mardi 21 août 2012

Dis, Yoko, dessine-moi une dictature!


« Cristallisations secrètes » est à l'image de son auteure : dire mille et une choses en-deça des mots, dans l'inter-texte voire le meta-texte.
D'une plume assurée, légère et aussi grave, Yoko Ogawa, relate ce que pourrait être le plus grand malheur du monde : la perte programmée de tout ce qui le construit, de tout ce qui le fait vivre. Dès les premières lignes, elle plante le décor de son roman oscillant entre douleur et acceptation de la perte subie.

« Je me demande de temps en temps ce qui a disparu de cette île en premier.
- Autrefois, longtemps avant ta naissance, il y avait des choses en abondance ici. Des choses transparentes, qui sentaient bon, papillonnantes, brillantes...Des choses incroyables, dont tu n'as pas idée, me racontait ma mère lorsque j'étais enfant.
- C'est malheureux que les habita,ts de cette île ne soient pas capables de garder éternellement dans leur cœur des choses aussi magnifiques. Dans la mesure où ils vivent sur l'île, ils ne peuvent se soustraire à ces disparitions successives. Tu na vas sans doute pas tarder à devoir perdre quelque chose pour la première fois.
- Ça fait peur ? lui avais-je demandé, inquiète.
- Non, rassures-toi. Ce n'est ni douloureux ni triste. Tu ouvres les yeux un matin dans ton lit et quelque chose est fini, sans que tu t'en sois aperçue. Essaie de rester immobile, les yeux fermés, l'oreille tendue, pour ressentir l'écoulement de l'air matinal. Tu sentiras que quelque chose n'est pareil que la veille. Et tu découvriras ce que tu as perdu, ce qui a disparu de l'île. » (p 9)

Ogawa nous transporte dans une île, hors du temps et de l'espace, cela pourrait être partout et nulle part. Les habitants voient disparaître peu à peu des objets, des animaux, des plantes. Les oiseaux un beau jour sont partis et leur souvenir s'est aussitôt estompé pour s'éteindre complètement chez les habitants, puis ce fut au tour des bateaux....comment quitter l'île alors ?
La police secrète est partout, à chaque disparition elle vient vérifier que rien ne rappelle cette dernière. Seulement....certains habitants ont le pouvoir, la chance ?, de ne pas oublier, dont la mère de l'héroïne. Une artiste sculpteur qui dissimule les vestiges des disparitions au creux de certaines œuvres ou dans des armoires anodines, au fond d'une cave.
La jeune héroïne se liera d'amitié avec son éditeur et aidée de l'ancien mécanicien du ferry, le cachera dans le sous-sol de chez elle : son éditeur est comme sa mère, il ne peut oublier ce qui a disparu.
Comme, souvent chez Ogawa, deux récits s'imbriquent l'un dans l'autre, « Cristallisations secrètes » ne déroge pas à cette règle : la jeune heroïne est romancière et écrit un roman dans lequel une jeune femme tombe amoureuse de son professeur de dactylographie et commence avec lui une relation étrangement semblable à la situation vécue sur l'île. L'amant opère un enfermement de sa maîtresse en la murant peu à peu dans un silence : il lui vole sa liberté en lui dérobant le langage.
Ainsi, le lecteur voyage-t-il au centre d'un parallèle entre l'enfermement d'une société par un dictateur et celui d'une femme par un amant lors d'une relation amoureuse a-normale. Le dictateur, supposé de l'île, fait disparaître, de par la terreur subtile exercée sur ses concitoyens, les objets, les animaux, les fleurs puis les êtres tout simplement ; l'amant, serial killer en quelque sorte comme tout dictateur, prend la voix puis la volonté de sa jeune maîtresse avant de jeter son dévolu, une fois celle-ci « vampirisée » sur une autre proie.

On ne peut entrer plus dans les détails sans risquer de déflorer toute la subtilité de l'écriture et la vision du monde contemporain de l'auteure. Il y a des scènes touchantes, angoissantes et sublimes, où le lecteur touche du doigt l'intemporalité des choses, impermanence du monde. En quelques traits bien esquissés par les mots justes véhiculant des images qui parlent à notre âme de lecteur épris de liberté, Ogawa appuie là où le bât blesse dans notre société moderne, aliénante au possible, en raison des diktats produits par ceux qui font le monde et les pensées. Doucement, lentement, les citoyens que nous sommes, peuvent perdre peu à peu leur environnement s'ils n'y prennent garde. Il est tellement facile de se laisser porter par le flux majoritaire, celui qui draine un plus fort courant, il est tellement aisé de ne pas réfléchir et de se dire que c'est ainsi, qu'on y peut rien, qu'il faut vivre avec « son temps ». Justement, ce temps voleur d'âme qui au fil des anesthésies locales dépouille tout un chacun de ce qui fait son identité, de ce qui le construit.
« Cristallisations secrètes » est un peu l'histoire de la grenouille plongée dans une casserole d'eau que l'on met doucement à bouillir sur le feu : la température augmente lentement, la grenouille s'y habitue puis au moment où elle sait qu'elle va mourir, n'a plus l'énergie de sauter hors de la casserole pour se sauver.
...Car il est des dictatures invisibles qui dérobent le bien le plus cher de l'être humain, sa liberté de penser et sa capacité à raisonner. Et ces dictatures sont celles qui nous gouvernent sans que nous y prenions garde... mais il y a toujours des Veilleurs, des Gardiens qui collectent, qui engrangent ce qui n'est plus : tant que la mémoire vit, le souvenir des belles choses perdure.

Un roman qui ne laisse pas indifférent... bien au contraire: un étrange écho résonne, lancinant, tout au long de la lecture.





5 commentaires:

rachel a dit…

oooh tu donnes vraiment envie de le lire ce livre didonc...ouaaaaaaaaaaahh...

Katell a dit…

Tant mieux alors Rachel :-D Tu sais bien que Ogawa est une des mes auteures fétiches ^^.

rachel a dit…

oh je la note....je suis dans ma periode asiatique....et cela me plait lala...;o)

Karine:) a dit…

J'aime beaucoup les atmosphères d'Ogawa. Il faut d'ailleurs que j'en lise d'autres. Celui-là a l'air très bien.

Katell a dit…

Je ne suis pas objective quand je parle des oeuvres d'Ogawa, mais cet opus est vraiment très plaisant et surtout toujours aussi bien traduit par la traductrice officielle de l'auteure^^.