Le Caire, son vacarme, ses rues surchauffées, sa pollution, ses taxis, et un narrateur à la grande capacité d'écoute, déposent le lecteur au coeur du petit peuple des taxis. Un monde où récriminations, rencontres et confidences étonnantes s'entremêlent joyeusement sans que la tendresse soit absente: tendresse du regard du narrateur, passager volontaire pour une course dont la durée n'est jamais certaine.
Au fil des courses, la vie quotidienne des cairotes s'égrenne sous un soleil de plomb. Les situations sociales et économiques défilent et offrent un tableau doux-amer d'une ville qui fourmille d'ingéniosité et d'abus: entre les petits boulots pour survivre, les cours particuliers des enfants afin qu'ils puissent réussir à l'école, la chèreté des denrées de base et la sempiternelle corruption, gangrène d'un mode de vie, émoussant, sous les rires résignés, les énergies( le chapitre réservé au renouvellement de la licence de taxi est un pur moment de vaudeville grinçant). Quant au système politique, c'est le serpent qui se mord la queue, la ronde infernale d'un immobilisme ancrant, chaque jour davantage, le menu peuple des taxis dans la récrimination et les lamentations: chaque taxi donne sa vision du monde et surtout explique ce qu'il faudrait faire pour sortir l'Egypte du marasme dans lequel sa population végète...les plus grands stratèges d'économie et les plus grands politologues sont les chauffeurs de taxi! Leurs ronchonneries sont autant de perles à la saveur âcre de la sueur, celle de l'ambiance surchauffée du taxi dépourvu de climatisation, cracheur de gaz d'échappements grignoteurs de poumons; mais aussi ont la saveur salée des larmes versées devant le montant des dettes, la frustration de ne pouvoir être vraiment libre de choisir sa vie. Les kilomètres avalés par les taxis au coeur du Caire sont autant de traces d'une humiliation subie au quotidien par les cairotes qui baissent la tête, en silence, devant les ravages d'un capitalisme triomphant de sauvagerie. Le Caire d'aujourd'hui offre encore des images du Caire si bien raconté par Mahfouz, fantômes d'un passé glorieux qui semblait éternel, espaces fugaces d'une échoppe où le temps peut s'arrêter voire revenir sur ses pas. Les affres de l'Histoire ont changé le paysage d'un Moyen-Orient qui n'en finit plus de se chercher dans le dédale des frustrations générées par un conflit israëlo-palestinien et les douloureuses blessures d'une guerre syro-libanaise...l'époque de l'insouciance est loin, digne d'une légende que l'on aime raconter pour mieux se lamenter et se plaindre. Cependant, derrière les aigreurs, les rancoeurs et les larmes, le rire et surtout l'amour de l'Egypte sautent aux yeux du lecteur: certes, Khaled Al Khamissi égratine, sur le mode de l'ironie, un mode de gouvernance ( terme et concept dans l'air du temps) qui enferme dans une relative misère une population qui n'aspire qu'à l'épanouissement sans peur du lendemain, mais entre les lignes c'est l'attachement à une culture, à un pays qui s'entend et s'écoute au rythme des courses bruissant entre comédie et tragédie....la tendresse n'est jamais bien loin, atténuant la satire sociale qui est la toile de fond de la plupart des saynètes.
"Taxi" est la voix des laissés pour compte, des nécessiteux qui crapahutent à longueur de journée, dans le silence de ceux qui n'attendent plus rien hormis l'aide de Dieu. Un roman qui se lit doucement, qui se sirote comme un thé brûlant ou un café capiteux de marc noir; un oasis au coeur d'une ville grise des vapeurs automobiles et un regard digne de celui du grand Naguib Mahfouz.
Récits traduits de l'arabe (Egypte) par Hussein Emara et Moïna Fauchier Delavigne
Les avis de clarisse rfi eontos despasperdus pascal
1 commentaire:
Ton billet me donne envie de le relire mais en fractionnant ma lecture.
Tu en parles très bien... car c'est vrai que ce livre est dense au vu des sujets traités.
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