« Cristallisations
secrètes » est à l'image de son auteure : dire mille et
une choses en-deça des mots, dans l'inter-texte voire le meta-texte.
D'une plume assurée,
légère et aussi grave, Yoko Ogawa, relate ce que pourrait être le
plus grand malheur du monde : la perte programmée de tout ce
qui le construit, de tout ce qui le fait vivre. Dès les premières
lignes, elle plante le décor de son roman oscillant entre douleur et
acceptation de la perte subie.
« Je me demande de
temps en temps ce qui a disparu de cette île en premier.
- Autrefois, longtemps
avant ta naissance, il y avait des choses en abondance ici. Des
choses transparentes, qui sentaient bon, papillonnantes,
brillantes...Des choses incroyables, dont tu n'as pas idée, me
racontait ma mère lorsque j'étais enfant.
- C'est malheureux que
les habita,ts de cette île ne soient pas capables de garder
éternellement dans leur cœur des choses aussi magnifiques. Dans la
mesure où ils vivent sur l'île, ils ne peuvent se soustraire à
ces disparitions successives. Tu na vas sans doute pas tarder à
devoir perdre quelque chose pour la première fois.
- Ça fait peur ?
lui avais-je demandé, inquiète.
- Non, rassures-toi.
Ce n'est ni douloureux ni triste. Tu ouvres les yeux un matin dans
ton lit et quelque chose est fini, sans que tu t'en sois aperçue.
Essaie de rester immobile, les yeux fermés, l'oreille tendue, pour
ressentir l'écoulement de l'air matinal. Tu sentiras que quelque
chose n'est pareil que la veille. Et tu découvriras ce que tu as
perdu, ce qui a disparu de l'île. » (p 9)
Ogawa nous transporte
dans une île, hors du temps et de l'espace, cela pourrait être
partout et nulle part. Les habitants voient disparaître peu à peu
des objets, des animaux, des plantes. Les oiseaux un beau jour sont
partis et leur souvenir s'est aussitôt estompé pour s'éteindre
complètement chez les habitants, puis ce fut au tour des
bateaux....comment quitter l'île alors ?
La police secrète est
partout, à chaque disparition elle vient vérifier que rien ne
rappelle cette dernière. Seulement....certains habitants ont le
pouvoir, la chance ?, de ne pas oublier, dont la mère de
l'héroïne. Une artiste sculpteur qui dissimule les vestiges des
disparitions au creux de certaines œuvres ou dans des armoires
anodines, au fond d'une cave.
La jeune héroïne se
liera d'amitié avec son éditeur et aidée de l'ancien mécanicien
du ferry, le cachera dans le sous-sol de chez elle : son éditeur
est comme sa mère, il ne peut oublier ce qui a disparu.
Comme, souvent chez
Ogawa, deux récits s'imbriquent l'un dans l'autre,
« Cristallisations secrètes » ne déroge pas à cette
règle : la jeune heroïne est romancière et écrit un roman
dans lequel une jeune femme tombe amoureuse de son professeur de
dactylographie et commence avec lui une relation étrangement
semblable à la situation vécue sur l'île. L'amant opère un
enfermement de sa maîtresse en la murant peu à peu dans un
silence : il lui vole sa liberté en lui dérobant le langage.
Ainsi, le lecteur
voyage-t-il au centre d'un parallèle entre l'enfermement d'une
société par un dictateur et celui d'une femme par un amant lors
d'une relation amoureuse a-normale. Le dictateur, supposé de l'île,
fait disparaître, de par la terreur subtile exercée sur ses
concitoyens, les objets, les animaux, les fleurs puis les êtres tout
simplement ; l'amant, serial killer en quelque sorte comme tout
dictateur, prend la voix puis la volonté de sa jeune maîtresse
avant de jeter son dévolu, une fois celle-ci « vampirisée »
sur une autre proie.
On ne peut entrer plus
dans les détails sans risquer de déflorer toute la subtilité de
l'écriture et la vision du monde contemporain de l'auteure. Il y a
des scènes touchantes, angoissantes et sublimes, où le lecteur
touche du doigt l'intemporalité des choses, impermanence du monde.
En quelques traits bien esquissés par les mots justes véhiculant
des images qui parlent à notre âme de lecteur épris de liberté,
Ogawa appuie là où le bât blesse dans notre société moderne,
aliénante au possible, en raison des diktats produits par ceux qui
font le monde et les pensées. Doucement, lentement, les citoyens que
nous sommes, peuvent perdre peu à peu leur environnement s'ils n'y
prennent garde. Il est tellement facile de se laisser porter par le
flux majoritaire, celui qui draine un plus fort courant, il est
tellement aisé de ne pas réfléchir et de se dire que c'est ainsi,
qu'on y peut rien, qu'il faut vivre avec « son temps ».
Justement, ce temps voleur d'âme qui au fil des anesthésies locales
dépouille tout un chacun de ce qui fait son identité, de ce qui le
construit.
« Cristallisations
secrètes » est un peu l'histoire de la grenouille plongée
dans une casserole d'eau que l'on met doucement à bouillir sur le
feu : la température augmente lentement, la grenouille s'y
habitue puis au moment où elle sait qu'elle va mourir, n'a plus
l'énergie de sauter hors de la casserole pour se sauver.
...Car il est des
dictatures invisibles qui dérobent le bien le plus cher de l'être
humain, sa liberté de penser et sa capacité à raisonner. Et ces
dictatures sont celles qui nous gouvernent sans que nous y prenions
garde... mais il y a toujours des Veilleurs, des Gardiens qui
collectent, qui engrangent ce qui n'est plus : tant que la
mémoire vit, le souvenir des belles choses perdure.
Un roman qui ne laisse pas indifférent... bien au contraire: un étrange écho résonne, lancinant, tout au long de la lecture.
5 commentaires:
oooh tu donnes vraiment envie de le lire ce livre didonc...ouaaaaaaaaaaahh...
Tant mieux alors Rachel :-D Tu sais bien que Ogawa est une des mes auteures fétiches ^^.
oh je la note....je suis dans ma periode asiatique....et cela me plait lala...;o)
J'aime beaucoup les atmosphères d'Ogawa. Il faut d'ailleurs que j'en lise d'autres. Celui-là a l'air très bien.
Je ne suis pas objective quand je parle des oeuvres d'Ogawa, mais cet opus est vraiment très plaisant et surtout toujours aussi bien traduit par la traductrice officielle de l'auteure^^.
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