En ces temps olympiques, il s'avère nécessaire de mettre en avant des textes pas vraiment consensuels, histoire de souligner que tout n'est pas lisse comme souhaiterait le faire suggérer Pékin. C'est pourquoi "Servir le peuple" de Yan Lianke, roman interdit dès sa parution, me semblait tout indiqué.
Wu Dawang s'est engagé dans l'armée populaire afin de se montrer digne de la confiance de son beau-père qui lui a permis d'épouser Beauté après la signature d'un pacte....celui de gravir les échelons le plus vite possible pour obtenir la carte de membre du Parti et un hukou de citadin pour sa femme, promesse d'une vie meilleure loin des champs.
Wu Dawang devenu l'ordonnance du colonel de son régiment, est bien noté et a été promu sergent. Il s'occupe du ménage et du jardin du colonel ce qui lui permet d'échapper aux diverses corvées des soldats. En servant le colonel, Wu Dawang, maîtrisant parfaitement la dialectique du Parti et sachant réciter par coeur les 286 phrases de la pensée de Mao, sait qu'il sert le peuple...Servir le Peuple, slogan célèbre de la Révolution Culturelle (titre d'un discours de Mao en 1944, futur bréviaire des membres du Comité Central), un large univers qui s'avère être un vaste domaine pour Wu lorsque le colonel doit partir à un séminaire, pendant deux mois, et laisser sa jeune femme Liu Lian à la caserne. D'autant plus que dans la cuisine, Wu Dawang a trouvé une vieille pancarte sur laquelle est inscrit le fameux slogan Servir le Peuple. La pancarte se retrouve devenir un agent de communication entre Wu et Liu Lian pendant l'absence du colonel: dès que Liu Lian a besoin de ses services à l'étage (où se trouve la chambre conjugale), elle descend la pancarte de la table de la cuisine "...Et rappelle-toi: si la pancarte n'est plus sur la table, cela signifie que j'ai besoin de toi au premier étage." (p 27)
Une liaison amoureuse commence entre Wu Dawang et Liu Liang où l'envie de complaire à l'épouse de son supérieur, détentrice d'un pouvoir sur sa carrière voire sur sa vie tout court (un simple appel téléphonique, la moindre plainte relative au service de Wu et ce dernier se retrouve au plus bas de l'échelle), se mêle à un intérêt prosaïque...celui de décrocher ainsi de l'avancement et un hukou citadin pour sa femme et son fils. Très vite, Wu se rend compte qu'il enfreint les grands principes du Parti en trompant son épouse, en couchant avec l'épouse du colonel tel un minable capitaliste occidental! Il a honte de lui, se déteste et hait l'épouse de son colonel et tente de résister au rouleau compresseur des appétits sensuels de Liu Lian. Puis c'est la débauche et la décadence pure et simple (aux yeux du Parti) en glissant, avec volupté, dans les feux de la passion. Les deux amants découvrent la plénitude des désirs assouvis, des étreintes torrides et du pétillant de l'interdit dépassé. Aussi, Wu ne fait-il que son devoir: celui de servir le peuple conformément au slogan puisque servir un officier supérieur (et par conséquent l'épouse de ce supérieur) c'est servir le peuple! Une lumière de sentiments, de bonheur de vivre dans les ténèbres de la Chine totalitaire qui règlemente la vie intime de chaque citoyen. Le comble de l'iconoclaste est atteint lorsque, suite à une séance sensuelle débridée, la statue du Président Mao est brisée....comme le symbole de tous les tabous renversés par l'amour passionnel entre Wu et Liu, qui se comblent et re-comblent chaque nuit et chaque jour. C'est aussi l'annonce du glas de leur liaison même s'ils ne le formulent pas encore. D'ailleurs, une fois la statue brisée, c'est le déchaînement (à prendre dans tous les sens du terme!) dans le bureau où valsent les posters, les écrits de Mao pour terminer leur ronde dans un chaos indescriptible: "Je suis un élément contre-révolutionnaire "tout spécialement grand" qui mérite d'être fusillé deux fois!
Regardant autour d'elle, elle avisa sur le bureau le livre à couverture rouge, les Oeuvres choisies du président Mao Zedong. Elle fit un pas, saisit le trésor sacré, arracha la couverture, la jeta par terre et entreprit d'en déchirer les pages, une par une, avant de les froisser en boules dans sa main. Quand il ne resta que la page de garde portant la photo du président Mao, elle l'arracha à son tour, en fit une boule, la jeta par terre et la piétina en regardant Wu Dawang dans les yeux et en criant:
-Alors, finalement, de nous deux, lequel est le plus réactionnaire?" (p 122 et 123)
Ce chapitre 9 est une telle longue suite d'actes plus contre-révolutionnaires, réactionnaires et iconoclastes les uns que les autres que ça en devient délicieusement pervers! Certains sont allés en camp de rééducation pour moins que cela....Lianke touche au plus profond de l'horreur pour un admirateur sans réserve du Comité Central: c'est de la haute rébellion et de la grande trahison! Le clou du chapitre est lorsque que Wu Dawang, à bout d'arguments contre-révolutionnaires et réactionnaires, prend "une cuvette sur laquelle était inscrit en caractères rouges le slogan Combattons l'égoïsme, critiquons le révisionnisme et, à l'aide d'un pinceau, peignit en noir sur les caractères rouges la formule Chacun pour soi." (p 124)
Le pouvoir érotique de la transgression des tabous est un élixir de jouvence vieux comme le monde: nos amants redoublent de sensualité dans leurs ébats ultimes après le chaos.
