" Tu veux savoir ce qui m'a conduit à prendre la route de l'exil à quinze ans ? D'accord, je vais tout te confier et tu vas être renversé. Tu es prévenu ! Mes mots seront durs, car la réalité est brutale. Mais je vais aussi te faire rire, je suis beau gosse et j'ai la tchatche. Je te demande une seule chose : ne me juge pas, ça n'a pas de sens d'appliquer ta morale à ma vie. "
Les premières phrases du témoignage du jeune "Petit Watt" sont une mise en bouche sans langue de bois, brute de fonderie, annonçant un récit dur et sans apprêt.
D'emblée j'ai été happée par les paroles du jeune migrant, que j'ai pu écouter puis rencontrer lors de sa venue à la librairie "Mots et Images", certainement parce que l'emploi du "tu" fait que le lecteur ou la lectrice devient l'ombre du narrateur.
J'ai suivi son périple, tremblé lorsqu'il se retrouvait dans des situations plus que risquées pour sa vie et son intégrité, j'ai eu des sueurs froides quand il côtoyait les passeurs et j'ai compris l'enfer que vivaient les migrants croisés lors de mon dernier séjour au Maroc, à Agadir. J'ai compris pourquoi ils "tapaient la salam", faisaient la manche, en ville et j'ai eu honte de mes regards qui se tournaient ailleurs pour ne pas voir. L'exploitation inique de l'homme par l'homme, quelle qu'elle soit, est une horreur absolue et tout au long du récit nous sommes mis devant les faits plus sordides les uns que les autres.
Et pourtant, le narrateur réussit à en rire, à décrire avec une ironie mordante ou une tendresse immense les moments horriblement épiques, jalons de sa quête du Graal.
On peut être plus bas que terre, l'instinct de survie, quand la force morale et mentale habite un être humain, est source de miracles quotidiens, ces petits riens qui redonnent espoir, qui permettent d'avancer, une amitié, un objectif, l'élaboration d'un plan de bataille.
Oui, quitter la forêt "camp d'entraînement" intensif pour franchir les barrières hérissées de barbelés entre le Maroc et les enclaves espagnoles en terre africaine, est un Austerlitz, un débarquement sur les plages normandes. J'ai été subjuguée par l'astuce, la capacité d'analyse et d'observation de notre héros, son courage, sa facilité d'adaptation et son intelligence aiguë. Il obtient son Graal après des mois de souffrances, de doute, de déboires: quand il franchit la frontière, quand il réalise son Boza, j'étais soulagée et heureuse de voir son calvaire en passe de s'achever.
Derrière le rire doit se tapir une tristesse, celle de la séparation avec sa famille, avec sa mère qui a des mots très durs quand un des passeurs menacent de tuer son fils si elle n'envoie pas d'argent pour payer son voyage: qu'ils lui envoient la tête au Cameroum pour qu'elle l'enterre au village, elle ne peut envoyer l'argent qu'elle n'a pas. C'est à ce moment que l'on mesure combien sont différents les rapports familiaux en Afrique: le rapport à la vie n'est pas le même, quand la mort peut saisir tout un chacun à chaque instant, la tendresse est un luxe que l'on ne peut pas se permettre.
J'ai aimé ce récit et j'admire le jeune narrateur, Ulrich, dont la résilience est une extraordinaire leçon de vie. Son parcours identique à tant de milliers d'autres est singulier parce qu'il a croisé la route de gens uniques et merveilleux. De la jeune femme marocaine, enseignant l'espagnol, au chauffeur routier, aux SDF et aux membres de l'association qui l'ont pris sous leur aile, on se dit qu'il s'en est fallu de peu pour que la fin du périple s'achève en cauchemar. En quelques phrases, dépouillées de tout faux-semblants, l'aspect mortifère de l'administration française est glaçante et sonne le glas de toute tentation de gloriole.
Je souhaite le meilleur pour Ulrich et espère qu'un jour il pourra embarquer, sans peur de non retour, rendre visite à sa famille. Il est très bien encadré tant par le système scolaire qu'il a intégré que par sa famille d'accueil, ce qui ne peut qu'être rassurant.
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