mercredi 28 octobre 2009

Le pousse-pousse, c'est toute sa vie



Le Veinard est tireur de pousse à Pékin; il est intègre, sobre, dur au labeur et n'a qu'un seul objectif en tête: économiser assez de yuan pour acquérir son propre pousse et devenir ainsi son propre patron! Le Veinard rogne sur tout pour gonfler au fil des mois et des années son petit pécule et, tout en étant bien considéré par ses compagnons de misère il est loin de partager leurs tendances de consommateurs d'alcools et de filles de joie.
Il loge, quand il n'est pas engagé au mois chez un particulier, dans une chambre pour célibataire au-dessus du garage de Maître Liu et sa fille La Tigresse. Entre les courses à travers la ville et les engagements dans les familles, Le Veinard rempli sa tirelire et parvient enfin à réaliser son rêve le plus cher: acheter son pousse et pouvoir s'énorgueuillir de sa réussite, de sa belle stature d'athlète ainsi que de penser à prendre femme. Très vite, le malheur ternit l'avenir radieux qui s'offre au Veinard: lors d'une course risquée en-dehors de la ville, alors que les rumeurs de guerre enflent chaque jour, pour le gain de quelques yuan supplémentaires, il se retrouve arrêté et embarqué par un groupe de soldats qui lui volent son pousse et lui laissent la vie. Notre Veinard est de retour à la case départ, sa liberté si chère à son coeur entravée et le moral au plus bas. Cependant, notre tireur de pousse a de la ressoource et comme tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir dès que l'occasion se présente à lui, il s'empresse de fausser compagnie aux soldats en emportant, en prime, à défaut de son pousse, les trois chameaux du convoi.
Le Veinard récupère une partie de son argent en vendant à perte les chameaux et de retour en ville, rebondit pour atteindre une fois de plus son rêve, acheter un pousse. Seulement, même si la chance demeure une compagne discrète mais réelle, Le Veinard rencontre plus d'obstacles qu'auparavant: entre les maisonnées désagréables où les épouses sont de vraies harpies, la concupiscence de La Tigresse qui le leurre et la surveillance policière de la famille Cao, les déconvenues se succèdent et apportent découragement et amertume. Notre Veinard tombera de Charybde en Scylla et lecteur sera le spectateur impuissant d'une vie déchue où la tristesse, la souffrance et le désespoir se disputent les lambeaux d'un rêve devenu vaine chimère. Il suit les efforts, sans cesse renouvelés, d'un pauvre hère, soumis à la dure loi d'un karma mais surtout d'une époque et d'un vent de l'Histoire, rouleaux compresseur d'une population fragile et miséreuse, en quête d'une pitance journalière qui lui permettra de voir chaque lendemain.
Lao She signe avec "Le tireur de pousse" un roman social digne d'un Zola, tant le réalisme est présent; il met en scène, avec tendresse, sans pathos exagéré et un humour décapant , le menu peuple de Pékin, celui qui par sa misère apporte la richesse et l'insouciance aux castes aisées et aux puissants. Le Veinard tente de sortir de sa condition de subalterne voire d'esclave, malgré son manque d'instruction et sa grande solitude (il a perdu les siens et du quitter sa campagne pour gagner sa vie en ville). Or, la marche d'une société en bout de course (Lao She suggère à demi-mot les futurs bouleversements de la Chine), refuse, par son fatalisme et son attachement à l'ordre des choses, l'espoir d'une vie meilleure aux hommes de bonne volonté. Le héros vit ses malheurs sans pouvoir être dans la capacité de faire les bons choix en raison de sa naïveté et de son absence d'éducation: le lecteur se demande, tout au long du récit, si la vie du Veinard aurait été différente s'il n'avait pas choisi cette funeste course en dehors de la ville.
