La quatrième de couverture n'en
dévoile pas trop et met tout de suite dans l'ambiance
"Pas
de questions, détends-toi". C’est le nouveau mot
d’ordre des humains, obsédés par leur confort individuel et
leur tranquillité d’esprit, déchargés de tout travail par les
robots. Livres, films et sentiments sont interdits depuis des
générations. Hommes et femmes se laissent ainsi vivre en
ingurgitant les tranquillisants fournis par le gouvernement. Jusqu’au
jour où Paul, jeune homme solitaire, apprend à lire grâce à
un vieil enregistrement. Désorienté, il contacte le plus
sophistiqué des robots jamais conçus : Spofforth, qui dirige le
monde depuis l’université de New York. Le robot se servira-t-il
de cette découverte pour aider l’humanité ou la perdre
définitivement ?"
Le titre de la première traduction était « L'oiseau
d'Amérique », moins porteur, il faut l'avouer. J'ai mis un peu
de temps à comprendre ce changement, les indices se récupèrent
tout au long de la lecture.
Walter Tevis imagine, en 1980, un monde sur lequel règne les robots,
des plus sophistiqués aux plus basiques, un monde dystopique
poussant à l'extrême la robotisation d'une société.
Souvenez-vous des années 80 ! La robotique, en plein essor,
était le gage d'une société moins soumise au travail et plus
portée vers les loisirs. L'avenir semblait radieux et, ma foi,
heureusement que le monde merveilleux des robots prenant la place des
humains n'a pas été créé. Quoique, maintenant, nous avons le
courant transhumaniste surfant sur les progrès scientifiques et
technologiques époustouflants, frôlant dangereusement la ligne
rouge.
Revenons au roman « L'oiseau moqueur ».
Le monde de Paul Bentley est aseptisé, automatisé au plus haut
point. Les êtres humains sont en voie d'extinction, ils ne savent
plus communiquer entre eux ou penser ou encore s'intéresser à quoi
que ce soit de dérangeant. La rengaine « Pas de questions,
détends-toi » est la phrase magique intimant à l'humanité de
ne pas faire de pas de côté. Aussi, a-t-il été nécessaire
de proposer des dérivatifs chimiques et naturels aux hommes :
calmants, haschich et stérilisation massive des populations. Ainsi
annihile-t-on la curiosité d'esprit, l'envie d'apprendre inhérentes
à l'être humain.
Nous sommes en 2400, même le dernier robot le plus sophistiqué,
Spofforth, est au bord de la neurasthénie, cherchant, désespérément,
à se suicider chaque année, sans y parvenir. En effet, les robots
de sa classe craquaient à moyen terme et se suicidaient si bien
qu'un léger changement dans la programmation fit de Spofforth une IA
dépressif.
Au début de la lecture, le sourire me venait facilement aux lèvres
puis très vite il disparut sous l'effet glaçant de la dystopie.
Les livres n'ont pas été brûlés comme dans Fahrenheit 451, ils
ont été tout simplement retirés des bibliothèques pour être
oubliés au fin fond des réserves, dans les sous-sols.
Plus de livres, plus de lecture, plus d'accès à l'imaginaire, plus
de structuration de la pensée, plus d'échanges de points de vue,
plus d'envie d'apprendre et de savoir, plus d'émulation, plus de
projection dans le passé ou dans le futur. On assiste à
l'appauvrissement de langage et donc à la disparition du
libre-arbitre et des émotions. Pour que les êtres humains puissent
supporter cela, il a fallu les rendre dépendants aux
anti-dépresseurs et aux joints. Cependant, malgré cela, certains se
rassemblent et s'immolent en place publique.
Bien entendu, Paul sera le grain de sable dans les rouages d'une
société qui tourne à vide. Il apprendra à lire en tombant, par
hasard, sur un manuel d'apprentissage de la lecture.
Bien entendu, accéder à la lecture lui ouvrira les portes de la
réflexion et donc... des questionnements existentiels. Ce qui le
conduira auprès de Spofforth, à New-York et lui permettra de
rencontrer Mary Lou, jeune femme élevée en marge des pensionnats.
Avec elle, Paul apprend à aimer, à partager, à éprouver
d'innombrables émotions, sensations et sentiments. Les deux amants,
les Adam et Eve d'un monde en devenir, recouvrent leur humanité et
sont la clef d'un avenir rassurant : ils sont un bug dans le bug
qui construisit le monde de 2400.
Ce qui m'a plu dans le roman c'est que l'auteur pousse jusqu'au bout
le raisonnement du tout robotique en vogue dans les années 80. Le
monde est sans odeur, sans saveur quand on n'a rien à faire pour
gagner son pain, une alimentation d'ailleurs insipide puisque
fabriquée à partir d'une plante, produite en monoculture, dont le
nom est un numéro, garantie avec OGM.
Walter Tevis, avec une écriture des plus efficace, relate la remise
en route d'un cerveau humain, celui de Paul Bentley. Il reconquiert
sa liberté de penser, de créer, de réfléchir, d'inventer et de
croire en une entité supérieure, celle de Dieu.
L'éveil à la conscience de Paul est faite d'obstacles, de peurs et
surtout d'aventures parfois cocasses, parfois émouvantes. Il y a une
scène édifiante : celle de l'usine de fabrication de
grille-pain qui tourne en boucle stérile -assemblage des pièces,
montage final, vérification … et mise au pilon pour défectuosité
et enfin recyclage puis tout recommence- tout cela parce qu'un boulon
est tombé dans un rouage de la chaîne. Ce que Paul remarque et
répare en un seul geste. Depuis combien de temps durait le cycle
infernal ? Aucun robot n'avait « pensé » à ce type
de panne. L'oeil humain est irremplaçable, CQFD.
L'absurdité de ce monde dystopique est que les robots ne parviennent
même plus à se réparer, entraînant une série de
dysfonctionnements et amenant le monde au bord du chaos.
Les robots remplaceront-ils l'homme en le transformant en être dénué
de bon sens et d'intelligence ? Derrière l'horreur de la
disparition de la Culture, de la lecture, de l'écriture, de tous les
objets véhiculant le savoir et la connaissance, l'espoir est
toujours présent : il est nécessaire de faire confiance à
l'être humain car il y en aura toujours un qui ouvrira les yeux, par
hasard ou pas, et qui se redressera et partira à la reconquête de
son humanité.
La fin du roman est absolument magnifique : le geste d'amour, de
Paul et Mary Lou, envers Spofforth m'a émue au plus haut point.
« L'oiseau moqueur » est un très beau roman sur ce qui
fait la beauté de l'humanité, capable du pire comme du meilleur.
Traduit de l'anglais (USA) par Michel Lederer
Un extrait:
"Pourquoi ne nous parlons-nous pas ? Pourquoi ne nous blottissons-nous pas les uns contre les autres pour nous protéger du vent glacial qui balaye les rues désertes ? Autrefois, il y a très longtemps, il existait des téléphones privés à New York. Les gens se parlaient alors, peut-être à distance, de façon étrange, avec des voix rendues ténues et artificielles par l'électronique, mais ils se parlaient. Des prix des produits alimentaires, des élections présidentielles, du comportement sexuel de leurs enfants, de leur peur de la météo et de leur peur de la mort. Et ils lisaient, ils écoutaient les voix des vivants et des morts leur parler dans un silence plein d'éloquence, connectés à cette rumeur du discours humain qui devait s'enfler dans leur esprit pour dire : Je suis humain. Je parle. J'écoute. Je lis."
Quelques avis :
Babelio Yvan Sens critique Yuyine Critiques libres Geneviève Cathoon
Lu dans le cadre: