vendredi 31 juillet 2015

De l'apprivoisement des diagonales et des cases

Il était une fois une famille pas comme les autres, dans un Japon où le grandiose se dispute à la simplicité.
Il était une fois, un petit garçon, élevé par ses grands-parents, de condition modeste et dotée d'un amour des belles choses simples et fonctionnelles, amour offrant une autre dimension au quotidien.

Il était une fois, ce jeune garçon, né avec les lèvres scellées, anomalie devenue fenêtre sur le monde. Il sera opéré pour qu'il puisse parler, il ira à l'école, croisera un nageur solitaire faisant ses longueurs au crépuscule. La disparition de ce dernier provoquera LA rencontre déterminante de sa vie : celle de l'énorme homme, habitant un autobus devenu immobile, vivant avec Pion, le chat, dans un royaume minuscule où le plateau de jeu d'échecs et celui dépositaire des innombrables gâteaux sont les pierres d'angle d'une initiation proche du mysticisme.

Il était une fois, ce petit joueur d'échec subjugué, en sa tendre enfance, par la présence sur la terrasse d'un grand magasin, d'une éléphante, Indira, mascotte d'un lancement promotionnel. Elle sera vouée à rester jusqu'à la mort prisonnière des hauteurs, les publicitaires ayant oublié qu'un éléphanteau grandit...fatalement. Elle sera fascinante, inspiratrice de multiples questionnements et rêveries. Sur cette terrasse, non loin d'Indira, il jouera et gagnera sa première partie d'échecs.

Le Maître apprendra au petit garçon l'art du jeu d'échecs, l'art de la transcription des parties, l'art d'une réflexion portant le regard bien au-delà du miroir. Il lui apprend que les échecs sont un noble art que la vénalité du gain ne doit pas corrompre.
Le petit joueur d'échec a une particularité : il ne peut jouer que caché sous la table de jeu, Pion, le chat, blotti dans ses bras. Il connaît le bruit singulier de chaque pièce sur chaque case du damier.
Ainsi commence le voyage immobile du jeune garçon qui ne voulait pas grandir parce que grandir c'est ne plus pouvoir se glisser sous la table de jeu, c'est être voué à un enfermement, à l'air libre, sur une terrasse de grand magasin, comme Indira, ou dans un car devenu logis comme le Maître.
L'osmose spirituelle entre le Maître et le jeune garçon est celle du lien tissé par une passion partagée, un lien indélébile que le Temps ne peut jamais effacer. L'écho est toujours présent, silencieux : il est le symbole de l'attachement à ceux que l'on aime à jamais. Il construit peu à peu la personnalité du jeune garçon et donne un sens à sa vie.

Le temps passe, le Maître devient de plus en plus gros, au point de ne plus pouvoir se mouvoir dans son autobus : l'immobilité du corps contrastant avec l'agilité de l'esprit.
Ce qui devait arrivé arriva : le Maître meurt et disparaît du monde du jeune garçon, tout comme Pion, le chat, rassurante mascotte.
Il hérite de la table de jeu et du sac où reposent les pièces blanches et noires. Une page se tourne pour s'ouvrir sur un autre monde, celui d'un automate dans lequel il passera ses nuits à jouer, en aveugle, contre des amateurs éclairés.

Le thème de l'enfermement se rejoue, à nouveau : la nuit, l'intérieur de l'automate, les sous-sols d'un club très renommé, une piscine vide.
L'enfermement devient poème, celui des transcriptions élaborées par une jeune assistante, accompagnée d'une colombe sur son épaule, Miira, du nom d'une petite fille de légende, disparue entre les murs de deux maisons mitoyennes.
Le petit joueur d'échec, dans son automate aménagé, rappelant le lien indestructible avec le Maître et son autobus immobile, devient « Little Alekhine ».

De bonheur en félicité, de désespoir en culpabilité, notre jeune héros, anonyme à jamais, forcera l'admiration, et l'amour, de celle qui écrit les parties jouées.
Sous la plume de Yôko Ogawa, le jeu d'échecs devient poème se déclinant sur une variété de gammes, épiques, tragiques ou élégiaques. La dimension poétique et picturale, apportée par l'auteure aux échecs émeut le lecteur, l'emporte dans un voyage immobile au cœur des stratégies les plus fines comme les plus sanglantes.
La ligne est subtile entre poésie et onirisme, elle se franchit l'espace de quelques mots, de quelques images. L'univers d'Ogawa rejoint celui de Murakami : la réalité, le réalisme glissent, sans que l'on s'en aperçoive, vers le merveilleux et le fantastique, tout en pointant, avec subtilité, le chaos des âmes.

Un roman qui se lit avec délectation et lenteur : on n'a pas du tout hâte de quitter l'atmosphère créée par l'auteure, on veut rester le plus longtemps possible en compagnie du petit joueur d'échec, cet être fragile et fort à la fois, dans son enfermement où seule l'ouïe est le sens exacerbé.

« Rien n'échappait au maître. Il découvrait tout de suite si le coup était réfléchi ou non.
- Euh...et bien, justement... bredouillait le garçon ennuyé pour répondre, alors le maître remettait doucement la pièce à sa place en disant :
- Il ne faut jamais déplacer une pièce sans raison. Tu vois ? Il faut bien réfléchir. Sans renoncer, avec persévérance, et c'est à partir du moment où tu penses que rien ne va plus qu'il faut réfléchir encore plus et te décider. C'est cela l'important. Le hasard n'est jamais un allié. Arrêter de réfléchir c'est perdre. Allez, réfléchis encore un peu.
Et pour finir, il n'oubliait jamais d'ajouter :

- Ne te précipite pas mon garçon. » (p 55)

2 commentaires:

rachel a dit…

oh que cela doit etre un magnifique poeme....oohhh vraiment tu donnes envie de le lire....;)

Folavrilivres a dit…

Ce livre me tente beaucoup! J'aime énormément l'univers de Yoko Ogawa :)