d'une obscure compétition; la désapprobation parentale, la honte, les mensonges, les tromperies" (p 112 et 113).

Les rancoeurs éprouvées par la famille du grand-père au sujet du mariage arrangé d'une soeur en contrepartie du voyage et de l'émigration vers l'Amérique sont à rapprocher des chamailleries, divergences vécues entre le narrateur et ses frères et soeurs...la vie ordinaire d'une fratrie au sein d'une famille. S'il n'y avait pas eu conflit entre Schmiel et ses frères, il ne serait peut-être pas retourné en Pologne pour y subir ensuite le joug cruel des nazis....l'ombre de l'histoire familiale donne naissance au doute et au sentiment d'avoir commis une faute, culpabilité des vivants vis à vis des disparus de la Shoah, culpabilité qui passe entre les générations.
Le lecteur suit les pérégrinations de Mendelsohn à travers le monde. Il suit cette quête en Pologne où l'émotion ressentie par Mendelsohn et ses frères et soeur est indescriptible: les rues, les maisons de Bolechow, les bâtiments officiels renvoient les ultimes souvenirs de la famille décimée de l'oncle Schmiel. Il écoute les longues interviews des personnes qui ont vécu aux côtés de Schmiel qui l'ont connu et qui ont subi le joug idéologique nazi. Il est avide, comme Mendelsohn, de révélations, de détails du quotidien (la couleur d'une chevelure, un rire, une posture, un trait de caractère, un vêtement, une passion, un amour, des pleurs, des livres d'école, un jardin....), ces petits riens qui construisent tout, qui édifient un être humain petit à petit et lui donnent corps. Le lecteur part aussi à la recherche des témoignages des derniers moments de Schmiel et sa famille et comprend, aux côtés du narrateur, combien il est impossible de retranscrire les cris, les pleurs, les angoisses, les sueurs de celles et ceux qui allaient à la mort quand on n'a pas vécu cette sombre période de l'Histoire. Impossible et frustrant pour Daniel Mendelsohn qui ne peut qu'effleurer les fantômes de Schmiel et sa famille. Les témoignages sont souvent contradictoires: l'histoire de Schmiel est tissée par les fils de la mémoire des rescapés, par celle des personnes qui en ont entendu parler par telle ou telle personne, par la mémoire des archives, "Je commençais à prendre conscience de la fragilité de chaque histoire que j'avais entendue" (p 383). Ce tissage s'effectue avec les non-dits, les oublis volontaires ( le souvenir des milices juives est difficile à mettre en mots de même que le fait d'avoir des traits "aryens" permettait de survivre), les demi-vérités ou les pieux mensonges. Restent le souvenir, la recherche des origines et du passé: "Ecoutez, comment quiconque a survécu peut savoir avec certitude? C'est toujours ce que quelqu'un leur a dit. Ils n'y étaient pas. S'ils ont survécu, c'est qu'ils étaient cachés au moment où c'est arrivé..." (p 383).
"Les disparus" est un récit au souffle épique et au rythme effréné d'une enquête policière. Les références littéraires et religieuses, loin d'embrouiller le récit par des considérations théoriques, l'éclairent et le magnifient. La quête de Mendelsohn est une histoire à tiroirs: un minuscule bout apparaît au regard du chercheur qui le tire et qui s'aperçoit que c'est un écheveau se déroulant à l'infini.... "Au bout d'un moment, j'ai dit, Oui, c'était comme ça que mon grand-père nous racontait des histoires. La longue préparation, tout l'arrière-plan, toutes ces boîtes chinoises, et puis, soudain, la descente rapide et habile vers le final, la ligne d'arrivée où les liens entre les détails découverts tout du long, les faits apparemment sans intérêt et les anecdotes subsidiaires sur lequels il s'était attardé au début, devenaient brusquement évidents." (p 519)
Un récit envoûtant, poignant et percutant...un autre regard sur la Shoah.


"Je suis satisfait de ce que je sais, mais à présent je pense beaucoup à tout ce que j'aurais pu savoir, qui aurait été bien plus que tout ce que je peux apprendre maintenant, qui a disparu à jamais maintenant. Ce que je sais à présent, c'est ceci: il y a tant de choses que vous ne voyez pas vraiment, préoccupé comme vous l'êtes de vivre tout simplement; tant de choses que vous ne remarquez pas, jusqu'au moment où, soudain, pour une raison quelconque- vous ressemblez à quelqu'un qui est mort depuis longtemps; vous décidez tout à coup qu'il est important de faire savoir à vos enfants d'où ils viennent - , vous avez besoin de l'information que les gens que vous connaissiez autrefois devaient toujours vous donner, si seulement vous l'aviez demandée. mais au moment où vous pensez à le faire, il est trop tard. (...) Dans mon esprit, le mot disparus faisait référence à la relation qu'ils entretenaient avec le reste de l'histoire et de la mémoire, et pas seulement au fait qu'ils avaient été tués: ils étaient désespérement loin, irrémédiablement." (p 100 et 101)

Récit traduit de l'anglais (USA) par Pierre Guglielmina

Les avis de Adeline Le Bibliomane Nicolas

Ce livre a été lu dans le cadre du Cercle des Parfumés

16 commentaires:

Anonyme a dit…

Je crois que je n'attendrai pas une sortie poche...