Comment ce huis-clos s'achève-t-il? Disons qu'il y a quelques petits arrangements entre amis afin d'étouffer le scandale et que l'ordre nouveau prôné par le Grand Timonier est loin d'être radicalement différent de l'ancien système politique impérial: le soldat d'origine paysanne reste modeste jusqu'au bout et lorsqu'il sert le peuple c'est au final la petite-bourgeoisie qu'il sert. Les ambitions et les manigances sont les mêmes, sous d'autres couleurs et d'autres noms. La fin du roman est étonnante et mystérieuse: on reste étrangement dans l'attente d'un quelque chose qui ne viendra pas, une réponse précise que tout imaginaire se garde bien d'offrir.
Un roman grinçant où la satire est derrière chaque mot, chaque phrase: un véritable florilège de détournement de sens des slogans en vogue lors de la Révolution Culturelle. Un auteur à découvrir, à lire et à suivre, donnant une autre image que celle véhiculée par les JO 2008!
Wu Dawang s'est engagé dans l'armée populaire afin de se montrer digne de la confiance de son beau-père qui lui a permis d'épouser Beauté après la signature d'un pacte....celui de gravir les échelons le plus vite possible pour obtenir la carte de membre du Parti et un hukou de citadin pour sa femme, promesse d'une vie meilleure loin des champs.
Wu Dawang devenu l'ordonnance du colonel de son régiment, est bien noté et a été promu sergent. Il s'occupe du ménage et du jardin du colonel ce qui lui permet d'échapper aux diverses corvées des soldats. En servant le colonel, Wu Dawang, maîtrisant parfaitement la dialectique du Parti et sachant réciter par coeur les 286 phrases de la pensée de Mao, sait qu'il sert le peuple...Servir le Peuple, slogan célèbre de la Révolution Culturelle (titre d'un discours de Mao en 1944, futur bréviaire des membres du Comité Central), un large univers qui s'avère être un vaste domaine pour Wu lorsque le colonel doit partir à un séminaire, pendant deux mois, et laisser sa jeune femme Liu Lian à la caserne. D'autant plus que dans la cuisine, Wu Dawang a trouvé une vieille pancarte sur laquelle est inscrit le fameux slogan Servir le Peuple. La pancarte se retrouve devenir un agent de communication entre Wu et Liu Lian pendant l'absence du colonel: dès que Liu Lian a besoin de ses services à l'étage (où se trouve la chambre conjugale), elle descend la pancarte de la table de la cuisine "...Et rappelle-toi: si la pancarte n'est plus sur la table, cela signifie que j'ai besoin de toi au premier étage." (p 27)
Une liaison amoureuse commence entre Wu Dawang et Liu Liang où l'envie de complaire à l'épouse de son supérieur, détentrice d'un pouvoir sur sa carrière voire sur sa vie tout court (un simple appel téléphonique, la moindre plainte relative au service de Wu et ce dernier se retrouve au plus bas de l'échelle), se mêle à un intérêt prosaïque...celui de décrocher ainsi de l'avancement et un hukou citadin pour sa femme et son fils. Très vite, Wu se rend compte qu'il enfreint les grands principes du Parti en trompant son épouse, en couchant avec l'épouse du colonel tel un minable capitaliste occidental! Il a honte de lui, se déteste et hait l'épouse de son colonel et tente de résister au rouleau compresseur des appétits sensuels de Liu Lian. Puis c'est la débauche et la décadence pure et simple (aux yeux du Parti) en glissant, avec volupté, dans les feux de la passion. Les deux amants découvrent la plénitude des désirs assouvis, des étreintes torrides et du pétillant de l'interdit dépassé. Aussi, Wu ne fait-il que son devoir: celui de servir le peuple conformément au slogan puisque servir un officier supérieur (et par conséquent l'épouse de ce supérieur) c'est servir le peuple! Une lumière de sentiments, de bonheur de vivre dans les ténèbres de la Chine totalitaire qui règlemente la vie intime de chaque citoyen. Le comble de l'iconoclaste est atteint lorsque, suite à une séance sensuelle débridée, la statue du Président Mao est brisée....comme le symbole de tous les tabous renversés par l'amour passionnel entre Wu et Liu, qui se comblent et re-comblent chaque nuit et chaque jour. C'est aussi l'annonce du glas de leur liaison même s'ils ne le formulent pas encore. D'ailleurs, une fois la statue brisée, c'est le déchaînement (à prendre dans tous les sens du terme!) dans le bureau où valsent les posters, les écrits de Mao pour terminer leur ronde dans un chaos indescriptible: "Je suis un élément contre-révolutionnaire "tout spécialement grand" qui mérite d'être fusillé deux fois!