Lao She utilise, avec un savoureux brio, le burlesque, non seulement de la description des personnages mais aussi des situations dans lesquelles Le Veinard se retrouve pour en extraire une force romanesque où la farce côtoie le tragi-comique. Cependant, à côté d'une verve pleine d'humour, Lao She sait décrire les mille et un petits détails du quotidien (la hiérarchie chez les pousse-pousse, leurs vêtements, leurs postures ou encore les plats revigorants achetés dans les gargotes...) sans lasser le lecteur, sans oublier d'accompagner les moments les plus critiques vécus par son héros de splendides descriptions empreintes de poésie, descriptions qui participent à la dramaturgie romanesque.
"Maintenant le ciel gris se diaprait de rouge, et les contours des arbres et des lointains se précisaient. Puis, peu à peu, le rouge se mêla au gris, formant des taches pourpres et violettes. L'horizon avait la couleur des raisins pas encore mûrs. Peu après, une teinte orange vif apparut et le coloris du ciel devint plus lumineux. Soudain, tout le paysage se détacha distinctement; la brume matinale qui couvrait l'orient se moira d'un rouge éclatant tandis que le zénith bleuissait. Puis la brume se dissipa et les rayons dorés du soleil apparurent enfin, tissant dans la trame des nuages une immense toile de feu: et les champs, les arbres, l'herbe passèrent alors du vert bleuté à un jade resplendissant." (p 38)
"Les eaux des douves du Palais étaient déjà complètement gelés, et leur brillant ruban gris longeait les anciens remparts de la Cité interdite. Aucun son ne parvenait de l'intérieur des murs. Les tours de guet aux toits finement travaillés, la voûte aux reflets d'or, les grands portails vermillon et les kiosques de la colline du Belvédère semblaient demeurer en suspens dans le clair de lune. On eût dit qu'ils attendaient que retentît l'écho de quelque voix à jamais silencieuse. Un vent léger soufflait doucement, franchissant les murailles de la Cité interdite. Il effleurait légèrement les kiosque et les palais comme s'il voulait leur raconter quelque histoire secrète d'un lointain passé." (p 126)
La lecture de ce roman m'a emmenée dans l'univers pittoresque, chaleureux et parfois épouvantablement tragique, du petit peuple pékinois du début du XXè siècle. Ce menu peuple, Lao She l'avait déjà admirablement peint dans "Quatre générations sous un même toit".
"Le tireur de pousse" est un prélude à tout ce que Lao She développera par la suite: la misère crasse des plus pauvres, la hantise du lendemain, les saisons apportant leur lot de drames, la fange qui semble ne jamais décoller des pieds des masses laborieuses, la corruption, pieuvre étouffant les plus faibles, ou la richesse méprisante de certains riches.
Il met en scène aussi les progressistes qui souhaitent voir le pouvoir être plus à l'écoute des misères du peuple et s'ouvrir un peu plus au monde moderne et se fait l'écho d'une vague qui bouleversera pour longtemps le visage, hors du temps, de la Chine.

Nota Bene: la traduction de mon exemplaire n'a pas été revisitée par François Cheng et sa fille; elle date de 1985 et parfois le style m'a paru un peu lourd. Cependant, elle n'a en rien diminué mon plaisir de lire ce premier roman de Lao She!

Roman traduit du chinois par Denise Ly-Lebreton







Roman lu dans le cadre des Lectures communes de Parfums de Livre



3 commentaires:

amanda a dit…

je l'ai lu sous le titre "le pousse-pousse", et ne me souvient pas de ce surnom "le veinard" (mais c'était il y a qq temps déjà...) d'une édition à l'autre, je me demande si le titre et les traductions ne varient pas un peu. Toujours est-il que j'en garde un bon souvenir :)

Katell a dit…

@amanda: Je te confirme le changement de nom entre la traduction que l'ai lue et la tienne! Tu as lu celle de François Cheng et sa fille ;-)

Nanne a dit…

J'ai ce roman dans ma PAL mais sous le titre de "Pousse-Pousse". Et ton très bon billet me donne envie de découvrir, enfin, l'univers de cet auteur si riche ...