Katell a dit…

@moustafette: il est vraiment prenant et bien écrit. On palpite avec l'auteur au fil des confidences et des souvenirs glanés de par le monde. Un excellent moment de lecture...et pourtant, je ne suis pas grande lectrice de récits :-)

Anonyme a dit…

Ce n'est pas un thème que j'aime aborder mais là ton billet m'a convaincue !

Anonyme a dit…

Il fera partie de mon futur challenge 2008,moi aussi,tu m'as convaincue!
Très belle analyse.
Au fait Katell,as-tu lu ce si beau livre "Une vie bouleversée " de Etty Hillesum.J'aimerai avoir ton avis...

Anonyme a dit…

je suis contente de enfin lire un avis sur ce livre ! A vrai dire, je ne savais pas vraiment de quoi il s'agissait...
Je vais le noter dans un petit coin de ma tête :-)

Anonyme a dit…

euh en fait c'était moi le dernier commentaire ! Mon clavier fut plus rapide que mon ombre ;-)

Anonyme a dit…

Résumé bien intéressant... du coup, je note!! J'aime bien ton idée de "tiroirs"!

Anonyme a dit…

je suis en train de le lire, à petites doses parce que l'histoire n'est pas facile,le style non plus, mais je suis subjuguée par cette démarche que l'auteur a menée jusqu'à bout

Katell a dit…

@cathulu: tu m'en vois ravie! ce livre est vraiment excellent et se lit comme un roman!
@carson: je ne peux que te souhaiter une belle et excellente lecture! Un livre coup de coeur pour moi.
Par contre, je ne connais pas du tout le livre que tu cites. Je note les références!
@emeraude: C'est grâce au forum Parfum de livres que je me suis lancée dans cette lecture. J'ai du mal à me plonger dans les livres témoignages ou récits vécus. Là, j'ai été comblée et j'ai dévoré ce livre!
@karine: c'est l'auteur qui ouvre sans cesse des tiroirs au cours de son récit...gigogne et extrordinaire ;-) Il tire sur un fil et la pelote ne cesse de se dévider et de lui apprendre moult détails.
@françoise: j'ai mis une centaine de pages avant d'intégrer le rythme du récit. Il est certain que la transcription des interviews donnent une apparence étrange au récit mais aussi son charme et son sel ;-) En tous cas...bonne lecture en compagnie de Schmiel et Daniel Mendelsohn :-D

Lyvie a dit…

il est prévu. Pas dans ma pal, mais bientôt, j'espère.

Anonyme a dit…

Je suis impatiente de le lire.

Même si parfois sa lecture doit être douloureuse...

Joelle a dit…

Je l'ai déjà dans ma LAL et cela fait plusieurs fois que je le zieute sur les présentoirs ... mais bon, plus d'achats de livres cette année (je suis courageuse, je suis courageuse ...)

Anonyme a dit…

Merci pour votre passage chez moi.
Votre compte-rendu est très intéressant et votre site agréable.
Bonne continuation.

Itinéraires : chezpapito.over-blog.com

Katell a dit…

@sylvie: un excellent récit très bien écrit en plus!
@malorie: parfois la lecture est difficile mais autant que je ne le pensais au début. A lire!!!
@itineraires: de rien :-) Plus il y a d'avis exprimés sur un livre, plus ils titillent la curiosité des lecteurs ;-)
@bientôt peut-être.

Anonyme a dit…

Je suis impatiente de le lire aussi. Peut-être après Noël...

Anonyme a dit…

merci pour cette critique très tentante... j'en ai aussi lu beaucoup de bien dans Lire. J'avoue que j'hésite un peu parce que ce n'est pas un thème que je recherche particulièrement et que les nombreuses sorties en librairie qui ont lieu récemment sur ce sujet me laissent un peu perplexe. En tout cas si je me laisse tenter ce sera par celui-là sans nul doute ! Au passage, Lire le compare à Capote en disant qu'il le dépasse... si ce n'est pas un compliment !:o)