Qui est le tigre blanc ? Il s'agit du héros du roman épistolaire électronique, Balram Halwai, surnommé par un de ses professeurs impressionné par son intelligence et sa vivacité d'esprit, aussi rares dans les classes que le félin en question.
Balram devenu « entrepreneur » important, écrit des
courriels au Premier ministre chinois dont la visite
diplomatico-économico-politique à Bangalore est proche. Le but de cette
visite ? Apprendre comment s'est construite la réussite des entrepreneurs
de la ville.
Chaque nuit, Balram alias Ashok Sharma, lui écrit un
courriel, chaque nuit il dévoile une part de l'envers du tableau, chaque nuit
Balram, dict Ashok Sharma dict Le Tigre blanc, se raconte et raconte l'Inde
d'aujourd'hui, celle qui brille aux yeux de l'Occident et celle qui sombre dans
la misère la plus insupportable, chaque nuit il s'épanche dans un récit
hypnotique et obsédant.
La part d'ombre de la réussite indienne est décortiquée au scalpel avec minutie : ce qui est mis à nu est insoutenable.
Reprenons le cours de l'histoire...
Balram ne peut continuer l'école et doit travailler dans un
tea-shop, au village. Le Bihar est une région pauvre, plus exactement miséreuse
où le Gange n'est plus le fleuve mythique mais un cours d'eau boueux et
noirâtre. La violence et la corruption enlisent chaque famille paysanne dans la
pauvreté ou l'indigence. Notre héros ne souhaite qu'une chose : quitter le
village et monter à la ville, à la Capitale Delhi, là où il pourrait devenir
« quelqu'un » comme le chauffeur de car et le poinçonneur dont il
regarde avec envie situation et costume.
Balram est un débrouillard aussi sait-il utiliser à bon
escient les leviers pour obtenir des leçons de conduite. Il devient chauffeur
chez Monsieur Ashok revenu des Etats-Unis avec son épouse. Mr Ashok fait partie
d'une famille de propriétaires terriens exploitant les paysans du Bihar,
cependant son séjour aux States lui a émoussé le caractère : il n'est pas
violent comme ses frères et cousins, il ne regarde pas son chauffeur comme un
moins que rien. Il en est presque humain du moins pour un temps.
Balram coule des jours, non heureux mais tranquilles, au
volant d'une des voitures du couple. Il devient un observateur discret et
perspicace des us et coutumes des familles riches : dîners opulents,
sorties, visites chez les ministres ou chefs de parti pour acheter leurs
faveurs à coups de millions de roupies.
Balram se rend peu à peu compte qu'il est prisonnier de la
« cage à poules », cette cage qui compartimente en caste, instille
les envies d'émancipation, de richesses chez les plus démunis, infuse le devoir
de pérennisation des biens chez les plus riches. Chaque étage de la société est
fait de cages dont les occupants veulent s'échapper. Seul, le sommet de la
pyramide se bat dans le sens inverse : celui de la domination sur les plus
faibles, ceux qui fournissent les roupies de la corruption à la sueur de leur
front.
Balram franchit un jour la ligne rouge : il commence à
« voler » son employeur en conservant, avec ironie, son air de
soumission. Lorsque l'épouse de Mr Ashok quitte l'Inde pour retourner aux
Etats-Unis, tout bascule : le maître devient odieux au point que notre
héros en arrive au meurtre et atteint un point de non-retour.
Avec cynisme Balram devient Ashok Sharma pour le quotidien et
le Tigre blanc pour ses affaires plus occultes . Il a beaucoup appris au
contact de ses employeurs et met en pratique ce qu'il a observé pour devenir,
lui aussi, un entrepreneur. A coup de bakchichs, il créé son entreprise de
service auprès de la personne, en l'occurrence auprès des entreprises
occidentales sous-traitant une partie de leurs opérations administratives en
Inde : il organise le « ramassage » en taxi des employés à la
sortie de leur travail de nuit.
Aravind Adiga n'est pas tendre quand il peint les deux
Indes : les « Ténèbres » et la « Lumière » se
côtoient, rarement se mélangent et pourtant l'une ne peut vivre sans l'autre en
raison du cercle peu vertueux de l'opulence qui ne laisse que d'infinitésimales
miettes à l'indigence. La rudesse de son propos est sublimée par l'ironie ou le
burlesque de certaines situations. Parfois le pathos affleure pour happer le
lecteur tétanisé devant le tableau sans concession dressé par Adiga.
Le texte est puissant dans le sens où il implique le lecteur
dans le sillage du héros et qu'il met en place une force d'évocation dotée d'un
palpable lyrisme.
Le sordide en devient magnifique tandis que la splendeur
revêt des habits mortuaires. L'Inde de l'ombre a la beauté des ténèbres alors
que l'Inde de la lumière est le reflet d'un égoïsme froid.
Ce que j'avais pu entrevoir avec « Les ombres de
Kittur » est incisé puis mis à nu avec une constance presque
diabolique : l'auteur n'épargne rien à son lecteur qui se demande si Balram
parviendra à quitter la « cage à poules ».
Nous sommes loin des images d'Epinal sur l'Inde et nous nous
engageons de l'autre côté du miroir. Nous en revenons chamboulés d'avoir
approché le côté sombre de la force économique de l'Inde moderne.
Roman traduit de l'anglais (Inde) par Annick Le Goyat
Quelques avis:
Babelio Hélène Sens critique Papillon Le Monde Critiques libres Livraddict
Lecture commune dans le cadre
4 commentaires:
Oui je pense que je vais tout lire de cet auteur...vraiment j'apprecie a chaque fois sa vision, son style...;)
Pour moi c'est une vraie découverte que j'apprécie à chaque lecture.
Que ce soit avec son recueil de nouvelles ou avec ce roman, Aravind Adiga me déstabilise toujours un peu. Le style m'a plu, et j'ai ressenti une vraie libération après tous ces moments pesants, injustes et cruels vécus par Balram. Finalement, le tigre blanc a peut être juste changé de cage. C'est effrayant mais toujours intéressant de voir l'Inde sous un autre angle même si celui-ci est bien sombre. Certains titres peuvent être assez glaçants. L'ironie permet ici de ne pas sombrer complètement dans l'horreur, quoi que !
Je suis entièrement d'accord avec toi. Il y a seulement un changement de cage et c'est ce qui est glaçant. L'humour caustique et l'ironie sauvent, c'est indéniable.
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