Nous sommes à l'aube du XXè siècle,
des milliers de jeunes filles japonaises quittent leur famille, leur
maison, leur province pour rejoindre leur futur époux dont elles ne
connaissent qu'une seule chose, leur photo : les mariages
arrangés par les familles les envoient vers un destin où la
désillusion puis la résignation les attendent.
« Certaines n'avaient jamais vu
la mer » est l'histoire de ces femmes parties vers un avenir
meilleur sur la côte ouest des Etats Unis. L'avenir sera tout sauf
radieux dans un pays qu'elles ne comprennent pas, au milieu de gens
qu'elles ne peuvent comprendre, au cœur d'une civilisation, qui se
construit à mesure que la Conquête de l'Ouest s'achève, étrangère,
grossière comparée à celle qu'elles ont emportée dans leurs
maigres bagages. Le rêve américain est plus proche du cauchemar que
de la vie facile promise dans la lettre accompagnant la photo de
l'époux.
Elles deviennent « invisibles »,
voix anonymes, silencieuses, s'ajoutant les unes aux autres en un
concert désarçonnant au premier abord, dévoilant au fil des
morceaux choisis la maestria des notes, fausses, discordantes,
harmonieuses, légères, graves ou virevoltantes. Les partitions
diffèrent pour mieux composer un ensemble musical cohérent, aux
variations subtiles : les destins de ces voix ne se ressemblent
pas mais s'ajoutent, s'entrecroisent en se répondant sans
cacophonie.
L'utilisation du « nous »
est d'une force narrative évidente, offrant une dimension
particulière au roman. Le lecteur lit, excentré, tout en étant
impliqué par le « nous » collectif, celui qui
universalise la douleur, la peine, le regret, l'espoir et le rêve.
Le nous est le double de l'auteure, issue de l'immigration
japonaise : ces voix sont celles qui l'ont construite, elles
sont celles de la mémoire collective de la communauté japonaise
d'Amérique.
Les voix se racontent, se répondent,
répandent les rêves, aspirations, les rendez-vous manqués, la
tristesse, les menues joies, les espoirs ou les déceptions qu'elles
ne parviennent pas à taire.
Les voix sont un choeur où la
mélancolie, les regrets d'un passé laissé au loin et le quotidien
forment le creuset d'une tragédie se jouant dans l'harmonie chère à
la culture japonaises : même dans les pires moments, la beauté
de l'instant est présente.
Ces femmes ont emporté dans leurs
malles leurs trésors, les petits riens essentiels pour ne pas
oublier d'où l'on vient, qui l'on est : le kimono de mariage,
les feuilles de papier de riz, les pinceaux et l'encre pour écrire
une fois « là-bas ».
Jusqu'à l'attaque de Pearl Harbor, ces
femmes invisibles triment aux champs, dans les serres, chez les
bourgeois dont elles gèrent la maisonnées, vivent au cœur de la
multitude, se fondant dans le décor, ne disant jamais un mot plus
haut que l'autre. Du jour au lendemain, la communauté japonaise est
mise à l'index, soupçonnée de trahison, et acheminée vers des
camps d'internement.
C'est dans la description des départs
orchestrés par l'administration américaine que l'apogée de la
muette tragédie est atteinte... tout en délicatesse et subtilité :
sans un mot, chaque famille accepte son sort, quitte sa maison en la
laissant ordonnée et propre, l'autel des ancêtres en bonne place
dans l'attente d'un retour. Tout est fait avec minutie, résignation,
pudeur, la peur en filigrane, l'incompréhension étreignant l'âme.
Ils partent sous les regards empreints
de culpabilité pour beaucoup, de haine pour certains, des
américains. Ils partent en silence, celui qui les fera sombrer dans
l'oubli des consciences et de l'Histoire.
« Certaines n'avaient jamais vu
la mer » est un roman polyphonique d'une incroyable intensité :
longtemps résonnent les mots des multiples narratrices, longtemps
résonne ce « nous » une fois la dernière page lue.
« La grange a brûlé
A présent
Je vois la lune » Masahide
(1657-1723)
3 commentaires:
ta critique donne des frissons....c magnifique....oui cela reste un superbe livre et tu lui as rendu hommage....
Quel beau billet.
J'avais beaucoup beaucoup aimé aussi. J'avais été très touchée.
Merci à toutes les deux pour votre passage et votre petit mot. Cela m'encourage à continuer mon petit bonhomme de chemin.
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