De nos jours, Suzanne Langlois, une
ancienne déportée raconte devant des lycéens son calvaire. Elle
commence son récit, explique que la colonne de femmes marche vers
Ravensbrück. Une jeune fille demande à prendre la parole, l'obtient
et demande à la vieille femme comment savait-elle que les
prisonnières marchaient vers Ravensbrück, comment savait-elle ce
qu'il les attendait... là-bas ?
Le grain de sable dans les rouages bien
huilés de son témoignage, maintes fois relaté.
En effet, comment pouvait-elle le
savoir hormis parce qu'elle relate avec son expérience du Camp de
Concentration !
Silence, émotion vibrant de tout son
être, Suzanne devient Mila, elle est en terra incognita, elle ne
sait pas encore combien sera sombre la nuit qui l'avalera pendant des
mois d'internement.
Elle ne pouvait pas savoir où les
nazis les envoyaient, aucune d'entre elles ne le savait vraiment.
Lentement, elle reprend le cours de son
récit, la fluidité des mots, la force des images. Mila est sur la
route, dans la longue colonne et se dirige vers un nulle part
angoissant. Elle a peine vingt ans et attend un enfant.
Retour en arrière pour comprendre
pourquoi elle est là, dans cet ailleurs qui conduit nulle part, sur
une terre inconnue martelée par les souliers de milliers de pieds,
millepatte silencieux.
La Résistance, le codage en notes de
musique d'informations, la peur au ventre parfois, l'envie de vivre
pleinement, la rencontre d'une nuit avec l'homme qui lui laissera un
souvenir, un petit être grandissant dans son ventre.
L'arrestation, l'interrogatoire, les
discussions chuchotées avec les prisonnières, les encouragements
pour tenir puis le voyage en train.
Ravensbrück, à la frontière
orientale allemande : un enfer sur terre... « Arbeit macht
frei »...Mila passe devant le médecin, une infirmière
l'assiste, elle confirmera le mensonge de Mila : la prisonnière
n'est pas enceinte.
Le temps se perd dans la nuit des
privations, vexations, faiblement éclairée par une ténue
solidarité, par de minuscules victoires sur le destin.
Ne pas penser qu'il est difficile de
rester des heures debout pendant l'Appel, ne pas désirer se laisser
aller, tomber pour ne plus se relever, ne pas regarder les barbelés
libérateurs. Penser aux beautés du monde, au lac, non loin du Camp,
brillant sous le soleil au fil des saisons, à la toile d'araignée
perlée de rosée au petit matin, sur le chemin du Kommando affecté
au tri des possessions des "génocidés", mais ça, Mila ne le sait pas
encore. Penser aux iris, penser à l'enfant qui grandit en elle.
Tenir la main de sa cousine pour ressentir sa force et résister à
l'envie de mourir.
Mila désire puis ne souhaite plus sa
grossesse : quel avenir ici ? Aucun. Pourquoi espérer
quand on assiste aux jeux des enfants prisonniers, imitant les Appels
et les injures lancées aux déportées ? Pourquoi espérer
quand on sait qu'une immense tente sert de mouroir, de cloaque aux
femmes juives ? Parce que.
Seulement, donner la vie est un acte de
résistance, de foi en l'humanité, d'espérance dans cette nuit sans
fin, celle qui broie les cœurs puis les âmes.
La grossesse de Mila est silencieuse,
inaudible, elle frôle l'inexistant. La vie qui ne l'est pas. Le bébé
qui n'en est pas un. Mila ne connaît pas son corps : est-ce
possible qu'elle soit enceinte ? Ne serait-ce pas une
hallucination ? Toutes les prisonnières, au bout de quelques
mois, ne saignent plus tant le corps est éprouvé par les mauvais
traitements, la faim, la maladie, la peur, le désespoir.
Le bébé est omniprésent, accapare
les silences du texte tout en étant absent. Peu à peu Mila
s'éveille, perd son innocence devant l'horreur de son destin.
Enfin, il apparaît... dans un silence
assourdissant exigé par l'infirmière, prisonnière elle aussi :
le silence est la garantie de la survie. James naît un jour de
novembre 1944 : bienvenue dans la folie des Hommes.
L'impensable est devant nos yeux :
la vie continue malgré l'horreur quotidienne. A cœur du Camp de
Ravensbrück, il y a l'infirmerie,au cœur de l'infirmerie... il y a
la Chambre des enfants, la Pouponnière... une fragile lumière
vacille dans la nuit, une infime lueur pour donner une raison de
vivre à Mila, aux femmes meurtries et déshumanisées.
« Kinderzimmer » est un
court roman, bouleversant, où la poésie des images côtoie
l'abomination d'un quotidien où chacune lutte pour sa propre survie.
Une histoire émouvante au milieu de la programmation administrative
de l'effacement d'une partie de l'Humanité.
La couverture parle d'elle-même tout
comme l'exergue : la nuit ne peut cacher, annihiler les beautés
du monde. La nuit ne peut rien contre la lumière intérieure...
pourtant, les survivants doivent lutter pour revenir au monde
civilisé... Mila à son retour, son bébé dans les bras, retrouve
sa famille et doit se taire quand on lui dit combien eux aussi ont eu
froid et faim...comment raconter l'indicible d'un monde impensable ?
Des années plus tard, quand l'enfant devient majeur et apprend une
vérité douloureuse, des années plus tard, devant une classe de
lycéens....
« Kinderzimmer » est une
lecture qu'on ne lâche pas ou que l'on vit avec des coupures
temporelles tant le récit est dur, fort, insupportable souvent,
effrayant ... toujours.
NB : Ravensbrück fut le seul Camp
de Concentration pour femmes.
Ils l'ont lu:
5 commentaires:
Une lecture bouleversant ! A la fois belle et difficile, et nécessaire...
Exactement! C'est ma soeur, prof d'histoire-géo qui m'a donné envie de lire ce roman, elle tient un blog pédagogique et l'a conseillé en lecture.
J'en garde un souvenir très fort, mais il faut dire que j'aime beaucoup Valentine Goby. ;)
cela doit etre fort....tout un livre...;)
Je découvre cette auteure et ce roman douloureux et d'une grande beauté m'a donné envie de lire ses romans.
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