Regardant autour d'elle, elle avisa sur le bureau le livre à couverture rouge, les Oeuvres choisies du président Mao Zedong. Elle fit un pas, saisit le trésor sacré, arracha la couverture, la jeta par terre et entreprit d'en déchirer les pages, une par une, avant de les froisser en boules dans sa main. Quand il ne resta que la page de garde portant la photo du président Mao, elle l'arracha à son tour, en fit une boule, la jeta par terre et la piétina en regardant Wu Dawang dans les yeux et en criant:
-Alors, finalement, de nous deux, lequel est le plus réactionnaire?" (p 122 et 123)
Ce chapitre 9 est une telle longue suite d'actes plus contre-révolutionnaires, réactionnaires et iconoclastes les uns que les autres que ça en devient délicieusement pervers! Certains sont allés en camp de rééducation pour moins que cela....Lianke touche au plus profond de l'horreur pour un admirateur sans réserve du Comité Central: c'est de la haute rébellion et de la grande trahison! Le clou du chapitre est lorsque que Wu Dawang, à bout d'arguments contre-révolutionnaires et réactionnaires, prend "une cuvette sur laquelle était inscrit en caractères rouges le slogan Combattons l'égoïsme, critiquons le révisionnisme et, à l'aide d'un pinceau, peignit en noir sur les caractères rouges la formule Chacun pour soi." (p 124)
Le pouvoir érotique de la transgression des tabous est un élixir de jouvence vieux comme le monde: nos amants redoublent de sensualité dans leurs ébats ultimes après le chaos.
Comment ce huis-clos s'achève-t-il? Disons qu'il y a quelques petits arrangements entre amis afin d'étouffer le scandale et que l'ordre nouveau prôné par le Grand Timonier est loin d'être radicalement différent de l'ancien système politique impérial: le soldat d'origine paysanne reste modeste jusqu'au bout et lorsqu'il sert le peuple c'est au final la petite-bourgeoisie qu'il sert. Les ambitions et les manigances sont les mêmes, sous d'autres couleurs et d'autres noms. La fin du roman est étonnante et mystérieuse: on reste étrangement dans l'attente d'un quelque chose qui ne viendra pas, une réponse précise que tout imaginaire se garde bien d'offrir.
Un roman grinçant où la satire est derrière chaque mot, chaque phrase: un véritable florilège de détournement de sens des slogans en vogue lors de la Révolution Culturelle. Un auteur à découvrir, à lire et à suivre, donnant une autre image que celle véhiculée par les JO 2008!
NB: Lianke a écrit un autre roman qu'il n'a même pas tenté de publier en Chine "Le rêve du village Ding".
Roman traduit du chinois par Claude Payen
Les avis de BMR silouane yvon écouterlirepenser eontos
Un papier de Libération ICI
9 commentaires:
Je ne me suis pas encore lancée dans la lecture de "Le Rêve du village des Ding" et il est peu probable que j'arrive à m'y mettre la semaine prochaine.
Il est bon effectivement de rappeler certaines choses et je partage ton avis. Ce livre me semble opportun en ces temps de Jeux Olympiques. Il faut s'informer pour se rendre compte de la réalité "chinois".
Livre non lu mais noté avec empressement
Encore moi !!! J'espère que tu ne m'en voudras pas mais je me suis permise de te "piquer" quelques logos qui me, on va dire, correspondent :)
Et bien voilà un livre à noter au vu de l'actualité !
@naina: j'attends donc ton avis patiemment. J'avais noté ce titre après la lecture de "Servir le peuple".
@fanyoun: Il vaut le détour car l'auteur n'est pas aller de main morte sur la Révolution Culturelle :-)
Les icônes ne sont pas brevetées chatperlipopesques ;-) donc pas de problème!
@gambadou: Ce roman permet de "résister" au lissage olympique (où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et démocrate :-S).
A lire, avec ou sans actualités!
A bientôt.
Yvon
@yvon: je suis d'accord avec toi
;-)Mais ces temps olympiques permettent de mettre en avant certaines littératures subversives ;-)
Alors là j'avoue être plus que tentée. Le mélange des genres et l'idée d'une révolution qui se fait aussi de façon sensuelle, je note!
Et puis ce thème est opportun en période J.O mais à mon avis le restera longtemps encore en Chine et un peu ici aussi tant que nous serons sous le règne de NS, règne du consensus économique absolu!
Un livre dont je garde un souvenir étrange...
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