lundi 1 mars 2021

N'entre pas dans mon âme avec tes chaussures

 


Printemps 1940, le 6 avril, un décret du gouvernement de Vichy interdit tout mouvement aux nomades. Une occasion comme une autre d'assigner à résidence les Manouches : en temps de guerre tout ce qui ne se fonde pas dans la norme est suspect.

"La circulation des nomades est interdite sur la totalité du territoire.
Les nomades, c'est-à-dire toutes personnes réputées telles dans les conditions prévues à l'article 3 de la loi du 16 juillet 19121, sont astreints à se présenter sous les quinze jours qui suivent la publication du présent décret, à la brigade de gendarmerie ou au commissariat de police le plus voisin du lieu où ils se trouvent. Il leur sera enjoint de se rendre dans une localité où ils seront tenus à résider sous surveillance de la police. Cette localité sera fixée pour chaque département par arrêté du Préfet".

Il y a une précision dans le rapport concernant ce décret, une précision qui fait froid dans le dos :

"En période de guerre, la circulation des nomades, individus errant généralement sans domicile, ni patrie, ni profession effective, constitue, pour la défense nationale et la sauvegarde du secret, un danger qui doit être écarté".

Le décor est planté, l'histoire peut commencer.

Alba a 14 ans en ce printemps 1940, elle est depuis des années les yeux de sa mère, elle est l'aînée, la grande sœur, la seconde maman. Elle ne comprend pas ce qui leur arrive quand ils reçoivent l'ordre de quitter les lieux, de faire leurs bagages et de suivre le détachement de gendarmes jusqu'au camp des Alliers, non loin d'Angoulême.

L'assignation à résidence, dans un camp entouré de barbelés, est une condamnation à l'exil intérieur pour les nomades dont l'essence vitale est de parcourir les chemins en louant leurs bras aux paysans en fonction des saisons. Abandonner les roulottes et les chevaux pour prendre domicile dans des baraquements est le premier pas vers l'étiolement et la neurasthénie.

Il n'y aura plus de feux à la nuit tombée, il n'y aura plus de grands rassemblements, il n'y aura plus la joie de goûter à la liberté sur les chemins, il n'y aura plus de porte à porte, il n'y aura plus rien hormis la douleur de l'enfermement dans des conditions déplorables, hormis la litanie des appels.

Il y a ceux qui rêvent de partir, ceux qui ont choisi de rester, ceux qui se languissent, ceux qui se meurent, ceux qui naissent, ceux qui veulent vivre.

« N'entre pas dans mon âme avec tes chaussures » est un roman tout en finesse et sensibilité : l'auteure entre avec délicatesse dans un pan d'histoire de l'Occupation méconnu et tout aussi détestable. Le décret du 6 avril 1940 est entré sans permission dans les roulottes, l'âme du peuple Manouche, Tzigane, pour fouler du pied un peuple que le pouvoir a toujours voulu sédentariser.

Paola Pigani relate à travers Alba la noirceur des jours passés dans le camp, la noirceur de l'impétigo et de la gale, la beauté de la moindre miette de couleur, de la moindre parcelle de vie, la magnificence d'une fierté âpre et sauvage, l'éclat somptueux des amours naissants.

On rit, on grince des dents, on pleure, on serre les dents et les poings, on retient son souffle et on danse envers et contre tout. Le violon perd des cordes, qu'à cela ne tienne, les chants demeurent et enflent !

Les roulottes et les chevaux deviennent caravanes et voitures, les chemins deviennent routes d'asphalte, le voyage continuera pour certains, pour d'autres il s'arrêtera dans un pavillon ou un appartement HLM car « Alba sent bien qu'il faudrait pas les pousser trop ses enfants pour ressembler aux gadjés. Ca leur plaît d'avoir la télévision, une machine à laver et une carte nationale d'identité. Pour certains, la caravane dans la cour avec des murs tout autour et toujours le même horizon. Ca peut se comprendre la fatigue de voyager, de ne rien laisser derrière soi, de ne jamais savoir pour le temps qui reste. »

 

« N'entre pas dans mon âme avec tes chaussures », un roman qui rend hommage à ceux qu'il est trop facile d'effacer de la mémoire collective, un hommage qui évité l'écueil du pathos et du misérabilisme. Une lecture touchante et belle.

 

Quelques avis

Babelio  Bulle de Manou  Bouquivore  A propos de livres  Liliba  Mes belles lectures  Mademoiselle Maeve 

Le roman était dans ma PAL depuis le confinement de mars dernier.



3 commentaires:

rachel a dit…

Et bin tout un roman sur les camps...vraiment trop forts

Antigone a dit…

Oui, c'est un pan de l'histoire que l'on connaît très peu. Je vois passer cette auteure sur les blogs sans l'avoir jamais lue. Tu sembles conquise. Une jolie sortie de PAL ! ;)

Kathel a dit…

Merci de nous avoir rappelé ce roman. De plus, il est à la médiathèque.